Filip Novokmet & Pawel Bukowski : « L’importance des capitaux étrangers en Europe centrale peut avoir des conséquences politiques significatives »

Les capitaux étrangers font encore la pluie et le beau temps en Europe centrale. Comme le rappellent les économistes Filip Novokmet et Pawel Bukowski dans cet entretien, le modèle de convergence Est-Ouest profite encore largement aux multinationales occidentales. Les populations ne bénéficient qu’à la marge de la vitalité économique régionale, car les profits générés ne restent pas dans les pays concernés. Face à cela, le patriotisme économique brandi en Hongrie puis en Pologne ne fait que déplacer les problèmes.

Filip Novokmet
Pawel Bukowski

Entretien avec Filip Novokmet (École d’économie de Paris), qui a soutenu au mois de décembre 2017 une thèse sur l’évolution des inégalités en Europe de l’Est sous la direction de Thomas Piketty[1]Entre communisme et capitalisme : essais sur l’évolution des inégalités de revenus et de patrimoines en Europe de l’Est 1890-2015. Présentée et soutenue publiquement à Paris le 11 décembre 2017 par Filip Novokmet. Sa thèse est consultable ici au format pdf., et Pawel Bukowski, docteur en économie chercheur à la London School of Economics.

Thomas Piketty a publié sur son blog un graphique montrant que les flux d’argent sortants d’Europe centrale sous la forme de profits et de revenus de la propriété sont nettement supérieurs aux transferts de l’UE[2]Article publié sur le blog de Thomas Piketty au mois de janvier 2018, l’année de l’Europe.. Pouvez-vous nous le commenter ?

Le graphique montre l’essence même du modèle de développement de l’Europe centrale et orientale post-communiste qui a été fondé sur l’intégration politique et économique à l’Union européenne. Toute la stratégie de convergence de ces pays a été basée sur l’afflux de capitaux étrangers. Cette stratégie a joué un rôle clé dans la création d’emplois, de nouvelles technologies et de savoir-faire, améliorant la productivité et contribuant à la restructuration des économies. De l’autre côté, les capitaux étrangers, en provenance principalement d’Europe occidentale (et plus particulièrement d’Allemagne), ont été attirés par une main-d’œuvre relativement bon marché et qualifiée, un faible taux d’imposition sur les sociétés, la proximité géographique et un faible risque institutionnel grâce à l’intégration européenne.

Ce modèle a eu un certain succès, puisqu’il a permis une augmentation des PIB par habitant, l’indicateur de niveau de vie le plus couramment utilisé. Toutefois, cela ne dit rien sur la distribution de cette croissance. Le niveau élevé des investissements directs étrangers (IDE) a contribué à la croissance du PIB, car il a créé de nouveaux emplois et augmenté la productivité, mais en même temps cela impliquait qu’une part importante des bénéfices générés soit destinée aux investisseurs étrangers. Donc, s’il ne fait aucun doute que le « gâteau » a grossi, la question est en fait de savoir comment il a été partagé et dans quelle mesure la croissance a profité aux ménages moyens.

La façon la plus intuitive d’appréhender ce compromis est de comparer l’évolution de la productivité réelle avec celle des salaires. L’augmentation de la productivité est le seul véritable moyen d’augmenter le niveau de vie à long terme, puisqu’elle se traduit généralement par une augmentation des salaires réels pour la majorité des gens. Or, en Europe centrale, la croissance des salaires moyens est restée inférieure à celle de la productivité : il y a eu une « dissociation » entre le potentiel d’élévation du niveau de vie et sa hausse réelle. La figure 1 (la rangée supérieure) de nos travaux en cours illustre les cas de la Pologne, de la République tchèque et de la Hongrie, où la hausse cumulée de la productivité du travail a dépassé la croissance cumulée des salaires réels. Bien que les travailleurs aient profité d’une amélioration significative de leur revenu réel, ils ont reçu une part relative de leur production de moins en moins grande.

Par définition, l’augmentation de l’écart entre la productivité et les salaires se traduit par une diminution de la part des revenus du travail dans le revenu total des entreprises. En d’autres termes, les gains de productivité vont de plus en plus dans les poches des détenteurs des capitaux que dans celles des travailleurs. Et cela de manière disproportionnée pour ce qui est des propriétaires étrangers, les données montrant que la part des revenus du travail des entreprises étrangères est nettement plus faible (Figure 1, la dernière rangée). On peut avancer diverses raisons pour expliquer cette diminution de la part du travail : la technologie axée sur le capital, la mondialisation, l’érosion du pouvoir de négociation des travailleurs face à la financiarisation.

