Des milliers de femmes ukrainiennes corvéables à merci viennent trimer en République tchèque pour moins de 3 euros de l’heure, afin de rapporter de quoi vivre au pays. Avec la peur de la police en prime. Une enquête de la célèbre journaliste tchèque, Saša Uhlová.
Article de publié de Saša Uhlová publié sur le site A2larm, sous le titre « Jsou tu legálně, ale pracují nelegálně ». |
« Et c’est qui ça, « ils » ? » demandé-je à une femme d’environ 50 ans. Elle lance un regard sur les tables du café à moitié vide où nous sommes assises. Je perçois de l’angoisse dans ses yeux. « Les mafieux« , chuchote-t-elle. « Mais ils sont gentils« , s’empresse-t-elle d’ajouter. Elle regrette visiblement déjà de s’être laissée convaincre de nous rencontrer. « Ils m’ont tout arrangé. Visa, voyage, travail. Et ils me paient. Ils me paieront toujours dans les temps pour le travail« , décrit-elle. Natalia est venue en Tchéquie pour la première fois il y a plus d’un an. Elle s’y est décidée après avoir été incapable de trouver du travail en Ukraine. Elle a d’abord essayé d’obtenir un visa de travail légal par le système électronique Visapoint, mais cela n’a pas marché. « Les créneaux de rendez-vous sont toujours pleins« , dit-elle.
Natalia s’est finalement rendue en Tchéquie grâce à des connaissances qui lui ont indiqué vers qui se tourner. Elle a reçu les coordonnées d’une « agence’ qui s’occupe de tout moyennant en retour une partie du salaire. Combien ? Natalia ne sait pas. Elle-même gagne 70 couronnes tchèques net par heure (2.72 EUR). Elle est maintenant ici avec un « visa polonais’. Elle se trouve donc légalement en Tchéquie, mais elle n’a pas de permis de travail, et s’emploie donc ici dans l’illégalité. Elle n’a pas obtenu par elle-même ce visa d’entrée pour la zone Schengen de l’Union européenne ; ce sont « eux » qui le lui ont fourni. Cela veut dire qu’elle peut passer 90 jours en Tchéquie.
Elle a aussi reçu d’eux un logement et deux emplois. Elle travaille dans la cuisine d’un restaurant et va tôt le matin nettoyer des bureaux. Elle travaille normalement dix heures par jour, avec un jour de congé par semaine. Elle ne se plaint pas des longues heures de travail. Au contraire, elle voudrait pouvoir travailler plus, pour gagner plus, avant de devoir retourner chez elle après trois mois.
Légalement ? Illégalement ?
Quand Natalia marche dans les rues, elle n’a rien à craindre ; mais quand elle est au travail, elle a tout le temps peur que la « police des étrangers’ ne débarque. Pour être en situation régulière, au moins en ce qui a trait au séjour, Natalia doit retourner en Ukraine tous les trois mois. Puis elle attend un nouveau visa et ainsi de suite. Elle exclue de dépasser ces trois mois, sinon « la peur de la police des étrangers que je ressens au travail et qui me prend, je l’aurais tout le temps ! Même la nuit quand je dors. Non, je ne le ferai pour rien au monde« , dit-elle avec conviction. « C’est dur à décrire, mais quand je suis au travail, je suis toujours un peu tendue, comme si j’attendais que ça arrive. »
Elle n’est pas la seule à avoir quitté son pays. Selon les estimations, plus de 100 000 Ukrainiens travaillent en Tchéquie et au total quatre millions d’Ukrainiens sont partis pour chercher du travail. La plupart d’entre eux ne part que temporairement et revient au pays. Les raisons qui poussent au départ 16% des habitants en âge de travailler sont économiques, selon Le centre pour une économie stratégique (une organisation ukrainienne). Selon ce centre, ce flux migratoire est de court terme : la plupart de ceux qui partent gagner de l’argent à l’étranger retournant au pays.
La Tchéquie cherche à l’heure actuelle de la main-d’œuvre ; les employeurs se plaignent de la pénurie et des plans voient le jour pour faire venir des ouvriers de différents pays, comme la Mongolie. Mais il est pourtant presque impossible pour les Ukrainiens qui veulent travailler en Tchéquie d’obtenir des visas de travail. La fameuse « voie polonaise’, appelée ainsi à cause des visas polonais, beaucoup plus accessibles, est un des moyens privilégiés par les Ukrainiens, même s’il n’autorise que le séjour et pas l’embauche.
