L’histoire du mouvement ouvrier hongrois plonge ses racines dans la longue éclosion du Parti social-démocrate de Hongrie et dans celle du mouvement syndical à la fin du XIXe siècle. Cet essor donne naissance dans l’entre-deux-guerres à une riche contre-culture ouvrière se déclinant dans les foyers de travailleurs, les ateliers d’éducation populaire et les associations de secours mutuel.
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Article publié le 1er avril 2018 dans Mérce sous le titre « Szociáldemokrácia Magyarországon: politika, mozgalom, kultúra ». Traduit du hongrois par Ludovic Lepeltier-Kutasi. |
Un des thèmes récurrents de ces dernières années est l’effondrement de la culture et de la structure politiques mises en place par les partis de la transition post-communiste en Hongrie. En dehors du Fidesz, il n’existe plus de réelle force issue de la période 1988-1990 (l’absence de continuité à l’intérieur du parti et les multiples refondations ne sont pas l’objet de ce papier).
Si nous regardons attentivement autour de nous, il devient clair que ce problème n’est pas simplement hongrois, ni même est-européen. On peut avancer que le changement des relations entre les partis et leurs électorats – même si les partis sont en principe leur émanation – durant les dernières décennies est en réalité un phénomène mondial.
Le fait que les partis soient de moins en moins structurés à partir de leur base les rend logiquement de plus en plus dépendants aux médias et au marketing. En somme, pour s’en tenir à l’approche classique, les partis de masse ne sont pas le genre de parti à se créer du jour au lendemain à partir de rien, avec un nombre minimal d’adhérents. Ce sont le produit d’une longue construction collective, dont l’objet peut être à la fois la défense d’intérêts et l’occupation commune du temps libre.
On pourrait opposer à cette approche le fait qu’elle s’appuie sur des exemples des XIXe et XXe siècles, dont les enseignements ne valent plus dans le monde actuel, dans la mesure où il n’y a plus ni le temps ni l’espace pour ce genre de construction au XXIe siècle. Mais rappelons-nous que l’existence des deux principaux partis à vocation gouvernementale en Hongrie – le Fidesz et le Jobbik – repose sur la mise en oeuvre de ce type de construction collective : le Jobbik a effectivement été créé à partir d’un mouvement hétéroclite, tandis que le Fidesz s’est reconstruit après sa défaite de 2002 sous la forme de « cercles civiques » (polgári körök). Je trouve riche d’enseignement le fait que ces deux partis se soient organisés ou même réorganisés sur cette base collective, si l’on met de côté le fait qu’ils sont définitivement éloignés – sur le plan des valeurs et des idées – du point de vue de l’auteur de ces lignes, mais également le fait que leur « succès » politique ne peut se résumer à cet aspect des choses.
« Dans le troisième tiers du XIXe siècle, le développement industriel et l’urbanisation ont créé en Hongrie les conditions pour que les travailleurs d’un même lieu de production et que les employés ayant la même position sociale soient capables de s’organiser en fonction de leurs intérêts collectifs. »
Pour en venir à l’objet de cet article, j’ai tenu à évoquer cette question des partis de masse car elle est indissociable de l’existence-même de la social-démocratie. Dans le troisième tiers du XIXe siècle, le développement industriel et l’urbanisation ont créé en Hongrie les conditions pour que les travailleurs d’un même lieu de production et que les employés ayant la même position sociale soient capables de s’organiser en fonction de leurs intérêts collectifs. Il s’agissait là des premières organisations ouvrières : l’Association ouvrière de Buda-Pest fut créée en 1868 de manière autogérée par les travailleurs de l’imprimerie, puis un peu plus tard l’Association générale ouvrière, qui se revendiquait déjà socialiste. Si leur objectif premier était la défense de leurs propres intérêts, ces organisations avaient aussi – sous l’influence de [Ferdinand] Lassalle[1]Ferdinand Lassalle, né le 11 avril 1825 à Breslau, mort le 31 août 1864 à Carouge, est un homme politique allemand, théoricien socialiste et écrivain. – des ambitions politiques qui reposaient sur la création de coopératives de production étatisées destinées à soulager les conditions de travail, sur l’obtention du droit de vote universel, mais aussi sur la liberté d’association et de réunion.