Figure 1 : évolutions de la productivité (en vert) et des salaires moyens (en gris) en Pologne, République tchèque et Hongrie.

Mais cela veut dire aussi que l’importance des capitaux étrangers en Europe centrale peut avoir des conséquences politiques significatives, en particulier en ce qui concerne leur impact sur les inégalités. Ces défis devraient être pris en compte, si l’on se réfère au scénario décrit par Thomas Piketty dans Le capital au XXe siècle selon lequel l’accumulation du capital conduit à une augmentation de la part du capital et, à son tour, à des inégalités croissantes. Sauf qu’ici les revenus du capital reviennent aux capitalistes étrangers et non pas domestiques. Sinon, selon un scénario moins « naturel », Piketty a laissé entendre dans sa récente chronique dans Le Monde que les parts de capital élevées découlent en partie du pouvoir de marché plus élevé. A cet égard, les importantes sorties de capitaux traduisent également des marges bénéficiaires excessives, et la comparaison entre les sorties de capitaux et les entrées de fonds de l’UE peut alors être considérée dans une perspective coûts-avantages, comme le montre le graphique.

Comment s’en sort l’économie domestique face aux entreprises étrangères ?

La tendance générale qui se dégage dans ces pays suggère que le pouvoir des entreprises étrangères explique la baisse de la part des revenus du travail dans le revenu total des entreprises. La productivité beaucoup plus élevée des entreprises étrangères en Europe centrale (voir le tableau 1, la rangée du bas) leur a conféré un grand avantage concurrentiel et une puissance considérable. Cela se traduit également dans le processus de fixation des salaires, qui permet aux entreprises étrangères de maintenir des salaires bas et d’obtenir des marges bénéficiaires plus élevées. Avec ces bas salaires en Europe centrale et en ayant à l’esprit que cette région est celle de l’UE qui a le plus faible pouvoir de négociation, la pression à laquelle les entreprises étrangères sont confrontées pour la hausse des salaires est faible. Les multinationales peuvent donc payer un salaire légèrement supérieur à celui des entreprises nationales, mais toujours bien inférieur à ce qu’elles pourraient potentiellement payer.

De façon générale, le pouvoir des entreprises étrangères n’a pas été remis en cause par le secteur domestique, qui se caractérise par une productivité relativement faible et qui est souvent confronté à des fortes contraintes (investissements élevés, économies d’échelle, recherche et développement, etc.). Etant insérées dans des chaînes de valeur mondiales, les entreprises étrangères ne construisent pas une chaîne d’approvisionnement dans les pays d’accueil, ce qui limite les retombées de la productivité pour les secteurs domestiques. Et c’est là que réside, à notre avis, le principal défi du modèle de développement actuel : il semble que le secteur domestique est resté à la traîne parce qu’il se caractérise par des petites entreprises et une faible productivité.

On craint donc de plus en plus que le modèle de convergence fondé sur l’investissement étranger ne s’essouffle et qu’il ne puisse déboucher que sur le « piège du revenu intermédiaire ». En d’autres termes, des voix s’élèvent pour dire que la région risque de rester bloquée dans son rôle de centre de fabrication à bas coût de l’Union européenne, spécialisé dans les activités à faible valeur ajoutée dans les chaînes de valeur mondiales. La croissance durable est difficile à atteindre ici, la région fondant sa compétitivité principalement sur le faible coût de production et l’environnement fiscal favorable aux entreprises. Pour parvenir à la convergence avec les pays à revenu élevé, il ne suffit pas d’importer de la technologie, la clé réside davantage dans une croissance basée sur l’innovation.

« La région risque de rester bloquée dans son rôle de centre de fabrication à bas coût de l’Union européenne, spécialisé dans les activités à faible valeur ajoutée. »

Passons à la question très actuelle des fonds européens qui pourraient être remis en cause pour l’Europe centrale, dans le cadre du prochain budget de l’UE 2021-2027. Une partie des fonds de cohésion profite directement aux grandes entreprises étrangères, dont les bénéfices reviennent ensuite dans leur pays d’origine. Est-il possible de mesurer cette part ?

