En Europe centrale, la gauche aborde ces élections européennes en position d’extraordinaire faiblesse. Face à la consolidation des régimes autoritaires en Hongrie et en Pologne, les partis sociaux-démocrates peinent à donner consistance à une alternative politique claire et forte. Jean-Michel De Waele[1]Jean-Michel De Waele est un universitaire belge, professeur en sciences politiques au CEVIPOL l’Université libre de Bruxelles, spécialiste des paysages politiques centre-européens. nous livre ici les raisons historiques et politiques d’une telle déshérence et décrypte les principaux enjeux et défis auxquels la gauche centre-européenne devra répondre si elle veut survivre. Entretien.
Les élections européennes 2019 vues par Le Courrier des Balkans et Le Courrier d’Europe centrale |
A quelques jours des élections européennes, les quelques partis centre-européens qui revendiquent leur ancrage à gauche ne sont même pas sûrs d’envoyer des députés à Strasbourg. Existe-t-il encore une gauche en Europe centrale ?
La question est évidemment on ne peut plus d’actualité. En tout cas, on peut déjà être sûr que la gauche fera des scores très faibles, voire anecdotiques lors des prochaines élections européennes dans l’ensemble de l’Europe centrale.
La gauche partisane, organisée autour de formations politiques ou d’organisations syndicales puissantes est quasi-inexistante dans la région, même s’il existe une série de partis politiques qui se retrouvent notamment dans le Parti socialiste européen (PSE) et qui sont encore forts, comme en République tchèque, en Slovaquie, en Bulgarie ou encore en Roumanie. Les concernant, la seule question qui se pose est de savoir si ces partis tiennent un discours de gauche, défendent des positions de gauche – y compris selon les critères les plus larges de ce que la gauche veut dire d’un point de vue ouest-européen.
Il existe une tradition de gauche en Europe centrale, mais elle est davantage portée par les intellectuels et les universitaires, et existe à travers certains lieux : les cafés, les centres culturels, notamment.
La gauche européenne a toujours été traversée par des courants différents, que l’on songe à la tradition travailliste en Grande-Bretagne, à la social-démocratie scandinave, au socialisme à la française, au PASOK grec…, mais également à des lignes de fracture idéologiques, organisationnelles entre la gauche marxiste et la gauche réformiste. Partant de là, la question qui doit être posée est celle de l’absence de contribution centre-européenne à la gauche continentale. La spécificité actuelle de la gauche centre-européenne c’est précisément l’absence d’organisation partisane ou syndicale forte, ou du moins pesant quelque chose au point de vue électoral.
La gauche centre-européenne était traditionnellement incarnée par les partis héritiers du parti unique ou des formations sociales-démocrates créées au début des années 90. Dans quel état sont ces organisations ?
Il faudrait évidemment passer tous les partis en revue. Si on regarde spécifiquement les partis héritiers des partis communistes, notamment en Pologne et en Hongrie, il est clair qu’ils sont en très mauvaise posture. En Pologne, l’Alliance de la gauche démocratique (SLD) a disparu du parlement et a des difficultés à renaître, tandis que le Parti socialiste hongrois (MSzP) pèse entre 10 et 15% de l’expression électorale.
En 1989, tout le monde pariait sur la disparition extrêmement rapide des partis issus du parti unique ; on disait alors que c’était une question de temps, de générations, que les vieux allaient voter encore pour eux, et que petit à petit la question de leur présence dans le jeu électorale s’atténuerait naturellement. Or ces formations sont très rapidement revenues dans le jeu électoral dès le milieu des années 1990, en tenant un discours de partis modernisateurs et très proeuropéen. Tous les partis sociaux-démocrates, y compris ceux nés au début des années 1990, se sont imposés comme pouvant le mieux assurer l’intégration à l’Union européenne et à l’Otan, ce qui leur a d’ailleurs permis de remporter des succès électoraux assez considérables à l’époque.
« L’idée qu’on peut réformer la société n’était en tout cas pas du tout portée par les partis communistes »
Ce contexte particulier n’a pas vu naître un clivage gauche-droite modelant le paysage politique comme ailleurs en Europe, mais ce retour rapide au pouvoir des ex-communistes a aussi empêché le renouvellement du personnel politique et conséquemment la naissance d’une réflexion de gauche sur les thérapies de choc libérales et sur la façon d’amortir socialement les effets de la transition.