A l’aube de la modernité hongroise, la société ouvrière se structura alors entre une organisation de masse des travailleurs et la formation d’un parti représentant les intérêts collectifs. Cette situation évoluera tant quantitativement que qualitativement dans les décennies suivantes.
Les aspirations pour représenter la société ouvrière : l’association de travailleurs, le mutualisme, le parti
L’un des premiers changements importants survint lorsque Viktor Külföldi annonça en 1870 au maire de Budapest le lancement d’un bulletin en hongrois et en allemand intitulé « Gazette générale du travailleur » (Általános Munkás Újság), avec pour sous-titre « Organe central du Parti travailliste de Hongrie ». L’Association des travailleurs de Buda-Pest tout comme l’Association générale des travailleurs étaient alors dans une phase de radicalisation progressive et les deux forces se rapprochèrent alors des principes de la Première Internationale ouvrière[2]L’Association internationale des travailleurs (AIT) est le nom officiel de la Première Internationale, fondée le 28 septembre 1864 à Londres au Saint-Martin’s Hall. Créée principalement à l’initiative de travailleurs et de militants français, anglais, allemands et italiens, son objectif premier est de coordonner le développement du mouvement ouvrier naissant dans les pays européens récemment industrialisés. Malgré les répressions gouvernementales, elle connait un succès rapide et se constitue en sections nationales dans plusieurs pays dont la Suisse, la Belgique, la France, l’Allemagne et, à partir de 1867, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, l’Autriche ou les États-Unis. En 1869, un débat divise l’AIT entre partisans de Karl Marx, favorables à la gestion centralisée de l’association et à la création de partis politiques, et les « anti-autoritaires » anti-politiques réunis autour de Mikhaïl Bakounine.. Ces activités attirèrent l’attention des autorités qui procédèrent à de multiples arrestations, lesquelles compromirent l’existence de l’Association générale des travailleurs et rendirent difficile le fonctionnement des autres organisations professionnelles.
Le travail de restructuration fut entrepris par Leó Frankel et Viktor Külföldi mais les divergences de points de vue retardèrent la création d’un parti travailliste unifié. Il faut attendre 1880 pour voir la fondation du Parti général des travailleurs de Hongrie (Magyarországi Általános Munkáspárt, MÁM) avec la fusion du Parti des non-électeurs et du Parti travailliste de Hongrie. L’idée de départ était que cette force unifiée puisse agir sous le nom de « Parti social-démocrate de Hongrie », mais les autorités refusèrent l’utilisation de ce nom, c’est pourquoi le nom de MÁM resta.
Le Népszava, créé alors représente bien cette continuité, dans la mesure où il parût en 1873 avec le numéro 8, reprenant ainsi la sérialisation de la Chronique hebdomadaire du travailleur (Munkás Heti Krónika). Le programme du parti préparé sous la direction de Frankel montre bien l’influence de la Critique du programme de Gotha écrit par Karl Marx en 1875[3]La Critique du programme de Gotha est un texte écrit par Karl Marx en 1875 à la veille du congrès d’unification du mouvement socialiste en Allemagne lors du congrès de Gotha. Ce texte est dans un premier temps confidentiel, et ne sera publié qu’après la mort de Marx en 1891. Derrière la critique du programme de Gotha, c’est une critique de la philosophie et de l’influence de Lassalle qu’opère Marx. Le texte est basé autour de quatre enjeux, le travail, le droit, la lutte des classes et l’État..