Voilà qui serait très controversé. Mais nous ne serions pas surpris si cette pratique était répandue, dès lors que les pays d’Europe centrale ont ouvertement tiré profit des fonds de l’Union européenne pour attirer les investissements étrangers. Le paradoxe, c’est que cela pourrait avoir pour effet d’accroître davantage la compétitivité technologique des sociétés étrangères aux dépens du secteur domestique, et se traduirait par un pouvoir de marché encore plus élevé. En outre, la faible utilisation des fonds de l’UE pour la recherche et le développement domestique signifie que le secteur domestique pourrait être encore plus pénalisé par rapport aux concurrents étrangers. Mais il est difficile de saisir empiriquement l’ampleur du problème. Et si le phénomène n’est pas tout à fait transparent, c’est sans doute du fait que cela soulève clairement une question de réputation pour les multinationales. Il y a quelques années, le Financial Times et le Bureau of Investigative Journalism ont fait une étude de cas qui a mis en lumière de grands bénéficiaires des fonds européens tels qu’IBM, Fiat ou même certains producteurs d’armes.

En ce qui concerne le rapatriement des bénéfices effectués en Europe centrale, il faut aussi garder à l’esprit les effets sur l’industrie mondiale de l’évasion fiscale en plein essor. Comme les multinationales transfèrent (artificiellement) une part croissante de leurs bénéfices dans les paradis fiscaux, dans ces flux de trésorerie troubles, on ne sait pas très bien dans quelle mesure les pays d’origine en tirent profit. Après avoir payé très peu voire pas d’impôt sur les sociétés en Europe centrale, les bénéfices sont transférés dans des paradis fiscaux tels que l’Irlande, les Pays-Bas, la Suisse ou le Luxembourg. Les gouvernements des pays d’Europe occidentale ne reçoivent probablement pas grand-chose, voire rien. Cela profite principalement aux actionnaires qui possèdent ces sociétés, ce qui est un facteur explicatif de l’évolution de l’inégalité mondiale.

« Après avoir payé très peu voire pas d’impôt sur les sociétés en Europe centrale, les bénéfices sont transférés dans des paradis fiscaux tels que l’Irlande, les Pays-Bas, la Suisse ou le Luxembourg. »

Vos résultats confirment-ils l’interprétation très politique selon laquelle l’Europe centrale et orientale serait une zone semi-périphérique de l’Union européenne, exploitée par un centre dominant ?

Nous n’irions pas aussi loin, tout du moins du point de vue de la relation noyau-périphérie que l’on fait par exemple dans les théories de la dépendance. Il est important de souligner que le modèle de convergence actuel basé sur les capitaux étrangers n’a clairement pas conduit au « sous-développement » en Europe centrale. Au contraire, la croissance de la région a été assez impressionnante. Un parallèle tentant – pour rebondir sur ce qui a été dit plus haut – est le risque de rester coincé dans un mode de spécialisation au sein de la chaîne de valeur mondiale centrée autour de l’Allemagne en Europe. Les opérations à forte valeur ajoutée – comme la conception, la vente et la commercialisation – sont devenues un domaine du « centre », tandis que la fabrication à faible valeur ajoutée a été délocalisée vers la « périphérie ». Il faut plus d’innovation dans ces différents pays pour les aider à progresser le long de cette chaîne de valeur ajoutée, ils doivent faire un gros effort dans ce sens.

Bruxelles a souvent été diabolisée en Europe centrale comme un outil aux mains de ces intérêts supposés du noyau central à maintenir la région à son état de périphérie économique. A notre avis, c’est exagéré, mais les institutions de l’Union européenne sont souvent responsables de cette impression. Par exemple, ses recommandations de ne pas augmenter les salaires pour maintenir la compétitivité de la région sont souvent interprétées comme une tentative de préserver les intérêts des capitaux étrangers. On peut en dire autant des politiques perçues comme en faveur du fondamentalisme de marché (néolibéral). L’Union européenne devrait plutôt essayer de démocratiser le modèle. Il est possible de rééquilibrer le pouvoir de négociation avec les multinationales par une politique budgétaire plus coordonnée, par exemple sur l’impôt sur les sociétés. En empêchant la « course vers le bas », les gouvernements pourraient investir des recettes fiscales dans une croissance basée sur l’innovation, via l’éducation notamment.

