Moins d’une décennie plus tard, l’échec est cuisant pour Pécs qui n’a pas réussi à surfer sur son titre de capitale européenne de la Culture en 2010. Veszprém, capitale en 2023, compte miser au maximum sur la proximité du Balaton. Elle ferait bien de regarder là où Pécs a échoué pour éviter de se réveiller aussi avec une gueule de bois l’année suivante…
* Par Jehan Paumero, assistant à la direction de la programmation de Pécs 2010, Capitale européenne de la culture, d’avril 2009 à décembre 2010, puis programmateur musiques actuelles au Quartier culturel Zsolnay de janvier 2011 à mars 2014.
C’est donc Veszprém et la région du Balaton (partie intégrante du projet) qui a été désignée capitale européenne de la culture 2023, à la mi-décembre, aux dépens de Debrecen et Győr. Chacune des trois villes candidates avait déposé un projet solide, porté par des mentors de renom pour Győr (Fruzsina Szép, ex-directrice de la programmation du Sziget et directrice actuelle du festival Lollapalooza de Berlin) et Debrecen (Márton Méhes, ex-directeur de l’Institut hongrois de Vienne et ex-directeur artistique de Pécs 2010 entre 2006 et 2008). Mais c’est finalement Veszprém qui sort son épingle du jeu, certainement grâce à l’atout touristique que représente le lac Balaton.
Si la désignation d’une ville comme capitale européenne de la culture est généralement un catalyseur pour son développement culturel, le programme a vu se succéder des projets particulièrement réussis (Lille 2004, dont la répercussion sur la dynamique culturelle a été évidente, au point de devenir le moteur même de la ville dans les années qui ont suivi) et d’autres faisant place à de nombreuses polémiques (Marseille-Provence 2013).
La Hongrie se voit attribuer pour la seconde fois ce titre, créé en 1985 mais qui depuis la fin des années 90 désigne presque exclusivement des villes de province afin de « décentraliser » la culture, décentralisation réellement nécessaire en Hongrie, où l’immense majorité des événements culturels se concentre dans la capitale, en dehors de quelques festivals d’été notoires.
Pécs avait été la première ville à avoir défendu les couleurs de la Hongrie en 2010, et avait fait l’objet, tout comme Marseille un peu plus tard, de nombreuses polémiques, dont des changements de direction incessants de 2005 à 2009, l’implication généralement injustifiée des politiciens locaux et un retard tel dans la préparation des infrastructures, que la plupart d’entre elles n’ont pu être inaugurées qu’en 2011. Alors que Pécs était historiquement la ville culturelle de Hongrie, avant même sa désignation, l’une des erreurs principales de l’organisation aura été de ne pas (ou peu) impliquer le tissus culturel et associatif local existant, pourtant dense et actif depuis des décennies. Ni les acteurs culturels, ni les artistes pécsois eux-mêmes (acteurs, musiciens, peintres, plasticiens…), ceux dont la notoriété dépassait largement les frontières de Pécs, n’ont été réellement consultés ou impliqués dans l’événement.
Une réussite sur le fil
Si les années de préparation (2006-2009) ont été laborieuses, la saison culturelle elle-même a été une réelle réussite, avec plusieurs centaines de manifestations culturelles en tous genres, touchant à des branches de la culture rarement représentées à Pécs et en Hongrie en général : cirque, théâtre de rue, danse contemporaine… Une réussite sur le fil due essentiellement à József Kardos, arrivé en pompier de service du Sziget après 15 ans de loyaux services à la direction de la programmation de Pécs 2010 au printemps 2009, avec pour mission de sauver ce qui pouvait encore être sauvé, et de faire taire les polémiques qui faisaient alors de Pécs la risée de la Hongrie et l’incarnation, si hongroise finalement, de l’incapacité à saisir une chance qui ne se représentera plus.
Ce sont paradoxalement ces événements de qualité, tombés comme un cheveu sur la soupe et surtout disparus aussitôt l’année de la culture clôturée que l’on avait entre autres reprochés à Pécs 2010. De la poudre aux yeux pour les acteurs culturels de la ville, qui auraient préféré que l’on investisse dans les infrastructures, les événements et les institutions déjà existants. On retiendra notamment le Festival international de Cirque et de Théâtre de Rue, dont la programmation pourtant pointue avait engendré un succès sans pareil, mais dont le budget nécessaire à la réalisation n’aura jamais permis son renouvellement. Ou encore le concert de Seal, supposé être LE concert de l’année culturelle, là où l’on avait annoncé U2 (!) quelques années auparavant (l’histoire dit d’ailleurs que Bob Dylan faisait partie des prétendants mais que le maire de la ville aurait personnellement opté pour Seal…).