On trouvait parmi les principales revendications l’appropriation collective des moyens de production, l’abolition du salariat, l’obtention de libertés politiques (droit de vote universel, liberté de réunion, d’expression et de presse, séparation du clergé et de l’État), l’extension des droits sociaux (10 heures de temps de travail quotidien, pause dominicale, interdiction du travail pour les enfants de moins de 14 ans, protections collectives et fiscalité progressive). Après les succès initiaux, dus en partie à la situation politique intérieure qui avait été défavorable aux organisations de travailleurs, le MÁM ne put se développer, en raison également d’une prise de distance avec le mouvement social. Conscients de la situation, les dirigeants préconisèrent alors un dialogue plus actif entre le parti et le mouvement syndical, qu’un décret ministériel de 1875 rendit plus difficile par l’interdiction – et ce n’est pas un hasard – de la participation active des organisations sociales à la vie politique.
Le MÁM disparût définitivement en 1887 en raison de dissensions internes et d’obstacles objectifs, mais le Parti social-démocrate de Hongrie naquit deux ans plus tard avec une nouvelle direction, suite à la déroute du mouvement social-démocrate autrichien. L’un des piliers de sa stratégie était alors de dire qu’aucun résultat ne saurait être obtenu sans l’appui des organisations professionnelles (associations de travailleurs et syndicats), ce qui revient à dire que le parti reconnaissait désormais que le fait d’agir politiquement au nom de la classe ouvrière signifiait à la fois respecter les mouvements autogérés et mutualistes des travailleurs, mais aussi reconnaître les associations culturelles qui se multipliaient alors sur la base d’une identité ouvrière.

Le nom du Parti social-démocrate de Hongrie (MSzDP) fondé en décembre 1890 renvoie à l’ambition énoncée dans sa déclaration de principe, selon laquelle il s’inscrivait dans le mouvement internationaliste comme une section de la Deuxième internationale, tout en représentant l’hétérogénéité ethnique du mouvement ouvrier (ce n’est pas un hasard si ses organes de presse paraissaient autrefois en allemand). Le principe philosophique de la social-démocratie hongroise fut défini et sanctuarisé en 1903 par le programme politique du parti : celui-ci faisait sien le programme de la Deuxième Internationale – liée originellement à Marx – tout en privilégiant le réalisme politique aux dépends du messianisme révolutionnaire (défense des travailleurs, extension des droits civiques, émancipation culturelle).
Pour faire court, le réveil révolutionnaire ne faisait pas partie de la boîte à outils des sociaux-démocrates : ils ne plaidaient pas pour une une transformation brutale, mais plutôt pour une politique d’orientation réformiste, modifiant en douceur l’économie et la société. N’oublions pas que jusqu’en 1922, le MSzDP n’était pas représenté à l’Assemblée nationale, ce qui le contraignait à un rôle d’opposition extra-parlementaire et à inventer des stratégies politiques alternatives. Traditionnellement, selon les règlements, appartenait au parti celui qui – selon ses moyens – le soutenait financièrement et intellectuellement. On attendait également du membre du parti, même si ce n’était pas gravé dans la pierre, qu’il s’engageât activement, selon son métier, dans un syndicat professionnel et participât aux caisses de solidarité en principe indépendantes.
Pourquoi le mouvement et la culture sont-ils indissociables du militantisme politique ?
Depuis sa création jusqu’à sa transformation en parti parlementaire, les dirigeants du MSzDP et ses adhérents étaient pieds et poings liés, dans la mesure où le parti ne pouvait pas tenir de réunion publique en raison de sa non-représentation à l’Assemblée nationale (les députés seuls avaient ce droit). La période du dualisme[4]Entre 1867 et 1914, l’empire des Habsbourg prend le nom d’Autriche-Hongrie et forme un État qui repose désormais sur une union personnelle par la dynastie régnante de trois ensembles, liés par un « compromis austro-hongrois » ne contraignit donc pas le parti à la clandestinité mais limita néanmoins sa marge de manœuvre. De la même façon, le pacte de Bethlen-Peyer de 1921[5]Le Pacte Bethlen-Peyer a joué un rôle important dans la consolidation de la Hongrie après la Première guerre mondiale. Il fait référence à l’accord entre István Bethlen, Premier ministre de Hongrie et Károly Peyer, président du Parti social-démocrate, signé le 22 décembre 1921. Bien que destiné à être secret, le Népszava le publia entièrement, deux ans plus tard, le 31 décembre 1923, avec l’approbation du MSzDP, portant un sérieux coup au mouvement syndical international. survenu après les révolutions ratées[6]La république des Conseils d’inspiration soviétique et menée par Béla Kun ne dure que 133 jours et s’effondre lorsque les forces roumaines, serbes et nationalistes appuyées par la mission française commandée par Henri Berthelot, occupent Budapest le 6 août 1919 à l’issue de la guerre de l’été 1919., donna d’un côté la légalité au MSzDP mais réduisit de l’autre ses possibilités d’agir. C’est à partir de cet embrouillamini que le mouvement syndical s’affirma à côté du parti, avec une forte base militante et une vie interne plus intense qu’au début du siècle.