« Bruxelles a souvent été diabolisée en Europe centrale comme un outil aux mains de ces intérêts supposés du noyau central à maintenir la région dans son état de périphérie économique. »

On parle aujourd’hui d’une « repolonisation » de l’économie en Pologne. Tout comme la Hongrie, au début des années 2010, a réduit la part des capitaux étrangers dans certains secteurs de son économie (bancaire et énergétique). Le capital détenu par des étrangers est-il significativement plus important dans les économies d’Europe de l’Est qu’ailleurs dans l’Union ? Les Occidentaux détiennent « environ un quart si l’on considère l’ensemble du stock de capital (immobilier inclus), et plus de la moitié si l’on se limite à la propriété des entreprises« , écrit Thomas Piketty. Pouvez-vous détailler ces résultats ?

Le capital détenu par les étrangers est en effet plus important dans les économies centre-européennes, principalement en ce qui concerne la propriété des entreprises. De nombreux indicateurs macroéconomiques le révèlent, tels que sa part dans la valeur ajoutée brute, les ventes ou les exportations. De même, la valeur marchande totale des sociétés étrangères est supérieure à la valeur marchande totale des entreprises privées nationales en Europe centrale, ce qui laisse penser que les secteurs les plus rentables appartiennent à des étrangers. Comme on l’a vu, cela doit être considéré comme le résultat de la stratégie délibérée de développement où la convergence a été basée sur le capital étranger. La baisse des entrées de capitaux étrangers après la crise mondiale a bloqué – dans une certaine mesure – le modèle de développement basé sur l’IDE et le besoin d’une alternative est devenu plutôt pressant. Le discours croissant sur la « repolonisation » et les tendances similaires en Europe centrale sont en partie dus à ce ralentissement.

« Mais pourquoi devrait-on tenir pour acquis que la « bourgeoisie nationale » serait plus patriote ou que la croissance menée par le pays serait plus inclusive ? »

Mais pourquoi devrait-on tenir pour acquis que la « bourgeoisie nationale » serait plus patriote ou que la croissance menée par le pays serait plus inclusive ? Prenons le cas de la Russie, un pays où il n’a jamais été question d’une augmentation de la participation étrangère. L’inégalité y a explosé alors que les milliardaires et les oligarques supposés loyaux à l’Etat russe réalisent des profits exorbitants et que leur richesse provient souvent du pillage total des ressources naturelles et des réserves de change du pays. Comment peut-on considérer patriotique le fait que les Russes fortunés ont pris autant de richesses financières – placées à l’étranger en offshore – que l’ensemble de la population russe en Russie même ?

En fait, les contours d’un « clientélisme » croissant sont déjà visibles en Hongrie sous son gouvernement populiste-nationaliste, par exemple, dans le secteur des services publics renationalisés ou dans les abus des fonds de l’UE. De même, de nombreuses grandes entreprises nationales des pays du Groupe de Visegrád profitent aussi de rentes protégées par l’État, provenant souvent des services publics et des marchés publics, et utilisent largement l’optimisation fiscale vers les paradis fiscaux.

Le « renouveau patriotique » en Pologne doit également être vu au regard de la forte croissance du revenu national de la Pologne qui n’a pas été particulièrement inclusive. Nous constatons qu’elle a profité principalement aux revenus les plus élevés, tels que les 1 % supérieurs, composés principalement de propriétaires d’entreprises. En fait, le secteur domestique polonais a été plus prospère et plus important que dans les autres pays d’Europe centrale – principalement en raison de la taille plus grande du marché intérieur – et la dépendance vis-à-vis des capitaux étrangers a parfois été exagérée (délibérément). Peut-être parce que les étrangers et les capitaux étrangers sont des cibles faciles pour les attaques populistes.

Terminons en nous penchant sur le développement des inégalités au sein des sociétés d’Europe de l’Est. Thomas Piketty écrit en effet que « si l’inégalité a moins augmenté en Europe de l’Est qu’en Russie ou aux États-Unis, c’est simplement parce qu’une grande partie des revenus élevés des capitaux est-européens est versée à des « étrangers »« . Pouvez développer cela ?

Le fait que les principaux détenteurs de revenus du capital en Europe centrale soient disproportionnellement des étrangers supprime une grande partie des revenus de la propriété de la distribution des revenus interpersonnels (résidents), car la richesse des entreprises est généralement très concentrée et est un facteur d’inégalité important. Comme indiqué précédemment, les sociétés les plus grandes et les plus rentables d’Europe centrale appartiennent à des étrangers et cela peut avoir un impact potentiellement important par rapport à la situation des résidents, comme c’est le cas aux États-Unis ou en Russie par exemple. En d’autres termes, si les propriétaires des plus grandes sociétés de Visegrád étaient des nationaux, l’inégalité serait plus grande.

