Mortalité en Europe centrale : de l’épidémie de désespoir des années 90 à l’épidémie de Covid-19

Une crise de mortalité sans précédent a frappé l’Europe de l’Est il y a 30 ans, au moment où les anciens pays socialistes passaient au capitalisme, et laissé de profondes inégalités de santé, rappelle l’universitaire Gábor Scheiring. Elles ne sont peut-être pas sans lien avec la forte mortalité causée actuellement par le Covid-19.

Les pays d’Europe centrale enregistrent les taux de mortalité causé par le coronavirus les plus élevés au monde, à fortiori la Hongrie et la République tchèque, aux deux premières places mondiales.

Bien sûr, ces chiffres doivent être pris avec précaution, les comparaisons internationales étant compliquées par des méthodes de comptage pouvant varier d’un pays à l’autre. Il faudra attendre les données de la mortalité enregistrées par les instituts de statistiques pour les comparer avec celles des années précédentes et mesurer la surmortalité.

Quoiqu’il en soit, comment expliquer cette forte mortalité dans les pays d’Europe centrale ? Plusieurs hypothèses sont avancées : des populations plus âgées et en moins bonne santé, avec une forte prévalence de l’obésité et du diabète, des facteurs très aggravants du Covid-19, en lien avec une mauvaise alimentation ; des systèmes de santé qui connaissent une pénurie de médecins et infirmiers spécialisés en soins intensifs, en raison d’une forte émigration vers l’Europe de l’Ouest ; des facteurs culturels telle qu’une plus forte propension au fatalisme et à la défiance vis-à-vis des autorités, de l’hôpital et des médecins.

Dans un article, Gábor Scheiring, économiste et sociologue rattaché à l’Université Bocconi, met en lumière la forte surmortalité qu’avaient connu les pays sortis du communisme dans les années 1990. « Une crise de mortalité sans précédent a frappé l’Europe de l’Est il y a 30 ans alors que les anciens pays socialistes passaient au capitalisme », écrit-il dans la revue LeftEast.

Les études divergent sur le nombre de décès excédentaires enregistré dans l’ancien bloc de l’Est, mais toutes les comptent en millions : 7,3 millions en Europe de l’Est (dont 5 millions en Russie) entre 1991 et 1999 selon David Stuckler (2009) ; 3,3 millions pour l’Europe de l’Est selon l’UNICEF (2001). Il s’agit de l’une des plus grandes catastrophes démographiques observées dans l’histoire récente en dehors des périodes de famine ou de guerre (Eberstadt 2010).

Des études statistiques ont mis en lumière le lien entre les privatisations rapides de pans entiers de l’économie et la surmortalité, et plus généralement le rôle de la désindustrialisation comme cause fondamentale de mauvaise santé.

Cette « crise de mortalité post-socialiste », comme la désigne Gábor Scheiring, n’était pas le résultat de l’effondrement des systèmes de santé ou de la pauvreté grandissante. Elle a frappé « les hommes d’âge moyen de la classe ouvrière sans diplôme universitaire ».

Frappés par le stress et le désespoir face à un monde qui tombait, ou changeait trop vite, ces ouvriers trouvaient refuge dans l’alcool, la surconsommation causant troubles mentaux, suicides, accidents vasculaires cérébraux, infarctus, cirrhose et accidents. « La transition du socialisme d’État au capitalisme a été un exemple particulièrement stressant de changement institutionnel, contribuant à la consommation abusive d’alcool en tant que stratégie négative d’adaptation », écrit le chercheur.

Des études statistiques ont mis en lumière le lien entre les privatisations rapides de pans entiers de l’économie et la surmortalité, et plus généralement le rôle de la désindustrialisation comme cause fondamentale de mauvaise santé.

Or, souligne l’article, entre 1988 et 1995, presque une personne sur deux a perdu son emploi dans l’industrie en Hongrie. « Nulle part ailleurs dans le monde vous ne trouverez un effondrement aussi rapide de l’industrie », écrit Gábor Scheiring.

L’espérance de vie générale a progressé après ces difficiles années de transition, mais « la crise de la mortalité post-socialiste a laissé des blessures durables dans les pays post-socialistes, contribuant aux profondes inégalités de santé qui persistent jusqu’à aujourd’hui ».

Ou comment cette « épidémie de désespoir » qui a frappé les pays ex-communistes dans les années 90 retentit aujourd’hui avec l’épidémie de Covid-19.

Pour consulter l’article complet en anglais, visiter le site LeftEast.

Photo d’illustration : Ózd, dans le nord de la Hongrie, en février 2020. (Corentin Léotard)

Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).

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