Sur la base de statistiques tirées des dossiers de police de l’entre-deux-guerres, György Borsányi estime jusqu’à 220 000 le nombre de travailleurs syndiqués alors dans les organisations proches du MSzDP. Il conviendrait d’ajouter à cela les effectifs totaux des petites factions et groupes clandestins de gauche (les organisations dirigées par Pál Demény, Aladár Weisshaus, Iván Hartstein, les étudiants socialistes, le cercle de travail, l’opposition, etc.) qui ont sans doute atteinte la dizaine de milliers de personnes.
Ces chiffres ne semblent pas si élevés au premier regard. Dans la mesure où la population du pays se situait entre 8,3 et 8,6 millions d’habitants entre 1825 et 1930, dont environ 29% avaient le droit de vote (…), ces données doivent être prises en considération à l’échelle d’une population de 2,4-2,49 millions d’électeurs. Dans ce contexte, les syndicats proches du MSzDP avaient donc sans doute environ 220 000 membres autour de 1930, ce qui est loin d’être négligeable comme socle militant.
« Le but des associations culturelles était de remplir le temps libre de façon utile et collective, en mettant l’accent sur l’idée d’émancipation d’une part, et le développement d’une contre-culture ouvrière spécifique d’autre part. »
Le troisième élément le plus important du monde social était la culture ouvrière au sein du mouvement associatif. En raison des revendications communes du mouvement syndical et du parti, le temps de travail pu baisser lentement mais sûrement, le dimanche non chômé était désormais respecté par les employeurs, ce qui signifie qu’au tournant du siècle, on pouvait vraiment parler de temps libre en dehors du monde du travail. Il est de notoriété publique que l’une des premières associations culturelles créées en 1909 pour se divertir était l’Union des travailleurs contre l’alcool, qui fait que l’on ne pouvait pas consommer de spiritueux au siège des Métallos, construit dans la rue Magdolna comme une maison de la culture pour les ouvriers. En d’autres termes, le but des associations culturelles était de remplir le temps libre de façon utile et collective, en mettant l’accent sur l’idée d’émancipation d’une part, et le développement d’une contre-culture ouvrière spécifique d’autre part.
Le monde ouvrier était traditionnellement exclu de l’une des principales sous-institutions émancipatrices : l’instruction publique. C’est pourquoi il y avait besoin d’éducation populaire pour atteindre ses objectifs politiques et culturels. Les premières bibliothèques et cours de lecture financés par les caisses ouvrières ainsi que les ateliers d’art répondaient justement à ce besoin, et de plus en plus, ils disposaient de leurs propres lieux pour organiser leurs activités : il s’agissait là des premiers foyers de travailleurs. Leur localisation n’était pas forcément dans Budapest, mais surtout en banlieue, tels que le foyer de travailleurs de Újpest, le « Csili » à Pestszenterzsébet, ou dans les quartiers de faubourg (dans le huitième arrondissement, rue Magdolna). On construisit dans les années suivantes un « quartier social-démocrate » dans la rue Conti (de nos jours, Lajos Tolnai), où l’on trouvait le QG du MSzDP bâti en 1909 grâce aux fonds de l’imprimerie Világosság et désormais aussi le siège du Népszava, de sa revue intellectuelle A Szocializmusnak (« pour le socialisme »), et bien sûr toujours de l’imprimerie.
