Si Miloš Zeman a été sans conteste le personnage principal de la récente élection présidentielle tchèque, sa victoire renvoie à un tableau plus complexe de la société tchèque et de ses lignes de fracture. Entretien avec Michel Perottino, chercheur et professeur en sciences politiques à la Faculté des sciences sociales de l’Université Charles à Prague.
Quels sont pour vous les faits les plus marquants de l’élection présidentielle tchèque ? Avez-vous été surpris par la victoire de Miloš Zeman ?

La campagne a été assez ennuyeuse et il parait difficile d’en présenter des faits marquants. Le plus atypique est sans doute le refus du président en exercice d’y participer officiellement, bien qu’il fut très présent dans les médias au titre de sa fonction. En outre il a joué la carte d’une campagne de fait sans financement officiel, l’essentiel du marketing politique au profit de Miloš Zeman, paradoxalement fortement présent, étant le fait de groupes pour l’instant encore obscurs et non comptabilisés.
Ce refus peut être expliqué par deux éléments : les faiblesses physiques de Miloš Zeman et la nécessité pour lui de se ménager au possible (ainsi les deux débats télévisés avant le second tour, les deux candidats en lice ont-ils été fait assis, favorisant de fait Zeman). Le deuxième élément était de montrer un président sérieux qui travaille officiellement pour le bien commun et ne s’abaisse pas à faire de la politique comme les autres candidats, de le positionner comme le seul homme politique véritable de la campagne (Václav Klaus a ainsi qualifié les autres candidats de « martiens »).
La victoire de Miloš Zeman n’a pas été une surprise : en tant que président en exercice, il a fait une campagne permanente depuis son élection, sillonnant la République tchèque au grès de ses visites aux régions. En outre il dispose d’un relais médiatique précieux par le biais de la télévision privée TV Barrandov, dont le propriétaire (Jaromír Soukup) fait depuis quelques temps une émission hebdomadaire pseudo-journalistique avec le président de la République au cours de laquelle il pose servilement des questions à Miloš Zeman, lui permettant de se présenter comme un président affable et omniscient.
Dernier point essentiel en faveur de Miloš Zeman, son rapport complexe à Andrej Babiš, l’un et l’autre se soutenant de manière ouverte pour se maintenir au pouvoir (situation qui a naturellement quelque peu changé depuis la réélection de M. Zeman).
Quel regard portez-vous sur les thèmes mis en avant durant cette campagne électorale ? Comment peut-on par exemple expliquer le succès de la thématique migratoire ?
Parmi tous les thèmes de campagne présents, trois ont largement dominé : le rapport à Miloš Zeman d’une part, la question de l’absence actuelle de coalition gouvernementale (issue des élections d’octobre dernier) et le rapport à Andrej Babiš d’autre part, et enfin et surtout la question migratoire.
« Le paradoxe, bien connu, est que la République tchèque n’a quasiment pas été touchée par la crise migratoire qu’a connue l’Europe ces dernières années. »
Celle-ci se décompose en plusieurs sous-ensembles, notamment le rapport à l’Union européenne (en particulier au travers de la question des quotas, refusés en bloc par la République tchèque), la question sécuritaire (le risque de voir arriver en République tchèque des individus ou des groupes terroristes) et surtout une vision ethno-culturelle selon laquelle les Musulmans (mais de fait plus largement tout individu non-européen) ne sont pas intégrables dans la société tchèque.
Le paradoxe, bien connu, est que la République tchèque n’a quasiment pas été touchée par la crise migratoire qu’a connue l’Europe ces dernières années, mais que le pays est néanmoins touché par une peur collective partagée et/ou promue par la quasi-totalité de l’élite politique. Le discours est en la matière dominé par le président Zeman et certains groupes populistes (le plus large bien qu’hétéroclite est dirigé par Tomio Okamura, aujourd’hui un des vice-présidents de la Chambre des députés, président du parti SPD – Liberté et Démocratie Directe, qui il y a quelques mois a invité Geert Wilders et Marine Le Pen à Prague).
Le thème est néanmoins très présent aussi chez des partis traditionnels (l’ODS ou le ČSSD) qui participent ainsi à leur manière à cette ambiance populiste, sans avoir la capacité de concurrencer réellement le SPD ou le président de la République.
