Avec la signature du traité de Trianon, le 4 juin 1920, les Magyars de Voïvodine se retrouvent détachés de la « mère-patrie » et perdent la position privilégiée qu’ils occupaient jusque-là. Même si leurs droits sont reconnus, ils peineront à se faire entendre au sein du nouvel État yougoslave. Entretien avec l’historien serbe Zoran Janjetović.
Article publié le 4 mai 2020 par Le Courrier des Balkans. Propos recueillis par Philippe Bertinchamps.

Zoran Janjetović est chercheur à l’Institut d’histoire contemporaine à Belgrade. Ses travaux portent notamment sur les minorités nationales en Serbie.
Le Courrier des Balkans (CdB) : Comment la signature du traité de Trianon a-t-elle été ressentie parmi la population hongroise de Voïvodine ?
Zoran Janjetović (Z.J.) : Un sentiment d’amertume régnait, tout comme parmi les Hongrois du monde entier. En Yougoslavie, l’élite hongroise ne s’est jamais réconciliée avec le nouveau statut hongrois et le nouvel État. De son côté, ce nouvel État n’a pas fait grand-chose pour s’attirer les faveurs des Hongrois. L’élite a été évincée de sa position privilégiée sur le plan politique, économique et social, tandis que le gouvernement a échoué à gagner les masses pauvres hongroises par le biais de la réforme agraire, qui s’imposait dans l’ancienne Hongrie, ou du suffrage universel, qui n’existait pas en Hongrie avant 1918.
CdB : Comment décririez-vous les relations entre Serbes, Hongrois et Allemands de Voïvodine à l’époque ?
Z.J. : Les Serbes étaient triomphants au sortir de la Première Guerre mondiale, mais également en partie aigris contre les Hongrois. Quant aux Hongrois, ils étaient mécontents et espéraient une révision du traité. Parmi les Allemands, la frange pro-hongroise se sentait désolée pour la vieille Hongrie et sympathisait avec les Hongrois, tandis que ceux qui avaient une conscience nationale étaient heureux d’être enfin débarrassés de la Hongrie, tout en déplorant que les droits des minorités n’eussent pas été plus étendus. Il semble toutefois que les relations de voisinage étaient plus ou moins pacifiques. Les archives n’enregistrent que très peu de querelles interethniques. L’insatisfaction face à la nouvelle situation et aux autres groupes ethniques s’exprimait le plus souvent dans les cafés sous l’influence de l’alcool.
CdB : Si les droits de la minorité hongroise étaient théoriquement garantis, comment ont-ils été mis en œuvre dans la pratique ?
Z.J. : Ces droits étaient ancrés dans la Convention pour la protection des minorités que la Yougoslavie – comme tous les nouveaux pays élargis d’Europe centrale – a dû signer en 1919. Elle stipulait l’égalité citoyenne, le droit d’utiliser sa langue maternelle dans les affaires privées et commerciales, ou encore le droit à l’enseignement primaire dans sa langue maternelle. Mais en pratique, il était quasiment impossible que des membres des minorités ethniques devinssent fonctionnaires d’État. Ils étaient exclus des bénéfices de la réforme agraire. Le système éducatif hongrois surdimensionné a été revu à la baisse, tandis que des écoles allemandes ont vu le jour, sans toutefois jamais atteindre le nombre d’écoles hongroises, en particulier dans le secondaire. Le gouvernement avait tendance à maintenir le nombre d’écoles et d’enseignants à un niveau inférieur à ce qui était nécessaire, en particulier en Slovénie et en Croatie où les élites locales avaient leur mot à dire, ainsi qu’au Kosovo. Les partis des minorités étaient faibles à cause de la corruption, des pressions du gouvernement et parce que la moitié des membres des minorités votaient pour les partis majoritaires. Quant à la censure, elle s’exerçait davantage sur la presse des minorités.
CdB : En 1941, le nord de la Serbie revient en partie à la Hongrie, jusqu’en 1945 où les frontières de Trianon sont de nouveau réinstallées. Après la libération, quel a été le sort de la minorité hongroise par rapport à la minorité allemande ?
Z.J. : Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on aurait pu croire que la minorité hongroise serait expulsée en même temps que les Allemands. Quelque 5 000 Hongrois ont été fusillés sans autre forme de procès, 40 000 ont pris la fuite. Les colons hongrois qui s’étaient installés en Voïvodine pendant la guerre ont été chassés du jour au lendemain. À la mi-octobre 1944, l’internement dans des camps de concentration a commencé mais, début décembre, la politique s’est inversée. Les Hongrois ont été libérés et les hommes valides enrôlés dans l’armée aux côtés des Partisans, d’abord en tant que non-combattants, puis en tant que combattants. L’intégration dans les nouveaux organes gouvernementaux au niveau local ou au sein du Parti communiste a également débuté. À l’automne 1945, des écoles hongroises ont ouvert et, dans le cadre de la réforme agraire, des Hongrois, surtout dans le Banat, ont reçu des terres. Des associations culturelles hongroises se sont mises à fonctionner sous un contrôle communiste lâche. Il faut cependant noter que quelques mois plus tôt, au cours de la première moitié de l’année 1945, des Hongrois du sud de la Bačka, accusés d’avoir été complices dans des massacres de Serbes début 1942, ont été internés plusieurs mois dans des camps de concentration. Il leur a ensuite été interdit de rentrer dans leur village d’origine.
Il leur est arrivé de manifester haut et fort leur propre nationalisme, dans des bagarres de café ou lors de matchs de football.
CdB : Comment se fait-il que la minorité hongroise n’a jamais vraiment occupé de postes-clés au sein du gouvernement et du Parti ?
Z.J. : Au cours des années et des décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, les communistes se sont efforcés de gagner les Hongrois et de les inclure en plus grand nombre dans l’appareil d’État et le Parti communiste. Les Hongrois, eux, étaient prêts à travailler dur mais en général, ils refusaient d’être entraînés dans une participation politique plus active. Pour cette raison, et aussi à cause du nationalisme serbe à des niveaux inférieurs, ils sont toujours restés sous-représentés au sein du Parti et du gouvernement. Il leur est cependant arrivé de manifester haut et fort leur propre nationalisme, dans des bagarres de café ou lors de matchs de football.
CdB : Un siècle après la signature du traité de Trianon, les Hongrois de Voïvodine ressentent-ils encore de l’amertume ?
Z.J. : Ils sont aujourd’hui sans aucun doute mieux disposés à l’égard de la Serbie qu’il y a 100 ans, car ils se sont habitués à vivre en dehors de la Hongrie. La plupart de ceux qui étaient mécontents, que ce soit pour des raisons nationales et/ou économiques, ont émigré dans les années 1990. Beaucoup d’autres ont un passeport hongrois, ce qui leur donne une plus grande liberté de mouvement et leur permet d’étudier ou de chercher du travail en Hongrie ou dans l’Union européenne. Autrement dit, ils ne se sentent pas liés à la Serbie : ils peuvent vivre ici s’ils le souhaitent, mais ils peuvent tout aussi bien s’en aller, ce qui les rend plus conciliants. Il y en a bien entendu qui verraient d’un bon œil la restauration de la Grande Hongrie, mais ce genre d’inconditionnels, il y en aura toujours.