De ce point de vue, la légalité du MSzDP était d’une grande importance car le parti pouvait ainsi fournir des lieux pour les petits groupes clandestins afin qu’ils puissent se réunir, et aussi mettre en place au fil des décennies son propre système institutionnel, grâce aux dons, aux fonds de secours et aux cotisations. Cette infrastructure liée au parti a pu protéger le parti de l’État, mais aussi assurer à ses membres – puis plus tard à l’ensemble du mouvement – une marge de manœuvre théorique et pratique.
Culture et identité ouvrières
Il est indiscutable que l’âge d’or de la culture ouvrière survint dans les années 1920–1930. Nous avons déjà mentionné l’une des causes de cette situation, à savoir le fait que les syndicats ont pu conquérir plus de temps libre face au Capital ; la seconde cause résidait quant à elle dans le fait qu’après l’échec de la république des conseils de 1919, aucun parti de gauche, à l’exception de l’éphémère Parti des communistes de Hongrie d’István Vági (KMP), ne pouvait fonctionner légalement en Hongrie: la condition sine qua non à l’existence du MSzDP était l’adhésion au sévère pacte Bethlen-Peyer.
Dans le cas du KMP, l’action politique publique et l’organisation de grèves cédèrent la place à une forme de conspirationnisme certes romantique mais fort peu efficace, tandis que dans l’arrière-plan culturel et syndical du MSzDP, la thématique culturelle acquit un rôle fondamental.
C’est à ce moment que naquirent et se développèrent des organisations enregistrées, et donc légales, telles que l’Association des randonneurs et des amis de la nature (TTE) ou l’Association ouvrière d’éducation physique (MTE), dont la fonction était en principe d’organiser des activités de loisirs dénuées de dimensions politiques, bien que l’émancipation de la classe ouvrière en matières de sciences naturelles et sociales, le développement de la culture physique et par là même la formation d’une identité ouvrière positive, aient figuré parmi leurs objectifs. Il n’est pas inutile de préciser que le terme « d’ouvrier » ne se limitait en aucun cas à la société ouvrière industrielle, mais qu’il était plutôt synonyme du terme de « travailleur » utilisé par le Capital.

Il n’est pas non plus inutile d’ajouter qu’indépendamment de tout cela, la classe ouvrière comprenait des groupes sociaux écartés du système éducatif, c’est la raison pour laquelle la façon dont ces derniers concevaient l’émancipation culturelle n’était absolument pas anodine. A l’inverse de la grande culture bourgeoise écrite, la culture ouvrière était plutôt de nature orale ; certes, des bibliothèques furent organisées, mais sans formation théorique préalable et sans connaissances linguistiques, assimiler la littérature socialiste n’était pas une tâche facile.
« Dans ce sens, la social-démocratie ne saurait être réduite ni à la politique des partis ni aux mouvements ouvriers organisés, mais contient en elle-même l’idée de secours mutuel et d’émancipation par la culture. »
Les témoignages sur cette période mettent clairement en avant le fait que cette émancipation revêtait dans la plupart des cas une forme collective et de nature orale, plutôt que celle de la lecture solitaire. La forme la plus répandue de diffusion de la littérature traitant de la condition de la classe ouvrière était « la lecture en chœur » (szavalókórus) ; il s’agissait essentiellement de populariser les œuvres d’Attila József, de Lajos Kassák, de Walt Whitman, de Bertolt Brecht et d’autres auteurs, toujours uniquement à l’oral et sous forme collective. De cette manière, il était facile de faire parvenir la littérature propre à la formation d’une identité ouvrière positive dans des quartiers possédant des foyers ouvriers, comme par exemple Újpest ou Pestszenterzsébet. Le programme des chœurs comprenait aussi fréquemment des chansons et le but était que l’audience ne se contente pas d’écouter silencieusement, mais qu’elle prenne activement part au spectacle en réagissant aux messages des textes. Ce n’est pas un hasard si en 1933 le ministère de l’intérieur interdit les lectures en chœur, qui devenaient de plus en plus populaires. A propos de l’organisation géographique de la culture ouvrière, il convient encore de mentionner qu’au-delà des infrastructures urbaines sociales-démocrates et syndicales, elle eut également pour foyers les banlieues possédant des foyers ouvriers, mais aussi –principalement l’été- les lieux de villégiature populaires proches de la capitale, tels que le « Fészek » à Göd et le « Telep » à Horány.
