Ils sont un peu partout, sur le bord des routes en train de faire des directs, dans les centres de réfugiés, dans les pizzerias de la région… Depuis l’arrivée le 8 novembre de quelques 3 000 migrants rassemblés en territoire bélarusse juste de l’autre côté de la frontière polonaise, les médias des quatre coins du monde ont débarqué dans la rurale et tranquille Podlachie, en Pologne orientale. Une venue subite qui mène parfois à des situations ubuesques.
Patrice Senécal et Hélène Bienvenu (en Podlachie)
« Je suis fatiguée de courir après quelque chose qui est n’est quasiment plus là. » Voilà plusieurs semaines qu’Agnieszka (prénom modifié) est fixeuse pour les médias internationaux à la frontière. Son boulot : servir de « guide-interprète » pour les journalistes venus souvent des quatre coins du monde sans toujours savoir où ils mettent les pieds. Agnieszka a connu « l’avant » et l’après Kuźnica-Bruzgi, soit le 8 novembre, date où plusieurs milliers de migrants principalement venus d’Irak ont convergé vers le passage frontalier polono-bélarusse et établi un campement de fortune face à la frontière polonaise, sous l’auspice des autorités de Minsk.
« Il y a 150 équipes médiatiques sur le terrain en ce moment côté polonais et chacune se démène pour faire un sujet sur les migrants. La vérité, c’est que ces personnes sont coincées du côté bélarusse de la frontière. Ceux qui arrivent à se frayer un chemin en Pologne ne restent pas vraiment dans les forêts. Sauf que les médias qui arrivent ici en reportage veulent absolument témoigner de ces réfugiés cachés dans les forêts », témoigne Agnieszka. « En fait, si certains réfugiés sont effectivement retrouvés dans la forêt, ils sont souvent tellement affectés par le froid qu’ils sont transportés immédiatement à l’hôpital. Ou bien ils séjournent dans un endroit sûr avant de rejoindre l’Allemagne pour quelques chanceux. »

Il faut bien le reconnaître, après le 8 novembre, l’ambiance de camaraderie plutôt bienveillante qui régnait jusque-là entre consœurs et confrères en Podlachie a rapidement fait place à un véritable « safari médiatique ». D’une part, il y a cette fameuse « zone d’état d’urgence » décrétée par Varsovie, en vigueur depuis le 2 septembre, qui interdit aux ONG comme à la presse l’accès à une bande de 400 kilomètres de long sur 3 km de large le long de la frontière polono-bélarusse. Certains « envoyés spéciaux » semblent d’ailleurs en découvrir l’existence en mettant le pied pour la première fois dans la région. « Quoi, on ne peut pas accéder au camp de migrants près de la frontière ? » ; « Et que se passerait-il si on tentait de passer incognito ? » Et les fixeurs de répéter : « ta rédaction est-elle prête à s’acquitter de 500 euros d’amende ? Veux-tu passer 24 heures au poste de police ? »
La propagande prend le pas sur le journalisme
Cette zone d’exclusion génère une béance humanitaire comme informationnelle. Elle a été rapidement comblée par des images de propagande produites par les autorités de part et d’autre ; les tweets des forces de l’ordre polonaises répondant aux vidéos des autorités bélarusses ; le tout complété par des images tournées par les migrants eux-mêmes. Paradoxalement, des grands médias (tels que CNN ou BBC) ont été autorisés d’accès côté bélarusse – Minsk en profitant évidemment pour se montrer magnanime – tandis que les journalistes restent tenus à bonne distance côté polonais. Mais force est de constater que ces contenus tournés par la BBC — entre autres — viennent enfin apporter des éclairages qui respectent enfin les canons journalistiques.