Comment analysez-vous l’extrême polarisation qui s’est exercée autour de la personnalité de Zeman ? Est-elle révélatrice des fossés qui traversent la société tchèque ? Plus généralement, quelles sont les composantes socio-économiques, géographiques et générationnelles des votes du second tour ?
Cette polarisation est d’une part liée à la présidence de Zeman, c’est-à-dire à la politique qu’il mène depuis sa première élection. Une partie non négligeable de la population est souvent offusquée tant par le style (parfois grossier) que par le contenu de cette politique présidentielle (notamment une orientation pro-russe), alors qu’une autre partie considère qu’il défend ardemment les intérêts nationaux tchèques.
Cette polarisation est, d’autre part, liée aussi au fait que l’offre électorale a été telle que Miloš Zeman a largement focalisé (en positif ou en négatif) l’opinion publique. S’il est encore difficile aujourd’hui de dresser un tableau précis des composantes du vote Zeman (et celui en faveur de Jiří Drahoš), les grandes lignes paraissent relativement nettes.
L’électorat du président est pour l’essentiel socio-économiquement plutôt dans les couches moyennes inférieures ou socialement en difficulté relative, souvent refermée sur elle-même (et perméable au discours nationaliste-populiste), en périphérie des centres urbains, plutôt moins éduquée et plutôt âgée.
Prague a souvent été présentée comme un bastion pro-Drahoš, mais en réalité le détail de ce vote pragois est plus nuancé. Notamment le vote du deuxième tour, par nature binaire, cache un premier tour aux résultats plus complexes. Il est à noter que Zeman a obtenu plus de voix au second tour qu’il y a cinq ans.
Drahoš des villes, Zeman des campagnes : cartographie de la présidentielle tchèque
Quel lien faites-vous entre la victoire d’ANO aux élections législatives et la réélection de Zeman ? Ces derniers mois, on a le sentiment d’un déclin des partis traditionnels au profit de mouvements qui échapperaient au clivage gauche-droite : la Tchéquie est-elle entrée dans un nouveau cycle politique ?
En 2013, ANO 2011 a clairement attiré un électorat de droite, déçu notamment par l’ODS, quatre ans plus tard c’est vers les électeurs de gauche que ce parti s’est adressé. C’est également vers cet électorat que Miloš Zeman, à tort ou à raison présenté (auto-présenté) comme candidat de gauche, s’est tourné également. La liaison peut être cependant aussi liée au soutient réciproque de Zeman à Babiš et inversement. L’un avait besoin du président pour être nommé Premier ministre, l’autre avait besoin d’un Premier ministre soumis (et qui ne présentait pas de contre-candidat risquant de compliquer encore plus la donne électorale). En soit le clivage n’a pas disparu, mais il est occulté par d’autres clivages, souvent temporaires et médiatiques.
« Évoquer les cycles à propos de Miloš Zeman renvoie plutôt à une fin de cycle ou tout au moins à la fin d’une époque, d’une génération politique ou d’une façon de faire de la politique. »
Ce phénomène est lié à la désidéologisation de l’espace politique (et le primat du marketing politique) et la dépolitisation générale de la société tchèque. Si l’on envisage la situation actuelle en termes de cycles, celui que nous vivons a sans doute commencé en 2010 pour devenir plus visible en 2013. Évoquer les cycles à propos de Miloš Zeman renvoie plutôt à une fin de cycle ou tout au moins à la fin d’une époque, d’une génération politique ou d’une façon de faire de la politique.
Dans quelles mesures existe-t-il des convergences ou des résonances entre la situation politique tchèque et celle des autres pays européens ? Quels liens peut-on faire entre les succès des mouvements populistes en Tchéquie et la droitisation que l’on observe en Hongrie ou en Pologne ?
Il est paradoxalement difficile de faire des liens entre des situations très différentes, aux racines spécifiques (sociales, politiques, économiques). La montée des populismes est un phénomène qui touche beaucoup plus de pays européens que le groupe de Visegrád. Par exemple dans le cas tchèque (et sans doute slovaque) il est sans doute difficile de parler de droitisation (y compris dans le cas du SPD de T. Okamura aux liens évidents avec l’extrême-droite européenne, ou dans les glissements nets de Václav Klaus vers l’AfD allemande explicables par un tropisme eurosceptique surtout).
Certains traits paraissent néanmoins communs, notamment la question ci-dessus évoquée de la désidéologisation/dépolitisation ou celle du repli identitaire, porté essentiellement par les populistes, mais qui se retrouve transversalement dans la société.