Les partis communistes – et ensuite leurs partis héritiers – étaient des partis de l’ordre, de gouvernement, de pouvoir, pas du tout des partis de contestation ou de réforme. Même si on pourrait longtemps discuter des différences locales entre la gauche et la droite centre-européennes, l’idée qu’on peut réformer la société n’était en tout cas pas du tout portée par les partis communistes. Or une gauche qui ne veut pas changer les choses, qui n’est pas porteuse d’espoir, d’amélioration sociale et de plus d’égalité, eh bien ce n’est évidemment pas la gauche. C’est une contradiction à laquelle ces partis n’ont jamais réussi à faire face.
En dehors des partis politiques, la gauche n’a pas non plus pu puiser dans un vivier militant conséquent, ce en raison de purges menées pendant la période communiste et de l’absence d’une tradition contestataire autonome. Quand les partis socialistes ont accédé au pouvoir, il n’y avait donc pas de militants syndicaux, de responsables d’association, de personnalités ancrées dans la classe ouvrière ou dans la classe moyenne et les employés. Il y a évidemment toujours des exceptions, comme Karol Modzelewski qui incarnait l’aile gauche de Solidarność, mais elles sont restées très minoritaires. Au contraire, les cadres politiques de ces partis héritiers étaient des dirigeants d’entreprises de l’ancien régime, lesquels avaient privatisé à leur profit une partie des biens de l’État, et étaient de ce fait assez éloignés de la base sociale naturelle de la gauche.
Comment expliquez-vous la faiblesse structurelle de la gauche en Europe centrale ? Le philosophe Gáspár Miklós Tamás évoque un « problème logistique » des organisations pour arriver au pouvoir… Partagez-vous ce constat ?
J’ai donné des éléments de réponse sur la faiblesse structurelle de la gauche centre-européenne, à laquelle on peut ajouter l’absence de l’héritage de mai 68, c’est-à-dire le legs apporté par tous ces mouvements qui ont fait émerger toute une série de revendications qualitatives. Il en va des revendications sur les droits des femmes, le pacifisme, l’antipsychiatrie, la remise en question de l’ordre, de la pédagogie traditionnelle, le début d’un discours sur la libération sexuelle, etc., ou encore toute une série de questions sur la démocratie, que ce soit en entreprise, à l’université, à l’école, dans les familles, sans oublier bien sûr la mouvance verte, indissociable de cette période. Rien de tout ça n’a irrigué le logiciel de la gauche centre-européenne qui est revenue au pouvoir dans les années 1990.
La faiblesse idéologique de la gauche d’Europe centrale est indissociable d’une réalité historique têtue. Même s’il existait une gauche puissante dans les pays tchèques au début du XXe siècle, ce n’était pas le cas de la Hongrie de l’entre-deux-guerres, ni des autres pays de la région, et que dire alors de la Roumanie et de la Bulgarie. Il faut bien dire qu’il n’y a pas en Europe centrale la même tradition historique profonde qu’en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Belgique et dans les autres États d’Europe occidentale.
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Pour revenir à la question, je ne pense pas que la question du « problème logistique » suffise à comprendre la situation présente. Ce qui se pose comme question, c’est celle de l’incapacité de transformer la pensée de gauche existante – façonnée par les intellectuels notamment -, ou bien les quelques mouvements contestataires de ces dernières années en mouvement politique. En Pologne, les femmes sont descendues dans la rue pour protester contre la politique du parti Droit et justice (PiS) sur l’avortement, en Roumanie la population a manifesté contre la corruption du Parti social-démocrate (PSD). Car s’il existe bien des manifestations, des protestations et une tradition intellectuelle, tout cela ne structure pas véritablement de mouvement politique. Les intellectuels restent très isolés du reste de la société, aiment beaucoup parler de l’horizontalité de Podemos et de la situation vénézuélienne, mais n’entretiennent pas de relations profondes avec les gens des petites villes de Pologne, de Tchéquie ou d’ailleurs. Ce milieu est éminemment sympathique, mais son impact sur la société est très faible.