Les années précédant 2010 auront armé les événements de la ville déjà existants d’un budget de plus en plus conséquent, leur offrant une programmation musclée et un marketing permettant d’atteindre un public géographiquement plus large. Une montée en puissance pour une chute d’autant plus vertigineuse : certains festivals historiques de la ville ont peu après 2010 disparu (festival de printemps), d’autres ont déménagé (Rock Maraton, plus gros festival punk-métal du pays, qui a lieu aujourd’hui à Dunaújváros), le niveau de certains autres festivals de la ville sera descendu à un niveau qui laisse aujourd’hui à désirer. Il faut dire qu’il fallait laisser la place et surtout le budget aux nouvelles infrastructures de la ville.
Parallèlement, c’est en 2009 et 2010 que certains des fiefs de la culture pécsoise ont vu leurs portes fermer. On citera les café-concerts cultes qu’étaient le Dante et le Kino Café, ne pouvant résister à l’arrivée de la crise en Hongrie, mais aussi le Labor, squat culturel associatif avant-gardiste situé dans ce qui deviendra plus tard le quartier culturel Zsolnay, contraint d’être délogé pendant la période des travaux de rénovation du quartier. Les dirigeants de la ville promirent au Labor de reloger l’association dans une autre partie du quartier à la fin des travaux. Il n’en a rien été. Et paradoxalement le Labor et sa dizaine de bénévoles avaient bien mieux réussi à faire revivre cette usine abandonnée que la nouvelle institution et ses quelques 120 employés.
Bientôt 8 ans après son ouverture, le bilan est cuisant, même si les chiffres officiels essaient de prouver le contraire.
Le pari raté de Zsolnay, quartier fantôme
Et c’est bien-là que la ville semble avoir commis la plus grosse erreur stratégique. Consacrer une partie monumentale du budget alloué par l’Union européenne à rénover cette ancienne manufacture de porcelaine, y dresser des infrastructures dignes d’une capitale (et non d’une capitale de la culture), faisant le pari de doter la ville d’un second centre.

À défaut de deux centre-villes, Pécs se retrouve aujourd’hui à devoir injecter la majeure partie de son budget culture (et une partie conséquente de son budget général) dans la ville fantôme de quatre hectares que représente l’ancienne manufacture, tandis que les infrastructures d’avant-2010 sont à l’abandon. Ifjúsági Ház (la Maison des Jeunes), espèce de MJC et salle de concert historique en plein centre-ville, est devenu une friperie. Le théâtre de marionnettes Bobita, jusque-là abrité dans un bâtiment historique du vieux centre, tombe en ruine. Deux exemples parmi tant d’autres d’institutions de la ville dont la rénovation n’aurait pas nécessité de tels investissements, et dont on connaissait déjà la force d’attraction.
Bientôt 8 ans après son ouverture, le bilan est cuisant, même si les chiffres officiels essaient de prouver le contraire. Le pari Zsolnay a échoué. Inauguré un an et demi après l’ouverture des festivités (et donc presque 6 mois après la fin de l’année culturelle), les habitants de la ville ne se le sont jamais approprié, même si certains festivals familiaux ont fait espérer les premières années aux organisateurs que quelque chose était en marche, la réalité est là : le prolongement promis de la rue piétonne, comme un pont entre le centre et l’usine de porcelaine est restée un ghetto. Un kilomètre qui en paraît trois. L’affaire Bándy Kata (une jeune fille violée et tuée en rentrant du centre chez elle, à deux pas du quartier, un an à peine après son inauguration) n’aura rien arrangé.
Bien que de nombreux événements s’y déroulent (expositions, concerts, festivals), bien que certaines des institutions (le théâtre de marionnette notamment) aient réussi à trouver un rythme de croisière, et malgré la réussite esthétique incontestable que constitue le quartier, ce dernier n’est pas un quartier vivant, on ne s’y retrouve pas pour boire un verre, d’ailleurs même en pleine canicule il n’y a souvent pas de quoi y boire un verre.