Dans ce sens, la social-démocratie ne saurait être réduite ni à la politique des partis ni aux mouvements ouvriers organisés, mais contient en elle-même l’idée de secours mutuel et d’émancipation par la culture.
Aussi difficiles qu’aient été les circonstances objectives, la social-démocratie eut vraiment du succès lorsqu’elle réussit à rassembler derrière elle de vraies foules et un soutien sérieux, lorsque les mouvements politiques, sociaux et culturels parvinrent à travailler ensemble, lorsque cette contre-culture complexe et composite se fixa de vrais objectifs en matière de politique sociale, d’émancipation et de culture, et les incorpora à la vie de tous les jours, en d’autres termes, lorsqu’elle créa une identité et une conscience positives qui se réinventaient jour après jour.
Notes
↑1 | Ferdinand Lassalle, né le 11 avril 1825 à Breslau, mort le 31 août 1864 à Carouge, est un homme politique allemand, théoricien socialiste et écrivain. |
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↑2 | L’Association internationale des travailleurs (AIT) est le nom officiel de la Première Internationale, fondée le 28 septembre 1864 à Londres au Saint-Martin’s Hall. Créée principalement à l’initiative de travailleurs et de militants français, anglais, allemands et italiens, son objectif premier est de coordonner le développement du mouvement ouvrier naissant dans les pays européens récemment industrialisés. Malgré les répressions gouvernementales, elle connait un succès rapide et se constitue en sections nationales dans plusieurs pays dont la Suisse, la Belgique, la France, l’Allemagne et, à partir de 1867, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, l’Autriche ou les États-Unis. En 1869, un débat divise l’AIT entre partisans de Karl Marx, favorables à la gestion centralisée de l’association et à la création de partis politiques, et les « anti-autoritaires » anti-politiques réunis autour de Mikhaïl Bakounine. |
↑3 | La Critique du programme de Gotha est un texte écrit par Karl Marx en 1875 à la veille du congrès d’unification du mouvement socialiste en Allemagne lors du congrès de Gotha. Ce texte est dans un premier temps confidentiel, et ne sera publié qu’après la mort de Marx en 1891. Derrière la critique du programme de Gotha, c’est une critique de la philosophie et de l’influence de Lassalle qu’opère Marx. Le texte est basé autour de quatre enjeux, le travail, le droit, la lutte des classes et l’État. |
↑4 | Entre 1867 et 1914, l’empire des Habsbourg prend le nom d’Autriche-Hongrie et forme un État qui repose désormais sur une union personnelle par la dynastie régnante de trois ensembles, liés par un « compromis austro-hongrois » |
↑5 | Le Pacte Bethlen-Peyer a joué un rôle important dans la consolidation de la Hongrie après la Première guerre mondiale. Il fait référence à l’accord entre István Bethlen, Premier ministre de Hongrie et Károly Peyer, président du Parti social-démocrate, signé le 22 décembre 1921. Bien que destiné à être secret, le Népszava le publia entièrement, deux ans plus tard, le 31 décembre 1923, avec l’approbation du MSzDP, portant un sérieux coup au mouvement syndical international. |
↑6 | La république des Conseils d’inspiration soviétique et menée par Béla Kun ne dure que 133 jours et s’effondre lorsque les forces roumaines, serbes et nationalistes appuyées par la mission française commandée par Henri Berthelot, occupent Budapest le 6 août 1919 à l’issue de la guerre de l’été 1919. |