« Les habitants se sont refermés, ils acceptent de moins en moins de parler. »
Difficile, donc, de savoir ce qui se passe vraiment sur place et de raconter le drame humanitaire qui se trame dans les forêts de Podlachie, alors que nombre de télévisions du monde entier tannent les correspondants pigistes vivant sur place pour qu’ils se plient à des « directs » à heures fixes. Près des checkpoints, micros en mains, on voit les envoyés spéciaux témoigner d’une situation qui les dépasse. C’est que, sur le terrain, règne cet étrange sentiment de n’avoir rien — ou si peu — à dire qui n’ait déjà été dit dans les semaines qui ont précédé l’épisode de Kuźnica. Oui, une caserne de pompiers tient un centre d’aide depuis plusieurs semaines, à une vingtaine de kilomètres de la frontière. Oui, le gouvernement polonais va faire construire une clôture à sa frontière. Et soudainement, on en parle comme si c’était inédit : « Une caserne de pompiers polonaise près de la frontière a ouvert ses portes à « toutes les personnes dans le besoin » », titre par exemple un média américain.
« En plus, les habitants se sont refermés, ils acceptent de moins en moins parler et cela a sans doute à avoir avec le fait que certains médias ont perdu leur tact puisqu’ils n’ont rien à dire », fait remarquer Agnieszka, qui regrette que les seules sources d’information se soient taries. Difficulté supplémentaire : l’intimidation assumée des forces de l’ordre polonaise à l’endroit des journalistes. Certains ont été contraints d’ailleurs de révéler le numéro IMEI de leur téléphone : une manière de les pister, affirment des spécialistes de la sécurité. Et puis, des photojournalistes ont été brutalisés par des militaires polonais alors qu’ils ne se trouvaient pas dans la zone interdite et effectuaient simplement leur travail.
En tout cas, les propriétaires de cafés ou pizzerias de la région ne se plaignent plus du manque de clientèle depuis que les journalistes ont transformé leur établissement en salles de rédaction improvisées. Quant à trouver un logement à Sokółka, près du poste de Kuźnica-Bruzgi, mieux vaut se lever de bonne heure ! Pris d’assaut, eux aussi, à la fois par les journalistes comme par les hauts-gradés des forces de l’ordre polonais.
Il y a par ailleurs une telle pénurie de fixeurs que le prix de la prestation avoisine ces jours-ci celui d’une zone de guerre : 250 euros / 300 euros net par jour, même pour un simple journal papier. Certains Polonais et Polonaises s’improvisent alors fixeurs ou dépannent de bonne grâce leurs collègues étrangers en rade. De quoi donner lieu à des scènes cocasses où journalistes et fixeurs doivent baragouiner un anglais approximatif pour se comprendre !
On se marche dessus pour discuter avec des réfugiés. Le directeur finira par restreindre l’accès aux médias.
La machine médiatique a beau s’être emballée, on fait du sur place : les mêmes intervenants, les mêmes sujets… Depuis que les ONG n’opèrent quasiment plus de sauvetages de réfugiés dans les forêts — la présence des forces de l’ordre ayant été considérablement renforcée le long de la frontière polonaise — beaucoup de journalistes n’ont plus grand chose à se mettre sous la dent.
Dans un centre d’accueil pour réfugiés dans le nord de la Pologne justement, on retrouve ceux que l’on cherchait à éviter. On se marche dessus pour discuter avec des réfugiés. Le directeur finira par restreindre l’accès aux médias. Certains réfugiés en quête de quiétude n’auront plus d’autre choix que de se barricader dans leur chambre. Une manière aussi d’éviter sans doute que des Italiens fassent un « direct » depuis la cour, sans demander d’autorisation à personne, ne manquant pas de faire des gros yeux à ceux qui viendraient à passer dans le champ de la caméra.
Dans un coin de la cour, Mohamed, un réfugié syrien, se confie : il raconte son douloureux périple migratoire. Nous sommes tout ouïe. Puis soudain, on sent dans notre dos une présence inopportune. C’est une journaliste anglophone qui glisse son micro sous notre nez. Cette journaliste aguerrie « ayant remporté des prix » (comme le rapporte son site web) se croirait-elle en conférence de presse ? Sans même se présenter, elle coupe la parole pour poser ses questions. Exactement le genre de comportements qui exaspère la fixeuse Agnieszka, qui déclare avoir eu sa dose. « Je crois que je vais arrêter pour un moment de faire du fixing car on tourne en rond, là, en Podlachie… »