L’intérêt du public et des médias pour cette voie polonaise a été suscitée par l’affaire Rohlik.cz au printemps 2017[1]Livreur d’aliments achetés en ligne, dont 85 employés ont été arrêtés par la police des étrangers en mars 2017, dont de nombreux Ukrainiens travaillant illégalement avec des visas polonais.. On a débattu un certain temps de la légalité du travail avec des visas polonais, jusqu’à ce que les autorités tchèques n’émettent un communiqué officiel confirmant qu’il est interdit de travailler en Tchéquie avec des visas étrangers. Cela a clarifié la situation, mais les pratiques n’ont pas changé.
À la fin de l’année dernière, le système d’octroi de visas Visapoint a été supprimé et les visas sont à nouveau délivrés par les consulats et les ambassades. Mais on continue à devoir payer [NDRL : des intermédiaires] pour une place dans la file ou pour dégoter un visa. Selon certaines sources, un visa coûte autour de mille euros et selon d’autres, jusqu’à deux mille. Pour les Ukrainiens peu riches, il n’y a pas beaucoup d’autres solutions. En ce qui a trait aux visas polonais, pour Justyna Janowska du Centre multiculturel (MKC), qui surveille la situation depuis longtemps sur les réseaux sociaux russophones, il y a un certain changement. Ainsi, l’offre de visas polonais est de plus en plus vue comme un signe que l’intermédiaire n’est pas digne de confiance. Depuis peu, le chemin ouvert par l’obtention d’un passeport biométrique est préféré ; il permet aux Ukrainiens de partir vers la zone Schengen pour 90 jours, mais ils ne peuvent pas travailler ici. La semi-légalité continue donc.

« La mafieuse » s’en occupe
Madame Ivana a aussi de l’expérience avec les emplois par les visas polonais, elle qui travaille dans l’hôtel comme femme de chambre. Elle est d’origine ukrainienne, mais se présente comme tchèque parce que les Ukrainiennes, ce sont celles qui viennent avec un visa polonais. Dans l’hôtel où elle est employée, il y en a six qui travaillent régulièrement, mais qui doivent se relayer tous les trois mois.
« Elles viennent ici gagner de l’argent pour différentes raisons. Certaines ont un diplôme en architecture, en histoire, en enseignement. Pour avoir un travail dans leur secteur, elles doivent payer et donc elles viennent ici gagner ce qu’il faut« , m’explique-t-elle. D’autres gagnent tout simplement leur vie ainsi. Nombre d’entre elles viennent en Tchéquie parce qu’elles y étaient déjà venues dans le passé, connaissent l’environnement de travail et parlent un peu tchèque, ou bien parce qu’elles ont des amis ou de la famille. Certaines finissent avec le temps par se dire que ce n’est pas avantageux pour elles. « En général, elles partent après trois mois et ont économisé environ 17 000 couronnes (660 EUR). Une enseignante qui a un travail en Ukraine où elle gagne 3 700 hrivens par mois (112 EUR) a compté que ça ne valait finalement pas le coup et a arrêté de venir« , se souvient Mme Ivana. Mais cette femme avait un travail dans son pays, contrairement aux autres.
Madame Ivana a subi plusieurs contrôles de la police des étrangers. « Quand elle arrive, nous envoyons les filles vers la porte arrière. Et quand ils encerclent la maison, alors nous leur enlevons leurs uniformes et nous les enfermons dans une chambre jusqu’à ce que le contrôle soit terminé« . Comme dans le cas de Natalia, les femmes dans l’hôtel où travaille Madame Ivana ne sont pas embauchées.
Elles sont employées par une « donneuse d’emploi ». Je me fais répéter ce mot plusieurs fois, puisqu’il n’est ni tchèque ni ukrainien, mais plutôt un néologisme dont rigole Madame Ivana. « De toute façon nous l’appelons « la mafieuse’, mais elle est gentille avec les filles. » Non seulement elle leur fournit logement, emploi et toutes les formalités comme le visa, mais apparemment elle s’occupe aussi d’elles. Si elles ont un problème, elles peuvent toujours s’adresser à elle et elle les aidera. « Les filles en disent du bien« , prétend-t-elle. Elles reçoivent 75 couronnes net de l’heure (3 euros) au début. Une fois qu’elles font leurs preuves, reviennent une seconde fois et sont travailleuses, elles reçoivent 80 couronnes (3,20 euros). « Alors elles ont plus que moi« , soupire Madame Ivana, qui dirige les filles et travaille elle-même au salaire minimum[2]Un peu plus de 470 euros par mois, ou 73,20 couronnes de l’heure.. Elle négocie depuis peu avec son chef, le gérant de l’hôtel, afin qu’il lui ajoute un petit dessous de la table.
