En Pologne, le gouvernement a mis en place des mesures très strictes pour épargner à la population un pic épidémique trop important dans la lutte contre le coronavirus. L’un de nos correspondants à Varsovie raconte comment les Polonais réagissent à ce qui ressemble fort à une veillée d’armes.
Correspondance, à Varsovie – Comme d’autres pays européens, la Pologne s’est sentie jusqu’à la fin du mois de février relativement à l’abri du coronavirus. Ce n’est qu’à partir du 9 mars que tout a basculé, avec en cinq jours les décisions successives de mise en place de « contrôles sanitaires » aux frontières, de fermeture des établissements scolaires, universités et institutions culturelles puis, dans la soirée du vendredi 13 mars – on appréciera le choix de la date –, le rétablissement complet des contrôles aux frontières, l’interdiction d’accès au territoire pour les étrangers, la suspension du trafic aérien et ferroviaire international et la fermeture de tous les restaurants, cafés et autres lieux publics à forte densité de personnes.
La radicalité des mesures adoptées par le gouvernement peut être interprétée comme le signe d’une prise de conscience de la gravité de la pandémie, mais peut-être plus encore comme l’aveu d’une incapacité des services de l’État à traiter le problème de façon fine. Jeudi 12 mars, des passagers de vols en provenance de zones à risque pouvaient encore débarquer à l’aéroport de Varsovie et regagner leur domicile sans subir aucun contrôle, faute de personnel et d’équipement suffisants. En outre, les hôpitaux polonais sont depuis longtemps dans un état critique en raison du manque d’effectifs : la faiblesse des salaires et les mauvaises conditions de travail, déjà causes de plusieurs grandes grèves ces dernières années, ont poussé de nombreux médecins et infirmières à émigrer vers le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Suisse et les pays scandinaves.
Un certain nombre de Polonais s’étonnaient de l’absence de la maladie sur le territoire national et suspectaient le gouvernement de chercher à dissimuler le phénomène.
À ces difficultés « objectives » s’ajoute une défiance ancienne et importante que les Polonais éprouvent à l’égard des pouvoirs publics, quel que soit le parti au gouvernement. Avant que le ministre de la Santé, Łukasz Szumowski, annonce le 4 mars la découverte du premier cas confirmé de contamination au coronavirus en Pologne, un certain nombre de Polonais s’étonnaient de l’absence de la maladie sur le territoire national et suspectaient le gouvernement de chercher à dissimuler le phénomène pour ne pas semer la panique et préserver les chances de réélection du président de la République Andrzej Duda. Jusqu’à aujourd’hui, il n’est pas prévu de reporter le scrutin, dont le premier tour doit avoir lieu le 10 mai.
Casaniers, les Polonais ?
Vu de pays « latins » comme la France, l’Italie ou l’Espagne, on s’étonnera peut-être de la relative docilité des Polonais vis-à-vis de mesures de restriction de libertés pourtant très contraignantes. Un élément d’explication se trouve précisément dans la faible confiance dans la capacité des autorités publiques à faire face à une situation grave, alors que les nombres de cas avérés d’infection et de décès demeurent encore très réduits (respectivement 246 et 5 au 18 mars 2020). L’efficacité du confinement repose avant tout sur le comportement individuel, et coronavirus ou non, de nombreux Polonais se conformaient déjà de toute façon à la devise « tu sais compter ? compte sur toi-même ».
Un autre élément d’explication a trait aux habitudes sociales des Polonais, qui demandent moins d’adaptation au contexte de pandémie que celles de pays « latins » et méditerranéens. La bise n’est pas le moyen ordinaire de se saluer en Pologne, et selon l’étude des modes de consommation Cafe Monitor ARC Rynek i Opinia, 2019 a été la première année de l’histoire de l’enquête au cours de laquelle, en dehors de son propre domicile, le premier lieu de dégustation de café n’est plus « chez des amis », mais… les stations-services. Ainsi, moins de la moitié de la population fréquente régulièrement cafés et restaurants. En Pologne, les mesures de distanciation sociale et de confinement à domicile requièrent donc de la part de la population relativement moins d’efforts que pour des sociétés vivant davantage à l’extérieur et culturellement plus « tactiles ».
Si l’on serait même tenté de dire qu’un certain nombre de Polonais, notamment en dehors des grandes villes où la vie publique est déjà d’ordinaire peu intense, ne supportent pas trop mal le confinement à domicile, la limite majeure à l’exercice relève de l’économie plus que l’acceptabilité sociale. En 2019, moins de 30 % des Polonais épargnaient de l’argent, et un quart des travailleurs – l’un des taux les plus élevés d’Europe – étaient embauchés sous des formes « flexibles » (auto-entrepreneurs, contrats à la tâche ou à la pièce) dépourvus d’assurance chômage. Comme le titrait le 18 mars Gazeta Wyborcza, « précaire en quarantaine, le coronavirus t’évitera, mais tu pourras mourir de faim ».
Illustration : Jakub Porzycki / Agencja Gazeta