En Hongrie, les nationaux-conservateurs veulent à présent prolonger leur hégémonie politique dans le domaine de la culture pour solidifier leur régime. Selon la sociologue Luca Kristóf*, interrogée par Le Courrier d’Europe centrale, cela relève au moins autant d’une stratégie de pouvoir que d’une question idéologique.

Au mois de juillet, la pièce de théâtre Billy Elliot, programmée à l’Opéra national, a été durement critiquée par le journal pro-gouvernemental Magyar Idők, lequel considère qu’il s’agit de propagande gay. Puis en août, l’exposition consacrée aux œuvres de l’artiste peintre mexicaine Frida Kahlo – qui rencontre un grand succès à Budapest – a été qualifiée de « propagande communiste ». Que se passe-t-il dans le monde de la culture en Hongrie ?
Il faut bien distinguer la politique gouvernementale officielle et ce qui relève des journalistes pro-gouvernementaux. Ces derniers attaquent en permanence les dirigeants des institutions culturelles de l’Etat (nommés par le gouvernement), trop libéraux à leurs yeux et coupables de privilégier les artistes issus de « l’establishment de gauche ». Ces journalistes et d’autres intellectuels affirment que, malgré l’hégémonie politique du Fidesz, qui remonte déjà à de longues années, la culture reste dominée par la gauche, ce qui est intolérable. Aujourd’hui, les directeurs des institutions culturelles sont priés de prouver leur loyauté, à l’instar du directeur de l’Opéra National qui a déclaré que le « leitmotiv » de la prochaine saison sera le « Christianisme », quoi que cela veuille dire.
À la fin du mois de juillet, M. Orbán a semblé déclarer une guerre culturelle, lors de l’Université d’été de Bálványos : « Une époque est déterminée par des tendances culturelles, des croyances collectives et des coutumes sociales. C’est la tâche à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés. » Pouvez-vous analyser le sens de cette phrase ?
C’est une vieille conviction de sa part : il a attribué l’échec de son premier gouvernement de 1998-2002 à sa relative faiblesse en termes d’enracinement économique et culturel. A l’heure actuelle, il n’a absolument aucun concurrent en politique et sa clientèle économique est très solide. Il ne reste plus que la culture…
« C’est le plus grave à l’heure actuelle car, avec les tribunaux, l’Académie des sciences est le dernier centre indépendant de pouvoir et d’autonomie de la culture hongroise ».
Le Fidesz propose-t-il une réelle contre-culture ?
Non, il n’a pas de culture alternative forte à proposer, ni même d’idéologie cohérente. Sa politique culturelle repose avant tout sur la logique du pouvoir, qui est plus importante pour lui que l’idéologie. Sa « Kulturkampf » se déroule à différents niveaux. Au niveau idéologique, le canon culturel est attaqué (les cas de Billy Elliott ou Frida Kahlo l’illustrent), mais bien plus important, c’est aussi le canon littéraire hongrois contemporain qui est attaqué. Ce qui est un peu vain, car on ne retirera pas par décret à tel ou tel écrivain le titre symbolique de « plus grand écrivain hongrois ». Mais il y a aussi des attaques plus directes contre la culture et qui sont beaucoup plus dangereuses, notamment contre la science. Outre le cas de la Central European University, le gouvernement continue de s’ingérer dans l’autonomie de l’enseignement supérieur. Les études de genre seront interdites et l’autonomie de l’Académie hongroise des sciences est fortement menacée. C’est le plus grave à l’heure actuelle car, avec les tribunaux, l’Académie des sciences est le dernier centre indépendant de pouvoir et d’autonomie de la culture hongroise. Son président est un mathématicien de renommée mondiale et ses critiques du pouvoir (pourtant très modérées) écorchent les oreilles du Fidesz.
« Ce n’est pas seulement l’élite progressiste qui est menacée, mais aussi les conservateurs qui ne font pas montre d’une loyauté politique absolue. »
Vous écrivez que « l’élite culturelle n’a pas été touchée de manière significative par le changement de régime ; la plupart de ses membres ont survécu à la période de transformation ». L’élite progressiste est-elle réellement menacée de nos jours ? A-t-elle encore des « refuges » ou se trouve-t-elle déjà marginalisée ?
Ce n’est pas seulement l’élite progressiste qui est menacée, mais aussi les conservateurs qui ne font pas montre d’une loyauté politique absolue. La plupart des médias politiques (progressistes et conservateurs) ont été fermés ou sont tombés sous le contrôle du gouvernement (Népszabadság, Magyar Nemzet, Heti Válasz, Figyelő, Origo.hu, HírTV, etc.). Et il y a un risque que les instituts de recherche universitaires (par exemple celui pour lequel je travaille) soient également fermés ou réduits à peau de chagrin. Le financement de ces instituts a déjà été retiré à l’Académie. Donc, les bastions se fissurent.
Quelles sont les narrations qui s’opposent ?
Du point de vue de la gauche libérale, l’élite culturelle de la fin du communisme avait émergé d’un système méritocratique et les canons culturels établis pendant la transition sont donc culturellement légitimes. Pour les intellectuels de droite, à l’opposé, la domination culturelle de la gauche est le fruit de quarante années de sélection biaisée, et même après le changement de régime, les opinions conservatrices et nationalistes ont été injustement réprimées par l’élite post-communiste. En résumé, ceux de gauche disent que ceux de droite n’ont aucun talent, et ces derniers rétorquent qu’ils les excluent.
Orbán a déclaré lors du pique-nique annuel de Kötcse que « les élections au Parlement européen de 2019 refléteront une bataille de valeurs et de cultures à l’échelle européenne ». Il l’a répété au camp d’été de Bálványos en juillet et a ajouté qu’« il est possible de remplacer l’élite libérale européenne par une élite chrétienne ».
Orbán aime bien utiliser des nouveaux mots qui font du buzz. Il y a quelques années, la démocratie hongroise était « illibérale » et la voilà subitement « chrétienne » et « conservatrice ». Bien sûr, cela n’a rien à voir avec la véritable démocratie chrétienne. À mon avis, la principale explication est que les églises chrétiennes en Hongrie – après lui avoir été fidèle pendant des décennies – ont commencé depuis peu à le critiquer pour sa propagande anti-migration et la corruption gouvernementale. Il en va de même pour les intellectuels et les scientifiques conservateurs. Du coup, Orbán s’autoproclame à leur place comme le véritable chrétien démocrate.
* Luca Kristóf, sociologue à l’Académie hongroise des sciences, étudie les politiques culturelles en Hongrie sous le Fidesz.