Plusieurs milliers de femmes sont descendues dans les rues des plus grandes villes de Pologne pour protester contre l’interdiction totale d’avorter. Récit de ce «lundi noir».
Varsovie, correspondance – #CzarnyProtest. Le hashtag s’est rapidement répandu sur les réseaux sociaux du monde entier ces dernières semaines, quand l’interdiction totale d’avorter a cessé d’être une vague lubie des milieux ultra-catholiques pour devenir une véritable menace juridique.
C’était le 27 septembre, au Sejm, la chambre basse du Parlement polonais. Deux propositions de loi citoyennes étaient étudiées par les députés, majoritairement issus du parti conservateur et catholique Droit et Justice (PiS), grand vainqueur des législatives d’octobre 2015. La première, à l’initiative du comité «Stop Avortement», dont la pétition a rassemblé un demi-million de signatures, propose une interdiction totale de l’IVG et des peines de prison ferme pour les femmes qui avortent et les médecins qui les aident. L’autre, portée par l’association «Sauvons les femmes», soutenues par 215 000 signatures, défendait une légalisation de l’avortement sans conditions jusqu’à 12 semaines de grossesse. C’est celle-ci qui a été écartée par les parlementaires. Lesquels ont choisi d’envoyer en commission celle de Stop Avortement pour relecture.
L’adoption de l’interdiction totale de l’IVG remettrait en cause le «compromis de 1993», pourtant l’une des lois les plus strictes d’Europe (l’avortement n’est autorisé qu’en cas de danger pour la santé de la mère, maladie grave et irréversible de l’embryon et de viol), satisfaisant une majorité des Polonais. «On se contentera du compromis !», lancent en chœur Marta, Ola, Ania, Ewa et Masza, la trentaine, rencontrées dans les rues de Varsovie pendant la manifestation de lundi. Elles ne se disent pas particulièrement en faveur de l’avortement, mais craignent beaucoup la nouvelle loi. Merzena, 36 ans, est «pro-choix, mais je tiens quand même au compromis : je ne veux pas qu’on me retire ce minimum pendant que je me bats pour avoir plus de droits !»

Ils sont nombreux dans la rue (30 000 à Varsovie, voir ci-dessus), à n’être pas seulement là pour défendre la libéralisation de l’avortement. «Je n’ai pas voté aux élections, ce n’était pas ma priorité. Je le regrette beaucoup et je me sens coupable de ce qui arrive, c’est un cauchemar !», témoigne Zuzanna, 29 ans, designer, venue aussi «pour défendre les droits des femmes et montrer que l’on est pas tous d’accord avec ce gouvernement». Avec son conjoint Aleksander, 27 ans, également designer, ils ont aussi participé aux manifestations du KOD (comité pour la démocratie), lorsque le PiS a pris le contrôle des médias publics. «Cette loi sur l’avortement, c’est un retour en arrière», résume Aleksander.
C’est aussi un profond facteur de division – beaucoup d’éditorialistes pensaient que les deux propositions seraient rejetées afin de conserver le compromis et la certaine stabilité qu’il apporte. «Je suis en colère ! Avant ce projet, je ne l’étais pas, mais ça m’a poussée à sortir dans la rue», admet Ewa, 31 ans. Zuzanna et Aleksander estiment que cette loi «a repolitisé beaucoup de jeunes». Certains couples manifestent main dans la main, parfois avec leur bébé dans la poussette et s’accordent sur tous les détails comme Ewa et Konrad, 27 ans. «Venir manifester était une évidence pour tous les deux, et on signera la prochaine pétition !» Iwona, 57 ans, attend ses trois filles : «Dans la famille nous sommes tous en faveur de la libéralisation. Mon mari n’a pas fait grève, mais il est allé travailler habillé tout en noir». Weronika, 18 ans, est venue avec sa mère Beata, 49 ans, à qui elle ressemble trait pour trait. «C’est pour l’avenir de ma fille que je suis ici. Ce ne sont pas de vieux hommes qui vont décider à sa place !» Deux lycéennes, Ola et Julia, 17 ans, ont attendu la fin des cours pour aller manifester en cachette : «Nos parents sont contre l’avortement, mais ça concerne notre futur !».
Le mouvement Czarny Protest s’est propagé en dehors des frontières, un soutien bienvenu pour les Polonais qui craignent «d’être isolés diplomatiquement», comme Zuzanna. «Le gouvernement va à rebours du reste de l’Europe, dirige le pays comme si c’était une île isolée !» Si la loi était votée, la Pologne deviendrait l’un des pays où la législation sur l’avortement est la plus stricte du monde. Même le Belarus voisin a proposé aux Polonaises de venir subir une IVG gratuitement dans leurs hôpitaux. D’après les associations, elles sont déjà plus de 100 000 chaque année à passer les frontières pour avorter en Allemagne, au Royaume-Uni ou en République Tchèque. «Du moins celles qui en ont les moyens. Les autres risquent leur vie en avortant clandestinement !», précise Merzena, qui travaille avec des gens de toutes nationalités, «tous choqués de voir ce qui se passe ici». Moins de 2 000 avortements sont pratiqués légalement chaque année en Pologne.
«Qu’elles s’amusent !»
Ce «lundi noir», inspiré par la grève des Islandaises en 1975 – faisons comme elles, a invité l’actrice Krystyna Janda : pas de ménage, pas de courses, pas de sexe – était une première. Dans un pays où les grèves sont rares, l’initiative a largement mobilisé, même si elle n’est pas encore chiffrée précisément. Des commerçants ont offert leur journée à leurs employées, des écoles ont fermé, des musées et instituts publics se sont déclarés en grève, des conseils juridiques ont été offerts dans certaines villes. En réaction, certains médias conservateurs et des évêques ont invité les anti-avortement à se vêtir de blanc. Alors que la colère monte et que le PiS perd des points dans les sondages, le ministre des Affaires étrangères, Witold Waszczykowski, a choisi la moquerie : «Qu’elles s’amusent !»