Ce sur quoi il faut, à mon sens, insister, c’est la disparition totale de la question sociale dans les discours et les pratiques politiques ; et c’est aussi très vrai en Europe occidentale. Là où les situations des gauches ouest et centre-européennes se rejoignent bien, c’est dans l’idée que l’on considère désormais les sociétés européennes non réformables, que l’on ne peut plus lutter contre les inégalités, que le logiciel néolibéral a mangé tous les esprits. Certes, les organisations sociales-démocrates, que ce soit en France ou Allemagne, ont élargi ces dix-quinze dernières années leurs revendications à des questions très légitimes comme le droit des minorités, les questions démocratiques, mais je crains que ces thèmes-là ne rencontrent que peu d’écho chez ceux qu’on pourrait appeler les perdants de la mondialisation autant que ceux de la transition post-communiste.
Si je soutiens ces élargissements sociétaux en tant que citoyen, je constate que ces combats prennent une partie des sociétés d’Europe centrale à rebrousse-poil et que d’autres enjeux – comme les inégalités sociales ou les très fortes disparités socioéconomiques entre les territoires – restent en revanche sous-investis. Personne de la gauche politique, intellectuelle et militante en Europe centrale n’a de discours sur ces questions-là. Sur les allocations familiales par exemple, l’ultra-conservateur polonais Jarosław Kaczyński a des propositions plus sociales que les sociaux-démocrates du SLD. Ces questions de droit au travail, de qualité du travail, de salaires minimums, et les autres sujets qui frappent les travailleurs centre-européens me semblent très absents de ce qui peut exister comme gauche en Europe centrale.
Dans les pays où la gauche est au pouvoir, les partis socialistes ne font que reproduire les mêmes schémas autoritaires du Fidesz et du PiS… Comment expliquez-vous cette dérive ?
Je dirais pour commencer qu’il faut faire attention au nominalisme. Ce n’est pas parce qu’un parti met dans son nom qu’il est « social-démocrate », que c’est effectivement le cas. Je pense ici à des partis dont l’appartenance à la gauche est très contestables, comme c’est le cas du PSD roumain, du BSP bulgare, des sociaux-démocrates du Smer-SD slovaque. Leur adhésion au Parti socialiste européen (PSE) a été à un moment une réponse à l’attitude de la grande formation conservatrice rivale – le Parti populaire européen (PPE) – qui avait ouvert ses portes à absolument tout le monde en Europe centrale et orientale. Les leaders du PSE ne sont ni stupides, ni aveugles, ni sourds ; ils avaient simplement peur de se faire trop distancer et ont même rêvé un temps devenir le premier groupe politique européen.
C’est vrai que rien de ce que font ces partis ne les rattache à la gauche. Ils votent ou ne suppriment pas la flat tax quand elle existe, ils ne travaillent pas avec les organisations syndicales, ils ne mènent aucun combat sur les droits des minorités sexuelles ou autre, ni sur l’élargissement de la démocratie, ni sur le front environnemental, encore moins sur les questions des migrants et des réfugiés. Ces partis sont en roue libre électorale, car il n’existe pas de « gauche de la gauche » en Europe centrale et les partis écologistes y sont extrêmement faibles. La pression syndicale est également très lacunaire, car les organisations de travailleurs n’ont pas davantage réussi leur transformation que les partis issus du parti communiste.
J’aimerais ajouter que la gauche centre-européenne pâtit également d’une crise plus générale qui touche l’ensemble des gauches du monde occidental pris très largement. Difficile de consolider une sociale-démocratie centre-européenne déjà très fragile lorsque les rapports de force entre syndicats et patronat sont très déséquilibrés partout en Europe.
Les partis de gauche ont-il un message à l’heure actuelle à opposer aux nationalistes autre qu’agiter la peur de la sortie de l’UE ? Quel « droit d’inventaire » font-ils sur leurs années au pouvoir ?
Le problème des partis sociaux-démocrates est qu’ils n’ont plus rien à proposer depuis que leurs pays sont entrés dans l’Union européenne, et que le souvenir de leurs victoires passées renvoie à l’époque de l’imitation du blairisme triomphant, c’est-à-dire au social-libéralisme avec toutes ses limites et contradictions, notamment sur la question sociale.