Contrairement à elle, les femmes qui travaillent dans l’hôtel sont payées par la mafieuse. Elles n’ont aucun lien formel avec l’établissement. Leur travail à l’hôtel est dirigé par Madame Ivana et c’est elle qui décide et gère leur temps de travail ; elle les a sous sa gouverne. Elles travaillent en moyenne huit heures par jour, six jours par semaine. « Mais elles voudraient volontiers travailler plus, elles mendient des heures« . […] « Certaines filles s’arrangent un autre boulot avec la mafieuse ; elles gagnent plus et sont contentes. Et puis elles partent se reposer trois mois dans leur pays« , dit-elle avec un peu d’envie dans la voix. Les femmes qui travaillent dans son hôtel peuvent gagner plus à côté comme serveuses, femmes de ménage, cuisinières. Elles vont d’un boulot à l’autre.
L »expulsion comme remède ?
Des actualités sur les migrants illégaux font surface de temps à autre dans les médias. Le combat contre la migration illégale a rendu célèbre Milan Chovanec, ministre de l’intérieur du gouvernement de Sobotka[3]Gouvernement social-démocrate, de 2013 à 2017.. À l’époque, on voyait souvent des titres du genre « Les razzias de la police ont révélé que des centaines d’étrangers travaillent illégalement en Tchéquie ». La démarche habituelle est la suivante : la police des étrangers encercle un bâtiment visé par un contrôle et déporte tous les étrangers n’ayant pas leurs papiers en règle. Madame Ivana se souvient d’une telle opération, puisqu’elle connaissait les femmes tombées dans les filets de la police. La police des étrangers avait alors réussi à attraper 26 femmes ukrainiennes, femmes de ménage dans un bâtiment administratif à Prague. Ils les ont reconduites à la frontière avec une interdiction de séjour en Tchéquie. Une jeune femme a réussi à s’échapper grâce à l’intervention d’un homme qui travaillait là comme fonctionnaire. Il l’a cachée dans son bureau jusqu’à la fin de la descente. Elle y a attendu enfermée. « Quand ça a enfin pris fin, elle est venue vers nous en tremblant et en pleurant, elle était en choc« , se souvient-elle. Cette femme était bouleversée, mais elle avait échappé au pire : la déportation.
D’un côté il y a les gens qui voudraient bien travailler chez nous, de l’autre côté il y a les employeurs qui se plaignent de manquer de main-d’œuvre. Entre eux, il y a un système gangrené par la corruption qui empêche les gens d’obtenir simplement un visa de travail. La question est : pourquoi est-ce que l’État tchèque tente avec tant d’ardeur d’endiguer la migration semi-légale des travailleurs ukrainiens alors qu’il est incapable d’assurer l’accès à des visas pour ces gens qui veulent travailler ici légalement, puisqu’il y a du travail pour eux. On parle beaucoup du manque de main-d’œuvre et des besoins des employeurs tchèques. Comment est-ce que le nouveau gouvernement (nommé en juillet 2018, NDLR) agira, nous verrons bien. Rien qu’avec un accès aux visas de travail sans divers intermédiaires, il serait possible de détruire des structures mafieuses et semi-mafieuses.
Même si l’État tchèque fait un effort pour poursuivre les intermédiaires et les employeurs, ce n’est pas toujours facile car le système est contourné par des chaînes d’entreprises : « L’employeur tchèque se trouve une entreprise en Tchéquie ou en Pologne qui lui promet des travailleurs, mais celle-ci s’en remet ensuite à une autre entreprise, puis à une autre… Pour l’inspection du travail c’est extrêmement difficile, si ce n’est impossible, de mettre à jour tout le système », explique Michal Trčka du Centre multiculturel. Ainsi, les amendes pour travail illégal et les calamités telles que la déportation et les interdictions de séjour de plusieurs mois (et parfois jusqu’à 5 ans) dans l’Union européenne tombent presque toujours sur celles qui sont les victimes de ce système.
Notes
↑1 | Livreur d’aliments achetés en ligne, dont 85 employés ont été arrêtés par la police des étrangers en mars 2017, dont de nombreux Ukrainiens travaillant illégalement avec des visas polonais. |
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↑2 | Un peu plus de 470 euros par mois, ou 73,20 couronnes de l’heure. |
↑3 | Gouvernement social-démocrate, de 2013 à 2017. |