C’est l’une des opérations les plus macabres de la révolution roumaine de 1989. Son nom de code : « Trandafirul », « la rose ». L’objectif était de faire disparaître les cadavres des victimes de la répression du 17 décembre à Timișoara. Cette manipulation fut le déclencheur de la fameuse affaire des « charniers de Timișoara ». Retour sur les lieux du crime.
Cet article de Florentin Cassonnet illustré par Ophélie Paris a été publié le 18 décembre sur Le Courrier des Balkans.
(Reportage à Timișoara en Roumanie) –Il y a encore dix ans, il n’y avait rien sur ce terrain, juste un trou bétonné au fond duquel on pouvait entendre couler un peu d’eau. Nous sommes au bord d’une route du fin fond de la banlieue de Bucarest, dans une bourgade du nom de Popești-Leordeni. La dalle en béton est toujours là, le trou aussi, il suffit de se pencher pour entendre l’eau ruisseler. Mais désormais le terrain est aménagé, avec une église en bois montée sur des pilotis, quatre rangs de onze stèles et un monument aux morts surmonté d’une croix. Deux chiens vadrouillent librement entre cette étroite parcelle et le grand terrain adjacent où est entreposé du matériel agricole. Ça ressemble à un petit cimetière mais cela n’en est pas un. Les stèles portent chacune un nom, mais la terre ne contient aucun corps.
Les noms sur les stèles sont ceux de 44 révolutionnaires de la première heure, tués à Timișoara le 17 décembre 1989, au deuxième jour de la révolution roumaine, le premier d’une répression qui à balles réelles qui prendra la vie de 65 personnes. La plupart des corps sont emmenés à la morgue de l’hôpital de Timișoara. L’issue de la révolution n’est pas encore jouée, plusieurs scénarios sont possibles, l’armée est toujours du côté de Ceaușescu. 253 personnes sont blessées, 700 arrêtées. À Bucarest, on se demande que faire des corps des victimes, traces embarrassantes d’une affaire qui pourrait mal tourner.
« Toutes les preuves ont été détruites, mais nous avons reconstruit les évènements », explique Traian Orban, le président du Mémorial de la révolution à Timișoara. « Grâce aux témoignages des personnes qui ont participé à cette opération. » Traian Orban, 75 ans, est l’un des 253 blessés du 17 décembre. Il a reçu deux balles dans la jambe, il était à l’hôpital de Timișoara lorsque l’opération Trandafirul a été montée. Son nom aurait pu figurer sur l’une de ces stèles.
“On dira qu’ils ont fui à l’étranger.”
Le soir du 17 décembre, Elena Ceaușescu, qui supplée son mari en visite diplomatique en Iran, le ministre de l’Intérieur et ancien directeur de la Securitate Tudor Postelnicu (1931-2017) et un secrétaire du Parti communiste Emil Bobu (1927-2014) ordonnent de faire disparaître les corps des victimes. Lorsque le général Ion Coman reçoit le coup de téléphone de Tudor Postelnicu pour lui annoncer le plan, il demande : « Mais que dira-t-on aux familles des morts ? » Réponse de Postelnicu : « Qu’ils ont fui à l’étranger ».
Le général Constantin Nuță charge six agents de la Securitate à Timișoara de mettre en œuvre la première partie de l’opération. Durant la journée du 18, alors que la répression continue dans le centre-ville, l’équipe s’organise. Il faut aller à la morgue de l’hôpital, mettre les corps dans des sacs, faire venir un camion, trouver un chauffeur, le tout dans la plus grande discrétion. Dans la nuit du 18 au 19, les lumières de la cour sont éteintes et les cadavres sont « kidnappés ». Les registres de consultations, des hospitalisations, les procès-verbaux de la constatation des décès sont emballés dans deux colis et remis au colonel Ghircoiaș, le chef de « l’équipe de nettoyage ». Ceux-là aussi il faut les faire disparaître.
À 5h20, le chauffeur du camion, Dorel Cioacă, qui se reposait dans le bureau de l’officier de sécurité de l’hôpital, est réveillé. À 5h30, le camion se met en route pour Bucarest avec plus de 40 cadavres entassés dans son conteneur isotherme. Dorel Cioacă ignore ce qu’il transporte, mais il sait que ce voyage secret est sensible car il est escorté par une voiture conduite par des agents de la Securitate. Il emprunte la route Sibiu-Valcea-Pitești. Aucun problème de trafic, en 1989, il n’y a encore que très peu de voitures en Roumanie. Entre Pitești et Bucarest, le convoi est reçu par une équipe de la Securitate dirigée par Ion Baciu. Celui-ci change le chauffeur du camion et remplace la plaque d’immatriculation. Le véhicule reprend sa route jusqu’au crématorium Cenușa, situé dans le parc Tineretului, au sud de Bucarest. À partir de ce moment-là, l’opération change de nom de code et devient « Acțiunea Vama » (« Action Douane »).
Le camion arrive vers 17 heures au crématorium. Il est reçu par Gheorghe Ganciu, directeur de l’administration des cimetières de Bucarest, et Iosef Zamfir, l’administrateur du crématorium également officier de réserve de la Securitate. Toutes les opérations d’incinération en cours sont suspendues pour commencer au plus vite à faire disparaître les corps de Timișoara. Cinq fonctionnaires des cimetières ont été convoqués pour s’en occuper. Ils reçoivent tous une enveloppe de 2000 lei avec interdiction de parler.

Affaire instruite mais coupables amnistiés
Il faut du temps pour transformer un corps humain en cendres. Les deux fours crématoires tournent à plein régime toute la nuit. La crémation se termine le matin du 20 décembre à 10h. Les cendres sont placées dans quatre bacs et transportées dans un van à Popești-Leordeni, située à quatre kilomètres de Tineretului. Elles sont ensuite déversées dans un petit canal. Par un trou dans une dalle en béton, qui se trouve aujourd’hui derrière l’église de bois.
Pendant ce temps-là, à Timișoara, les familles des disparus cherchent leur proche à la morgue de l’hôpital. Elles ne trouvent rien et la paranoïa se répand en ville. Certaines personnes exhument des corps de gens décédés avant le début de la révolution. Ce sont ces cadavres qui seront photographiés et filmés lors de l’affaire des « charniers de Timișoara ». L’information se révèle fausse, mais elle est née d’un véritable complot.
Longtemps, les familles n’ont pas été autorisées à accéder au lieu où les cendres des 44 personnes ont été jetées. Trente ans après l’opération, elles ont désormais un endroit pour se recueillir et tenter de faire leur deuil, malgré l’absence de corps. « Je m’attends toujours à ce que mon mari rentre à la maison, car je ne l’ai pas vu mort », expliquait il y a quelques années Geta Carpân, l’épouse de Dănuţ Carpân, l’un des 44.
C’est pour cela que Traian Orban s’est battu pendant des années. Il a fallu convaincre le propriétaire du terrain, lui-même détenteur d’un « certificat de révolutionnaire », la mairie de Popești-Leordeni, lever les fonds auprès du gouvernement roumain… Mais aujourd’hui, il se satisfait de cette petite victoire contre l’oubli. « Au final, toutes les personnes qui ont participé à la destruction des preuves ont été amnistiées. Le 4 janvier 1990, Ion Iliescu a émis un décret pour gracier les auteurs des crimes d’État commis pendant la révolution. Pendant le procès en 1995, les avocats ont présenté ce décret signé par le premier Président de la Roumanie démocratique. Procès terminé. » Tuer des manifestants est un premier crime, détruire les preuves de cette répression et détruire des corps en est un second, estime Traian Orban. « C’est un crime contre l’humanité. »