En Europe centrale, les partis de gauche restent attachés à l’Union européenne parce que celle-ci a un rôle de garde-fou dans un contexte de montée des autoritarismes, de remise en cause d’un certain nombre d’acquis démocratiques, d’attaque frontale face à des droits sociaux, comme on l’a vu récemment en Hongrie. Aux yeux de ces partis, l’UE est un facteur important de maintien dans un cadre de régime démocratique, même défaillant. Mais leur grande faiblesse est que ces partis ne proposent rien d’autres que l’horizon européen. Il veulent organiser l’alternance mais pas l’alternative politique.
Ce qui a coûté extrêmement cher à la gauche centre-européenne, c’est également de ne pas avoir suivi l’exemple des socialistes portugais et espagnols, qui avaient profité de l’adhésion de leurs pays à l’ancienne Communauté économique européenne pour moderniser leurs sociétés et livrer des combats pour les réformer, même modestement, même en cédant eux aussi aux sirènes néolibérales. Ils sont parvenus à faire vivre une différence avec la droite sur les questions socio-économiques, notamment en favorisant le dialogue social et en poussant certains thèmes de société, comme le droit à l’avortement par exemple. Si on regarde par exemple la Pologne, il est extraordinaire de constater que les socialistes polonais n’ont jamais cherché à faire progresser les droits des femmes alors qu’ils étaient dominants électoralement et qu’ils auraient pu compter sur des relais au sein de la société.
Tous les pays d’Europe centrale sont confrontés à l’émergence de partis fondés sur des clivages générationnels et qui se revendiquent d’une « troisième voie » (Momentum, Wiosna, les Pirates, la Slovaquie progressiste…). Pourquoi la gauche ne parvient-elle pas à capitaliser sur le rejet des pouvoirs en place ?
Je pense que ces partis ont effectivement des liens à la gauche, parfois implicites, parfois revendiqués. Cette « troisième voie » conteste souvent l’organisation générale du capitalisme tel qu’il se met en place en Europe centrale et peut fournir a minima des futurs alliés d’une future gauche de gouvernement.
Mais j’aimerais apporter une mise en garde importante. On n’en est pas aux premiers exemples de mouvements qui remportent un succès électoral important après leur naissance, et qui disparaissent ensuite assez rapidement. Il faut donc être assez prudents. Je pense ici à l’exemple du mouvement polonais Palikot, très offensif sur la question laïque et dont on a cru qu’il pourrait s’installer dans le temps et qui s’est volatilisé, car il s’est avéré que c’était davantage le parti d’un homme qu’un vrai parti politique.
Ces partis – c’est certainement moins vrai pour les Pirates tchèques – sont souvent structurés autour d’une figure charismatique, ce qui est d’ailleurs dans l’air du temps partout en Europe. Mais il faut s’assurer que ces figures charismatiques soient la partie émergée d’un véritable mouvement social et pas socialement l’indicateur d’une grande fluidité électorale, comme c’est le cas en Europe centrale. Le paysage politique est loin d’y être stabilisé et connaît encore beaucoup de changements à l’échelle des organisations structurant la vie politique. Celles-ci viennent, partent, changent de nom, sont remplacées par d’autres. Si beaucoup de mouvements naissent dans l’opposition hongroise, tchèque, slovaque ou polonaise, il reste à faire la démonstration de leur installation durable, qui consiste à survivre à la fois aux défaites comme aux victoires électorales.
Contrairement aux partis éphémères de droite, structurés comme des « partis business » autour d’oligarques qui financent et dirigent tout en leur sein, les partis de troisième voie mettent tout de même l’accent sur des questions de fond, comme les droits des minorités, les libertés numériques, la transformation du travail, le droit au logement, etc… Ma crainte, c’est que nous ici – Occidentaux – avons tendance à donner trop d’importance à ces forces émergentes, parce que nous y projetons nos propres espoirs de naissance d’une gauche nouvelle, et que nous participons ainsi à la création de chimères. Ma grande expérience des paysages politiques d’Europe centrale me rend prudent quant à la question de l’enracinement de ces partis dans le paysage politique, mais ils sont effectivement peut-être le signe d’une façon de la gauche de se réorganiser différemment.