À deux pas de là, la salle philharmonique Kodály, une merveille d’architecture dont les oreilles les plus fines (y compris celles des chefs d’orchestre et des musiciens jazz et classique) disent qu’elle a l’une des acoustiques les meilleures d’Europe, a du mal à payer ses factures d’électricité. Cette salle aussi symbolise toute la démesure que Pécs a voulu offrir à ses nouvelles structures. 990 places bien difficiles à remplir. Heureusement que l’Orchestre philharmonique résident est là pour remplir l’agenda de la salle, car la société de gestion de l’héritage Zsolnay (société gérant entre autres les programmes se déroulant dans le quartier culturel) n’a plus les moyens d’y programmer grand-chose. Les premières années auront vu de beaux concerts de jazz et musiques du monde (Jan Garbarek, Madredeus, Avishai Cohen, Al Di Meola, Erik Truffaz…) s’y dérouler, mais le temps n’est plus à l’expérimentation et le budget ne permet plus aucun écart.
Un triste constat pour la ville la plus endettée de Hongrie (plus de 10 milliards de forint de dettes) qui a vu une chance lui passer sous le nez. La culture ne sera pas la nouvelle industrie de la ville.
Veszprém veut naturellement s’appuyer sur la région Balaton, et en particulier la rive nord du lac, dont le bassin de Káli, bastion estival des intellectuels budapestois.
Veszprém mise sur l’attrait du Balaton
Nul doute que Veszprém aura à cœur de faire oublier les déboires de Pécs. Si son projet prévoit lui aussi d’y ériger un quartier culturel, certaines infrastructures ont été récemment inaugurées, d’autres rénovées, avant-même de savoir que Veszprém serait candidate au titre de Capitale européenne de la culture. Hangvilla, entre autres, une salle multifonctions comprenant cinéma, salle de conférence et salles de concert, est active depuis 2013 et est déjà l’un des hotspots de la vie culturelle de la ville. Elle est aussi à taille humaine, tout comme la plupart des infrastructures en projet de construction ou de rénovation d’ici à 2023.

Veszprém veut naturellement s’appuyer sur la région Balaton, et en particulier la rive nord du lac, dont le bassin de Káli, bastion estival des intellectuels budapestois mais aussi région en plein essor et en pleine reconstruction depuis les années 2000.
Le programme « Nagyon Balaton » lancé il y a quelques années, destiné à promouvoir les atouts touristiques, gastronomiques et culturels de la région, aura amorcé l’idée d’une entité rapprochant tous ses acteurs et leur donnant une force commune dont Veszprém 2023 devrait poursuivre le travail amorcé. La région est part entière du projet et Veszprém sait qu’il ne pourra pas faire cavalier seul. Un détail parmi tant d’autres : Veszprém compte 160 lits d’hôtel 4 étoiles, pas même de quoi héberger une conférence, là où le lac Balaton dans son ensemble en compte 3 500.
Le Balaton est un atout touristique évident qui manquait crucialement à Pécs, l’une des seules grandes villes de Hongrie, si ce n’est la seule, à n’avoir ni fleuve, ni lac, ni bains thermaux. La proximité de Budapest, ou encore de Vienne, et d’aéroports en sera un autre à coup sûr.
C’est aussi sur ses propres événements, ceux déjà existants, que Veszprém souhaite s’appuyer. Le Veszprémfest, le festival jazz-musiques du monde le plus renommé du pays, mais aussi le festival Utcazene (musiques de rue), l’un des festivals les plus français de Hongrie, une espèce de fête de la musique géante sur une semaine, où des dizaines d’artistes et groupes étrangers se produisent sur de tout petits podiums partout dans la ville dans une ambiance très festive et dans des rues débordant de public, constituent les deux événements de la ville les plus connus hors-frontières. Et Veszprém aurait tort de ne pas leur donner, ainsi qu’à tous les autres événements populaires déjà existants de la ville et de la région, une autre dimension.
Car c’est bien sur le long terme que Veszprém compte bâtir son projet.
Apprendre des erreurs de Pécs, ne pas avoir les yeux plus gros qu’une ville de 60 000 habitants, et surtout éviter de se réveiller avec la gueule de bois en 2024.