Gardant cela à l’esprit, la plus grande distribution des revenus en Pologne que dans d’autres pays centre-européens peut s’expliquer par le fait que la Pologne a un nombre nettement plus élevé de grandes entreprises privées nationales. En effet, nous trouvons une plus grande proéminence des revenus du capital parmi les revenus supérieurs polonais que dans les autres pays centre-européens.

Quelles sont les disparités au sein de la région Europe centrale et orientale ?

Au sein de l’Europe centrale, la part des revenus polonais les plus élevés est plus importante que dans les autres pays. Les 1 % les plus aisés en Pologne représentent aujourd’hui autour de 14 % du revenu total, contre un peu moins de 10 % en Hongrie ou en République tchèque (voir Figure 2). En Slovénie, le percentile le plus riche représente entre 6 % et 7 % du revenu total. Nous observons également des différences dans la composition des revenus des groupes à revenu élevé, où la Pologne affiche une part relativement importante des revenus du capital.

Les pays de Visegrád sont cependant beaucoup plus semblables entre eux qu’à leurs voisins orientaux. La Russie se distingue par une inégalité extrême à l’échelle internationale, la part du percentile supérieur se situant autour de 20 %. Malheureusement, nous ne savons pas quel a été le développement dans d’autres pays d’Europe de l’Est, comme en Ukraine, mais sur la base de certaines preuves indirectes, on peut supposer que l’inégalité ressemble davantage au scénario russe.

Quelle est la force motrice derrière ces inégalités ?

Les premières années de transition du socialisme à l’économie de marché ont été caractérisées par l’augmentation de l’inégalité des revenus et de la concentration du revenu privé. L’augmentation générale de l’inégalité salariale est due en grande partie à la décentralisation de la détermination des salaires, car les études supérieures et la productivité sont devenues plus récompensés qu’auparavant. La concentration des revenus du capital est vraisemblablement liée à la création du secteur privé, avec des rythmes, des méthodes et des échelles de privatisation différentes expliquant en partie cette évolution. Enfin, de vastes transferts sociaux ont joué un rôle important dans l’atténuation de la forte augmentation des inégalités en Europe centrale pendant le choc de la transition. C’est là que réside une autre explication de la divergence d’inégalité entre Europe centrale et la Russie, où les transferts sociaux ont été moins étendus et mal ciblés.

Nous faisons le lien entre les évolutions récentes de l’inégalité et les processus associés à la mondialisation, en particulier, comme indiqué précédemment, à sa relation potentielle avec l’augmentation de la part du capital (ou la baisse de la part du travail). Comme les revenus du capital sont généralement inégalement répartis, cette hausse aurait pu être captée par les revenus les plus élevés.

Est-il juste d’affirmer, de façon générale, que les inégalités sont désormais plus prononcées dans les anciens pays socialistes que dans le reste de l’Union européenne ?

Il y a des différences entre les pays, de sorte que la Pologne présente des niveaux d’inégalité similaires à ceux des pays caractérisés par des parts de revenu supérieur plus élevées dans le contexte européen, comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni. D’autres pays de Visegrád présentent des niveaux similaires à ceux des pays d’Europe continentale ou du Sud, tandis qu’un pays comme la Slovénie affiche des niveaux similaires à ceux des pays scandinaves, plus égalitaires. D’autre part, la Russie a connu une augmentation frappante de l’inégalité, qui a dépassé de loin les niveaux européens et a atteint ceux observés aux États-Unis et dans d’autres pays phare en matière d’inégalité.

Figure 2: Evolution de la part du revenu total détenu par les 1% les plus riches, en Pologne, en République tchèque, en Hongrie et en Russie. (Source: World Wealth and Income Database)

Notes

Notes
1 Entre communisme et capitalisme : essais sur l’évolution des inégalités de revenus et de patrimoines en Europe de l’Est 1890-2015. Présentée et soutenue publiquement à Paris le 11 décembre 2017 par Filip Novokmet. Sa thèse est consultable ici au format pdf.
2 Article publié sur le blog de Thomas Piketty au mois de janvier 2018, l’année de l’Europe.
Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).

×
You have free article(s) remaining. Subscribe for unlimited access.