Mardi dernier dans une entrevue télévisée sur la chaîne Hír TV, le chef de file de la gauche hongroise Gergely Karácsony a maladroitement justifié le rapprochement en cours entre l’opposition démocratique et l’ancien parti d’extrême-droite Jobbik, allant jusqu’à minimiser son passif antisémite. Au-delà de l’impréparation manifeste du dirigeant écologiste, l’épisode montre surtout à quel point l’alliance « tous contre Viktor Orbán » reste un attelage fragile et mal pensé.
Il s’agit d’un dérapage dont Gergely Karácsony se serait sans doute bien passé. Face à une journaliste zélée lui demandant si « lister des Juifs c’est nazi », l’ancien chef de file de la gauche aux élections législatives de 2018 a benoîtement répondu « non ». Quelques minutes avant, le dirigeant écologiste se débattait encore quant à savoir si le Jobbik était nazi dans son ensemble, ou si « seulement quelques dirigeants qui ont quitté le parti depuis » sont nazis. Problème : Márton Gyöngyösi, celui qui appelait encore en novembre 2012 à « faire la liste des députés d’origine juive », est non seulement encore au Jobbik, mais désormais à la tête de son groupe parlementaire.
Confronté à ses anciennes déclarations rejetant toute possibilité d’alliance entre la gauche et l’extrême-droite, Gergely Karácsony n’a pas su trouver les mots mardi soir face à Andrea Földi-Kovács sur Hír TV pour justifier le spectaculaire rapprochement en cours entre tous les partis d’opposition, y compris le Jobbik. « Il ne s’agit pas de la meilleure entrevue que j’ai accordée dans ma vie », a-t-il reconnu le lendemain sur ATV face aux remous causés par sa contre-performance télévisée. À raison : ses réponses confuses ont largement fait les choux gras de la presse pro-gouvernementale et désorienté une partie de ses soutiens.
La presse d’opposition pointe une « impréparation »
« Gergely Karácsony a dépassé une ligne rouge », a fait par exemple mine de s’étouffer hier le rabbin Slomó Köves, un soutien politique du premier ministre Viktor Orbán, dans une entrevue sur Hír TV. Il s’est montré particulièrement sévère à l’encontre du dirigeant écologiste : « comment doivent réagir à ça les personnes qui ont des origines juives, quand bien même elles le nient ? (…) Même si je n’attendais rien de Gergely Karácsony, je suis quand même très déçu, d’autant plus que je le connais ».
Du côté des médias d’opposition, Gergely Karácsony a néanmoins bénéficié d’une certaine indulgence. « Gergely Karácsony ne s’est visiblement pas préparé à sa prestation sur Hír TV et ça s’est mal fini », a ainsi titré le site gonzo 444.hu pour traiter cette actualité ; « On a vu mardi soir qui étaient les opposants que se sont choisis les médias gouvernementaux », a commenté de son côté Index.
Le rapprochement avec le Jobbik : un impensé pour la gauche
Pendant très longtemps, la doctrine de la gauche au sujet du Jobbik a été le refus d’alliance avec ce qu’elle considérait comme un parti d’extrême-droite. Même la politique de recentrage opérée depuis mai 2016 par l’organisation laissait une bonne partie de la vieille garde socialiste et libérale circonspecte. « Comme l’a titré un journal en ligne, « le Fidesz fait des pieds et des mains pour devenir le Jobbik ». Alors à quoi bon s’allier avec l’un des deux Fidesz pour battre l’autre ? », s’interrogeait encore à voix haute en juin 2017 l’ancienne présidente du Parti socialiste hongrois Ildikó Lendvai dans une tribune que nous avions traduite.
István Ujhelyi met en garde la gauche contre une alliance avec l’extrême-droite
Or depuis la troisième déroute de l’opposition contre Viktor Orbán en avril dernier et le départ de l’aile dure du Jobbik pour fonder le mouvement Mi hazánk (« Notre patrie »), ce parti est peu à peu apparu pour beaucoup comme de plus en plus fréquentable. La transhumance vers une idée d’alliance a commencé début 2018 avec certaines figures de l’opposition comme Péter Márki-Zay, puis s’est poursuivie durant tout l’été à l’occasion de l’élaboration d’une offre de coalition avec les écologistes conservateurs du LMP. La série de manifestations de cet hiver contre la loi dite « esclavagiste » a fait le reste.
Dans les dîners en ville, on a même pu voir des dirigeants socialistes, écologistes, libéraux et ceux du Jobbik apprendre à se connaître et même à s’apprécier. « Nous travaillerons avec la grand-mère du diable s’il le faut », avait récemment reconnu à ce sujet Márton Gyöngyösi, en référence aux haines passées entre son parti et l’opposition libérale. Le directeur de la communication du parti Ádám Mirkóczki assumant même l’objet de leurs litiges : « même les époques les plus sombres de Medgyessy, Gyurcsány et Bajnai étaient un âge d’or de la démocratie par rapport à aujourd’hui ».
Or face à l’insistance de la journaliste de Hír TV Andrea Földi-Kovács mardi soir, Gergely Karácsony – qui vise la mairie de Budapest – a montré quant à lui à quel point les rapprochements opérés à la faveur des manifestations de décembre et janvier n’avaient pas encore été complètement pensés et digérés par les dirigeants de la gauche. Il s’agit là à coup sûr d’une faiblesse que le pouvoir n’en finira pas d’exploiter durant les prochains mois.