Rozália Lakatos, maire d’un village en Hongrie : « À part moi, il n’y a guère de femmes roms qui ont une vie indépendante »

Rozália Lakatos détonne. Plutôt que de fonder une famille, elle a choisi de poursuivre des études supérieures et de mener une vie indépendante. En 2019, elle est devenue maire de son village, Halmajugra, situé dans le nord de la Hongrie. Le journal de gauche Népszava l’a interviewée.

Article paru sur le site du quotidien Népszava le 13 avril 2021. Traduction réalisée par Paul Maddens.

Crédit photo : A Heves Megyei Hírportál
Népszava : Vous êtes issue d’une famille de musiciens tsiganes pauvres, mais vos parents ont voulu sortir de cet environnement : dans les années 80 ils ont trouvé un travail dans la centrale thermique de Visonta et dans la mine locale de lignite. Quels souvenirs avez-vous de cette époque ?

Rozália Lakatos : À partir du moment où ils ont eu un revenu régulier, leur désir le plus cher a été de s’intégrer à la majorité. Dans le village de Halmajugra[1]Halmajugra est un village d’environ 1300 habitants situé dans le nord-est de la Hongrie. Au recensement de 2011, 35% se déclarent Tsiganes et 86% Hongrois, ce qui signifie qu’une partie des habitants se déclarent à la fois Hongrois et Tsiganes vivent surtout des Tsiganes dit « romungro[2]Le terme romani « romungro » désigne un groupe important de Tsiganes issus de la région des Carpates. Ils sont connus traditionnellement comme musiciens. Leur langue est le hongrois. » et presque tous ont des ascendants musiciens. Il y a longtemps que nous ne suivons plus les coutumes bien connues de la majorité, autrement dit, en ce qui concerne notre façon de s’habiller, de se marier ou de travailler, il y a longtemps que nous nous sommes intégrés. Ma mère travaillait comme femme de ménage à la centrale, mon père était soudeur à la mine et chaque week-end il allait dans les mariages jouer de la guitare basse pour assurer un revenu supplémentaire à la famille. Dans notre famille il n’y a pas beaucoup d’enfants. J’ai deux frères et même si mon père avait 5 frères et sœurs, chez mes cousins aussi il n’y a que trois enfants. Moi par contre, je ne suis pas mariée et n’ai pas d’enfants.

C’était un choix délibéré ou bien les choses se sont faites ainsi ?

Je savais que si je me mariais avec un homme rom, je ne pourrais pas voyager seule pour mon travail, faire des heures supplémentaires et je ne voulais pas non plus que mon enfant grandisse n’importe comment. Mon père disait souvent « qu’une Rom se marie avec un Rom, une Hongroise avec un Hongrois ». C’était difficile à comprendre pour moi car j’étais tombée amoureuse d’un homme non-rom, dont la famille n’a pas su m’accepter finalement. C’est vrai que j’avais des attentes à son égard, comme s’il avait été rom, par exemple qu’il montre du respect envers mes parents en toutes circonstances, qu’il me protège à tout prix, même de sa propre famille s’il le faut. Cela n’a pas marché, mon père a fini par avoir raison.

Alors, à la place du mariage, les études ?

J’ai passé mon bac dans un lycée technique d’économie de bonne réputation, mais je n’avais pas assez confiance en moi pour m’inscrire dans une école d’études supérieures. J’ai commencé à travailler dans une agence de tourisme, mais seulement à mi-temps malgré mon diplôme d’allemand. C’est plus tard que s’est présentée la grande opportunité, je suis devenue traductrice technique à la centrale thermique de Visonta aux côtés de József Valaska, le directeur d’alors. Plus tard, quand l’entreprise allemande RWE a commencé à construire les installations de désulfurisation, je suis partie chez eux. Le projet a pris fin et j’ai été obligée de partir de l’entreprise ; durant tout un été, j’ai essayé en vain de trouver un nouveau travail. Je me suis alors inscrite à l’école supérieure Zsigmond Király au département des relations internationales et j’y ai passé un examen d’anglais. Après cette école j’ai fait des études de droit à l’université de Szeged et je les ai terminées à l’université Károli Gáspár de Budapest. Je ne voulais pas être à la charge de mes parents, donc j’ai financé mes études grâce à des crédits étudiants et des bourses, mais j’ai reçu aussi beaucoup d’aides de la part du Nyílt Társadalom Intézet [Institut pour une Société Ouverte, financé par George Soros, NDLR].

« Dans mon village, aujourd’hui encore je suis considérée comme une originale ».

De quelle façon votre famille et votre environnement ont accueilli le fait que vous n’êtes pas rentré dans le rang et que vous avez choisi votre propre voie ?

Pour ma famille c’était quelque chose de naturel. Par contre dans mon village, aujourd’hui encore je suis considérée comme une originale. Dans ma région, à part moi, il n’y a guère de femmes roms qui peuvent vivre une vie indépendante et à part une ou deux exceptions, les jeunes ne suivent pas mon exemple. À cause de mon mode de vie, je me suis retrouvé dans une sorte de vide : au lycée technique je détonais parmi mes collègues de classe, les Tsiganes de mon âge et de mon village se détournaient de moi, ils ne me fréquentaient pas. J’étais « la fille bizarre » qui voulait obtenir de la vie plus que ce qui lui revient selon eux.

Quand vous avez été élue maire de votre village natal il y a deux ans, quelles attentes ont exprimé les habitants ?