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Dans cette famille politique, on pourrait parler spécifiquement des écologistes, une mouvance très faible régionalement, malgré les catastrophes environnementales que connaît l’Europe centrale. Il y avait bien les Verts tchèques qui nourrissaient beaucoup d’espoirs mais ils se sont rapidement discrédités en nouant des alliances à bas prix avec n’importe qui. Quant aux mobilisations environnementales, réelles, comme contre un projet minier à Roșia Montană (Roumanie) ou contre le barrage de Gabčíkovo-Nagymaros sur le Danube, l’absence du legs de mai 68 que j’ai déjà évoqué n’a pas débouché sur une écologie politique. Par ailleurs, les traditions de rapport à la nature dans la région peuvent tout à fait valider des visions de droite autant que des visions de gauche. Certains conservatismes idéologiques liés à la défense de l’environnement peuvent même très bien s’inscrire dans une forme de rejet du capitalisme, de défense du territoire national ou dans une volonté de retour en arrière.
Plus largement, la question des mobilisations pour la qualité de vie sont des exigences qui sont portées par des groupes sociaux peu importants aujourd’hui en Europe centrale. On les trouve dans les grandes villes, chez mes amis intellectuels, au sein de la gauche progressiste, mais très peu dans le reste de la population pour qui, malgré les progrès socio-économiques, les revendications « qualitatives » ne sont pas encore premières.
Assiste-t-on à la fin du clivage gauche-droite en Europe centrale ?
Si ce clivage a beaucoup marqué l’Europe occidentale, il est historiquement moins structurant des paysages politiques d’Europe centrale, principalement en raison de la prégnance de la question nationale durant l’entre-deux-guerres, y compris au sein de la gauche.
« La question n’est pas tant de savoir qui sont objectivement les gagnants ou les perdants de la mondialisation et de la transition post-communiste, mais quels groupes se perçoivent comme tels »
Si cette ligne de partage est aussi de plus en plus remise en cause à l’ouest, il existe toujours de mon point de vue une gauche et une droite. Il y a des moments où ce clivage est plus saillant, plus lisible, où les sociétés, les militants ont plus de conscience de son existence et il y a des moments où les tensions sociales s’organisent sur d’autres questions. Aujourd’hui, le clivage semble s’organiser autour d’un antagonisme « perdants/gagnants » de la mondialisation ; « nationalistes/cosmopolites » ; « ouvert/fermé » – il y a beaucoup de termes qui circulent dans la littérature.
La question n’est pas tant de savoir qui sont objectivement les gagnants ou les perdants de la mondialisation et de la transition post-communiste, mais quels groupes se perçoivent comme tels. Dit autrement, il y a des groupes sociaux qui, en Europe, voient dans ces transformations socioéconomiques des opportunités, et des groupes sociaux qui y voient des objets de crainte. Je pense que c’est ce clivage-là qui est en train de brouiller tous les autres clivages existants. C’est d’ailleurs le clivage sur lequel joue tant le président français Emmanuel Macron contre Marine Le Pen. Et dans lequel sont à l’aise Viktor Orbán en Hongrie, Jarosław Kaczyński en Pologne.
Ce nouveau clivage met à mal la gauche, parce qu’une partie des électeurs de gauche se retrouve parmi les perdants et votent pour des partis autoritaires, nationalistes, qui condamnent la mondialisation et l’européanisation.
On sent à l’ouest comme à l’est de l’Europe poindre des synthèses nouvelles à gauche, incarnées par Jeremy Corbyn ou Yannis Varoufakis. Quelle partition peuvent jouer les partis d’Europe centrale dans le renouvellement de la gauche européenne ? Quel peut être leur legs, leurs leçons, à une telle recomposition ?
Les thèmes mis en avant par ces partis de troisième voie devraient être des moteurs pour construire une gauche moderne en Europe centrale, mais la social-démocratie européenne n’a pas toujours été favorable à cette modernisation sur les questions de société, aux combats « qualitatifs » évoqués plus haut. Si par exemple les sociaux-démocrates allemands et les socialistes belges ou français sont aujourd’hui tant portés sur les questions environnementales, il a fallu la pression exercée par les partis Verts. La social-démocratie doit jouer un rôle d’éponge des luttes, des combats, des mobilisations sociales et surtout produire une offre politique qui concilie les intérêts des plus démunis socialement avec ceux des diverses minorités, qui lie l’enjeu social et écologique, etc.
