Gáspár Miklós Tamás : « En Europe centrale, la gauche a un problème de logistique »

Face au bulldozer (il)libéral, qui se fait de nombreux alliés dans les Balkans, la gauche a bien du mal à exister, même dans les luttes anti-corruption qui se secouent la région. Émigré de Roumanie, d’abord libertaire, un temps libéral, Gáspár Miklós Tamás est devenu une figure de proue du marxisme critique. Entretien.

Nicolas Trifon : En 2013, vous avez salué avec enthousiasme la parution en Roumanie d’un ouvrage intitulé Je suis un homme de gauche. Il faut du courage pour assumer un tel engagement à l’Est, comme vous le faisiez remarquer dans la préface…

Gáspár Miklós Tamás : En effet, les contributions de Vasile Ernu réunies dans ce livre signifiaient un début prometteur. Si l’on pense à une maison d’édition comme Tact, à Cluj, force est de se réjouir de la qualité des travaux critiques publiés dans ce pays. Cela dit, la plateforme CritiqueAtac semble marcher au ralenti depuis quelque temps, et Vasile Ernu être de moins en moins disponible…

« Tous les mouvements anti-corruption sont conservateurs »

Le problème, semble-t-il, c’est l’absence d’un pôle de gauche dans les mobilisations actuelles populaires, plutôt spectaculaires, contre la corruption…

Tous les mouvements anti-corruption sont conservateurs depuis le commencement de l’histoire. Cela ne veut pas dire que ceux qu’ils combattent sont meilleurs ou politiquement différents. Sans doute, ceux qui s’attaquent à la corruption ont raison moralement, mais, en fin de compte, une telle dynamique ne peut avoir que des effets autoritaires, conservateurs.

Non, l’état déplorable dans lequel se trouve la gauche et le chaos généré par l’incapacité de ceux qui s’en réclament d’agir, sont dus à d’autres causes. La gauche a un problème de logistique. Souvent, ses représentants ne passent que quelques mois au pays, travaillent dès qu’ils peuvent comme assistants universitaires ou chercheurs dans les pays occidentaux. Comment mener dans ces conditions une activité suivie et rester en prise avec la réalité, intervenir politiquement ? C’est le cas un peu partout.

« Ici, en Hongrie, c’est le silence. Hormis Budapest, il n’y a pas grand-chose, la production éditoriale est au plus bas. »

Quatre millions de Roumains travaillent à l’étranger. Plus de la moitié des Lettons ont fait pareil, et en Hongrie, où le mouvement est un peu plus récent, 750 000 personnes ont pris le chemin de l’exode, ce qui est pas rien par rapport à la taille du pays. Dans un sens, la Roumanie connaît une certaine dynamique, le développement rapide de certains secteurs et une décentralisation de fait. Il n’y a pas que Bucarest. L’essor de villes comme Cluj, Timişoara ou Iaşi est remarquable, avec des conséquences positives sur le plan culturel. Ici, en Hongrie, c’est le silence. Hormis Budapest, il n’y a pas grand-chose, la production éditoriale est au plus bas.

Pour ceux qui ont connu la Hongrie des quarante dernières années, il n’est pas facile de comprendre la montée de cette peur obsessionnelle des migrants qui s’est emparée du pays, la mentalité de « bunker », un peu comme en Israël…

La Hongrie n’est pas le seul pays touché par ce phénomène. Regardez l’Autriche, j’y ai vécu plusieurs mois. C’est aussi effrayant. Sauf que chez eux, il y a des migrants, contrairement à ici. Israël a des ennemis, mais personne ne menace la Hongrie. Pourtant 82% des Hongrois interrogés sur la question des migrants sont sur la même longueur d’ondes que Viktor Orbán. Dans le même temps, il faut rappeler que les médias et le gouvernement sont dominés par l’extrême-droite.

Il existe un seul programme télé, sur je ne sais combien de chaînes, qui accorde une petite heure par jour à l’opposition. Celle-ci ne s’exprime que sur une radio qui ne peut pas être captée en dehors de Budapest. Les grands titres de la presse ont cessé de paraître, des dizaines de milliers de fonctionnaires ont été mis à la porte, comme en Turquie… Des intellectuels connus en Hongrie, je suis le seul à parler.

Que font les autres, tous ceux qui participaient aux débats si animés avant le tournant Orbán ?