Des conflits se sont présentés dès les premiers mois. Ma vision de la gestion du village était différente de celle de mes prédécesseurs qui, d’ailleurs, n’étaient pas issus de la communauté rom. Tout le monde suppose que Halmajugra est un village très riche car la centrale thermique paye une taxe professionnelle considérable depuis des décennies. Dans l’ensemble, c’est vrai : dans le passé il est arrivé que presque un milliard de forints (soit environ 3 millions d’euros) arrivent dans les caisses du village. Ces derniers temps, cette somme a diminué de moitié, mais on peut quand même parler d’une rentrée annuelle considérable. Pourtant, si vous parcourez les rues, regardez les maisons et les bâtiments officiels, est-ce que cela se voit dans le village ? Mis à part quelques bâtiments rénovés, hélas non.

Moi-même j’ai été étonnée quand j’ai pris en main les finances du village car ce n’est pas un excédent que j’ai trouvé, mais un déficit, au sens où les fonds disponibles pour la fin de l’année ne suffisaient pas à couvrir les aides habituelles destinées au bien-être des habitants. La somme consacrée par ce village à différentes sortes d’aides représente parfois le budget total d’autres villages. Dans le passé, c’était une habitude bien établie que chaque famille reçoive en cadeau 100 000 forints à Noël [soit environ 280 euros au cours actuel]. Par ailleurs, la commune paye la taxe des eaux usées, le transport des ordures et il y a en plus dix autres formes d’aides, comme l’aide aux soins médicaux, les aides ponctuelles ou des participations aux dépenses d’habitation. Tout le monde considère que ces aides reviennent de droit aux habitants du village car celui-ci en a la possibilité grâce à la taxe professionnelle. Je ne pouvais pas dès le premier mois suspendre toutes les formes d’aides, mais nous en avons diminué quelques-unes. Par exemple nous avons supprimé l’argent habituellement donné à Noël ce qui a provoqué de grands conflits, au point que pendant l’année et demie écoulée la majorité n’a pas pu me le pardonner. C’est en vain que j’explique que ma vision de l’avenir du village ne se limite pas à distribuer des aides et des dons.

« Le plus « drôle » est que dans ce genre de lieu de divertissement ils jouent volontiers de la musique tsigane, mais ils en interdisent l’accès à la chanteuse du groupe Fekete Vonat ou aux membres de l’orchestre Parno Graszt. »

Peut-être le but de cette pratique passée était que les gens élisent à nouveau ce maire, qui distribuait de « l’argent gratuit » …

Je ne sais pas si c’était vraiment le cas, mais j’imagine que votre hypothèse n’est pas infondée. Je suis d’accord avec mes prédécesseurs sur l’idée que si un village dispose d’un supplément d’argent, il faut en faire profiter les habitants. Toutefois, c’est dans les investissements plutôt que dans les dons que je vois le progrès. Et ça, une partie importante de la population a du mal à le comprendre. Beaucoup vivent au jour le jour et ne pensent pas à long terme et votent plus pour les avantages du moment que pour le bien-être dans l’avenir. Il est vrai que l’école et l’école maternelle sont bien équipées, que le bâtiment de la mairie est correct, mais c’est bien peu. Actuellement ce qui manque dans le village, c’est un lieu de divertissement communal pour les jeunes. On peut continuer à tourner autour du pot, mais tout le monde sait que les Roms ne sont guère admis dans ce genre d’endroit. J’en ai fait souvent l’expérience moi-même en tant que femme adulte et aussi en tant que mairesse quand mon frère cadet et moi nous sommes vus refuser l’entrée dans une discothèque à Siófok. Le plus « drôle » est que dans ce genre de lieu de divertissement ils jouent volontiers de la musique tsigane, mais ils en interdisent l’accès à la chanteuse du groupe Fekete Vonat (« train noir » en français) ou aux membres de l’orchestre Parno Graszt (« cheval blanc » en langue rom).

Faut- il construire un lieu de divertissement destiné aux seuls jeunes roms pour résoudre ce problème ? Cela ne va-t-il pas accroître le fossé béant actuel entre les jeunes roms et les jeunes non roms ?

Nous n’avons pas d’autres moyens. Si je jette un regard sur les 30 années passées, je dois constater avec tristesse que la situation est pire qu’avant le changement de régime. À l’époque, un plus grand nombre d’enfants roms doués pouvait espérer grimper un peu plus haut dans l’échelle sociale. En revanche, aujourd’hui une femme rom comme moi, diplômée et parlant plusieurs langues est traitée comme un oiseau rare. Chez nous l’école générale[3]L’école générale en Hongrie regroupe les 8 premières années de scolarité après l’école maternelle. Elle correspond donc en France à l’ensemble « école primaire + collège » se focalise sur le rattrapage et en aucune façon sur le développement des talents. Parmi les élèves terminant l’école générale, tout au plus trois ou quatre Roms continuent vers le lycée, mais la majorité d’entre eux abandonnent. Ils sont confrontés au fait que leur environnement n’est pas amical, entre eux et leurs camarades de classe il n’y a pas de langage commun, chacun ignore la culture de l’autre et ils n’essayent pas d’être plus proches de l’autre. Pour un enfant rom de 14-15 ans, qui n’a pas le soutien de sa famille, un tel milieu est un véritable enfer, où le mieux est d’en sortir et de revenir au plus vite au village. Même s’il annule ses chances d’un meilleur avenir.

Crédit photo : A Heves Megyei Hírportál

Notes

Notes
1 Halmajugra est un village d’environ 1300 habitants situé dans le nord-est de la Hongrie. Au recensement de 2011, 35% se déclarent Tsiganes et 86% Hongrois, ce qui signifie qu’une partie des habitants se déclarent à la fois Hongrois et Tsiganes
2 Le terme romani « romungro » désigne un groupe important de Tsiganes issus de la région des Carpates. Ils sont connus traditionnellement comme musiciens. Leur langue est le hongrois.
3 L’école générale en Hongrie regroupe les 8 premières années de scolarité après l’école maternelle. Elle correspond donc en France à l’ensemble « école primaire + collège »
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