C’est historiquement au sein de la social-démocratie que s’élaborent ces synthèses qui vont dans le sens de l’élargissement à des problématiques nouvelles, et donc j’ai quelques doutes sur le fait que les petits partis de troisième voie puissent devenir eux-mêmes les futurs partis pivots à gauche, même si c’est bien sûr une hypothèse qu’il ne faut pas exclure.
Pour peser, ces partis doivent en tout cas régler un problème de taille : sortir des lieux de la pensée intellectuelle et aller discuter avec le reste de la population. Je pense que la gauche en Europe centrale est de ce point de vue sous-politisée : elle ne fait pas assez de politique, elle n’est pas assez présente sur le terrain. Elle ne fait pas de porte à porte durant les périodes électorales, elle n’est pas assez présente dans les entreprises, pas assez présente dans les villages. Il est extrêmement compliqué d’imaginer un avenir radieux en Europe centrale si cette gauche n’est pas ancrée dans les territoires et la société.
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Quels défis reste-t-il à relever à cette gauche bien mal en point ?
Il faut que la gauche d’Europe centrale réponde clairement à trois questions majeures : 1) son rapport au social et à la défense des perdants des transitions économiques et politiques de ces trente dernières années, en intégrant bien sûr tous les publics, y compris les Roms, afin de construire une social-démocratie inclusive ; 2) son rapport à l’Europe car il ne suffit pas de se proclamer proeuropéens mais préciser le type d’Europe qu’on veut, et surtout investir et transformer les institutions européennes dans le sens de plus de démocratie, de justice sociale, d’écologie. La question européenne passe aussi par la nécessité d’éclaircir le rapport à la nation. En Europe centrale, la question nationale est trop souvent vécue en contradiction avec la question européenne, alors que ce n’est pas contradictoire en soi.
3) L’enjeu de l’organisation me semble aussi central. Comment faire de la politique au XXIe siècle ? Avec quel rapport à la démocratie, quel rôle dévolu aux partis politiques ? Par ailleurs, je ne connais pas de gauche sans militants. C’est là où le bas blesse dans la région : le militantisme, ça s’apprend, ça ne vient pas de nulle part. En Europe occidentale, il y a souvent eu de grandes traditions familiales par lesquelles les savoir-faire se transmettaient : comment faire des manifestations, tenir un service d’ordre, ne pas se faire attraper par la police… Est-ce que les mouvements de gauche, réformistes, ou de troisième voie, peu importe le nom qu’on leur donne vont être capables, en Europe centrale, de faire naître ce militantisme, ce don de soi, ce don à l’organisation, ce don à la cause. Les églises dans la région ont très longtemps été capables de le faire, je ne vois pas de raison pour laquelle ce serait impossible de le faire du côté des partis de gauche. Je suis assez peu convaincu par des arguments culturalistes qui diraient qu’en Europe centrale on ne ferait pas de la politique de cette façon-là.
Alors tout ça, ce sont évidemment de très beaux thèmes de colloques et de séminaires, que d’autres que moi peuvent alimenter, mais je pense qu’on ne va pas assez loin. Je pense qu’il manque un travail collectif autour de toutes ces questions ; pas seulement un travail aux échelles nationales. Je pense que le désintérêt en Europe occidentale pour l’Europe centrale est liée à la fatigue de la gauche de l’ouest par rapport à celle de l’est, laquelle ne produirait non seulement aucune force d’appoint, mais ferait au contraire émerger des Orbán et des Kaczyński. Il ne faut pas que nous – occidentaux – allions « leur » apprendre, avec une attitude de colons, leur dire comment et quoi faire, mais reprendre un travail de réflexion collective avec nos amis, lequel a un peu trop disparu du champ académique et intellectuel, ce qui est toujours mauvais signe, me semble-t-il.
Europe centrale. Où le populisme de droite est devenu « l’establishment »
Notes
↑1 | Jean-Michel De Waele est un universitaire belge, professeur en sciences politiques au CEVIPOL l’Université libre de Bruxelles, spécialiste des paysages politiques centre-européens. |
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