Ils se taisent. Tout simplement. Tristes, effrayés, dépressifs. La situation est bien différente de celle qui prévaut dans les pays issus de l’ancienne Fédération yougoslave où je me rends fréquemment. La veille des élections législatives de juin, j’ai pris la parole en Slovénie sur la place publique, en anglais, tous le monde parle l’anglais dans ce pays, et j’ai eu l’occasion de constater l’existence d’un sentiment antinationaliste assez répandu parmi les jeunes, l’idée yougoslave y restant assez forte, comme en Serbie, un peu moins en Croatie, mais tout de même.

« En règle générale, dans les pays du Sud marqués par la lutte antifasciste, on observe une attitude plus compréhensive envers les migrants qu’ailleurs »

En règle générale, dans les pays du Sud marqués par la lutte antifasciste, on observe une attitude plus compréhensive envers les migrants qu’ailleurs. Je ne pense pas seulement à l’ancienne Yougoslavie, mais aussi à la Grèce, à l’Italie ou à l’Espagne. Plusieurs de ces pays sont d’ailleurs gouvernés par la gauche. J’ai eu ce sentiment aussi en Slovaquie, lors d’entretiens avec des militants qui conservaient un rapport à la résistance antinazie.

Quand vous vous rendez dans l’ancienne Yougoslavie, allez-vous aussi en Voïvodine (où vit une importante minorité hongroise, NDLR) ?

Non, surtout à Belgrade. Les Hongrois de Voïvodine ont pour la plupart émigré en Hongrie, surtout au moment de la guerre, mais aussi auparavant, comme Gastarbeiter en Allemagne par exemple. Ils étaient demi-million, ils ne sont plus qu’une centaine de milliers aujourd’hui. De toute façon, les minorités hongroises dans les pays voisins sont dominées par les nationalistes. En Transylvanie, 99% des Hongrois sont des partisans d’Orbán. On dirait que ce dernier est le Premier ministre non pas de la Hongrie, mais de la Transylvanie.

Dans sa prestation à la rencontre de cet été de Băile Tuşnad, Viktor Orbán a fait des appels du pied à la classe politique et l’opinion publique roumaines favorables au conservatisme, au retour aux valeurs traditionnelles, au respect de la religion dont il se veut le défenseur…

La situation en Hongrie est, à tout point de vue, différente de celle en Roumanie. Prenons la religion, très populaire en Roumanie, alors qu’en Hongrie, les églises sont vides. Le christianisme qui a le vent en poupe est politique, [la hantise contre Soros-> cultivée avec le succès que l’on sait relève de l’antisémitisme le plus éhonté, ce qui ne nuit guère à la relation privilégiée entre Viktor Orbán et Benjamin Netanyahou.

Vous dites 99 % des Hongrois. Mais si on prend le Banat, Timişoara surtout, où les relations entre la majorité roumaine et les minorités hongroise, allemande, serbe, etc. sont encore de nos jours nettement moins tendues, les choses sont différentes. J’ai été choqué en y entendant un ami roumain, militant pour les droits humains de longue date, me dire qu’il estimait davantage un nationaliste fanatique comme László Tőkés que les pontes de l’Union démocrate magyare de Roumanie (UDMR-RMDSz), pour la simple raison que ces derniers étaient corrompus.

Mettons 90% ! Je connais bien László Tökés et toute sa famille de Cluj. Son père était évêque réformé. C’est un garçon courageux, sans aucun sens de l’humour, qui après être devenu célèbre lors des manifestations qui ont déclenché la révolution roumaine, a fini par devenir l’esclave de tout une clique nationaliste de Budapest qui en ont fait une vedette à la télévision hongroise. Vu sa gloire, il aurait pu devenir le président de la Roumanie et, qui sait, faire la paix magyaro-roumaine. Ce n’est pas ce rôle qu’il a choisi. Il n’était pas assez intelligent pour cela. Avec le temps, il s’est montré si désagréable, égoïste et fanatique qu’il est devenu impopulaire même parmi les Hongrois de Transylvanie et la droite l’a abandonné. Rappelons que si les principaux dirigeants de l’UDMR sont des pragmatiques avant tout, les cadres locaux entretiennent avec conviction et succès la fièvre nationaliste de la base.

Nicolas Trifon

Éditeur d’Iztok, revue libertaire sur les pays de l’Est, dans les années 1980, membre de la rédaction de la revue "Au sud de l'Est" et du "Courrier des Balkans". Auteur de plusieurs ouvrages, dont "Les Aroumains : un peuple qui s'en va" (Éditions Non lieu, 2013), "La République de Moldavie : Un État en quête de nation" (Éditions Non Lieu, 2010) et « Oublier Cioran : chroniques roumaines » (Éditions Non Lieu, 2021).

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