Petre Roman : « Je me trouvais juste en face de Ceaușescu. J’ai pu voir la peur sur son visage »

Le 26 décembre 1989, au lendemain de l’exécution du dictateur Nicolae Ceaușescu, Petre Roman est nommé à la tête du gouvernement roumain. Celui qui deviendra une figure politique majeure dans les années 1990 et 2000, a livré un entretien exclusif au Courrier d’Europe centrale pour témoigner de la révolution roumaine de 1989.

Propos recueillis par Matthieu Boisdron, le 11 octobre 2019 à Bucarest, avec le concours de Gwendal Piégais.

Petre Roman a été premier ministre de Roumanie du 26 décembre 1989 au 1er octobre 1991, puis président du Sénat de novembre 1996 à février 2000 et deux fois candidat à l’élection présidentielle, en 1996 et 2000. Il a reçu Le Courrier d’Europe centrale à Bucarest le 11 octobre 2019. (Photographie © Le Courrier d’Europe centrale)
Le Courrier d’Europe centrale. Pouvez-vous nous dire en quelques mots quel a été votre parcours personnel avant votre entrée sur la scène politique roumaine ? Quelles sont notamment vos origines familiales ? Par exemple, quel rôle a joué votre père, membre du parti communiste roumain et ancien combattant de la guerre d’Espagne ?

Petre Roman. Effectivement, je viens d’une famille cosmopolite parce que ma mère était originaire de Santander. Elle se nommait Vallejo, une très vieille famille espagnole. Mon père, lui, était roumain, originaire d’Oradea. Il est entré très jeune dans le mouvement antifasciste. Et puis à 22 ans, il est parti combattre en Espagne. Il était déjà ingénieur, diplômé de l’une des meilleures écoles de l’époque, la Technische Universität de Brno. Il est donc logiquement devenu commandant d’un bataillon d’artillerie des Brigades internationales en Espagne où il a combattu jusqu’à la fin, en 1939.

Mais avant cette expérience lors de laquelle il a été blessé deux fois, dont une assez gravement, il avait vécu une année et demie en France parce qu’il avait été condamné en Roumanie en raison de ses activités politiques. À Paris, il a contribué à l’édition de plusieurs journaux de l’émigration roumaine. Après la victoire de Franco, il retrouve à nouveau la France où il se réfugie puis rejoint ensuite l’Union soviétique où son expérience militaire lui permet de suivre une formation dispensée pour les cadres.

Lorsque la Roumanie se retourne contre l’Allemagne, le 23 août 1944, il revient dans son pays natal avec les deux divisions soviétiques constituées d’anciens prisonniers roumains. Il embrasse alors une carrière pleinement militaire et demeure dans l’armée jusqu’à ce qu’il en soit purgé. Il est en effet ensuite exclu de l’armée parce que Staline se méfiait des anciens brigadistes, tous fortement soupçonnés d’être des partisans de Tito. Entre-temps, toute la famille avait rejoint mon père en Roumanie : ma grand-mère – Basque d’Ibarrangelu –, ma mère, la fille de ma mère née d’un premier mariage et son neveu. Mais la situation était difficile car mon père a un temps été arrêté. On aurait pu le perdre à cette époque. Pendant cinq mois nous avons cru que c’était terminé. De nombreux anciens d’Espagne avaient d’ailleurs été éliminés en Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie. Une fois libéré, il est devenu bibliothécaire. La vie n’était pas rose du tout.

Vous avez ensuite obtenu un doctorat et vous êtes devenu un universitaire. A ce titre, vous avez suivi une partie de vos études en France. Pouvez-vous nous parler de ces années de formation et de cette première carrière ?

Avant la révolution de 1989, j’étais professeur à l’École polytechnique de Bucarest, enseignant en physique et mécanique des fluides. Je dirigeais un grand département d’hydraulique et d’ingénierie de l’environnement. Préalablement à mon installation professionnelle en Roumanie, en 1974, j’ai passé mon doctorat ès sciences à Toulouse où je suis ensuite devenu maître assistant et enseignant à Aérospatiale, l’École nationale supérieure d’électrotechnique, d’électronique, d’informatique, d’hydraulique et des télécommunications (ENSEEIHT) et la faculté de mécanique de l’Université Paul Sabatier. Donc, aucun rapport avec la politique et d’ailleurs l’un des conseils les plus constants que mon père m’a donné était de ne justement pas approcher la politique.

J’étais donc seulement impliqué en ce sens que j’avais quand même des conceptions progressistes héritées de mes parents. Et surtout, si j’étais membre du parti communiste je n’étais absolument pas pro-communiste, du fait de la situation familiale que je viens d’évoquer. Je n’ai jamais appartenu à aucune instance du parti, même au plus bas niveau.

« En 1971, Ceaușescu avait visité la Corée du Nord et commencé à prendre pour modèle Kim Il-sung. C’était de la folie. »

Quelle était l’ambiance à Bucarest et en Roumanie dans les années 1980 ? Comment les bouleversements du début de l’année 1989, en Pologne et aussi en Hongrie, ont-ils été accueillis en Roumanie ? Les Roumains en étaient-ils informés ?

Déjà à mon retour en Roumanie, dans la seconde moitié des années 1970, on sentait les effets néfastes de la tournure prise par les événements dans le pays. En 1971, Ceaușescu avait visité la Corée du Nord et commencé à prendre pour modèle Kim Il-sung. C’était de la folie. Beaucoup de choses, à partir de ce moment, tournent mal. La liberté d’expression est toujours plus diminuée. Ainsi que les libertés tout court d’ailleurs ! Le pays entame un lent déclin. Et à partir de 1980, c’est la décennie noire. Un vrai désastre qui mène inexorablement à la révolution.

Je voyais surtout mon père qui était profondément amer car il avait conscience que Ceaușescu était en train de détruire le pays. Et il craignait surtout que Ceaușescu ne se décide à déclencher une vaste répression physique, ce qui n’avait pas été le cas jusque-là. Et c’est à ce moment là que mon père, sachant très bien ce qui l’attendait, se décide à désavouer le régime et à entrer en résistance. Il ne le fait pas de façon ouverte mais envoie à Ceaușescu un message détourné. Il avait en effet un ami écrivain, qui avait été ministre des affaires extérieures, président de l’union des écrivains de Roumanie, à qui il confie que si jamais Ceaușescu se décide à engager une vaste répression, il la dénoncera auprès de ses camarades communistes et socialistes de l’Ouest. Mon père savait pertinemment que ses propos seraient rapportés et les conséquences que cela impliquait. En novembre 1983, il meurt dans des conditions tragiques, à l’issue d’une opération chirurgicale dont les conditions sont restées très suspectes. Il a en effet été opéré de façon barbare. Pendant la nuit qui a suivi, mon père a fait une hémorragie et le médecin ne s’est pas déplacé.

Pour répondre à votre autre question, oui, les gens étaient relativement informés puisqu’on pouvait écouter Radio Free Europe, Voice of America et Deutsche Welle. C’était une condition qu’avaient imposée les gouvernements des États-Unis et d’Allemagne de l’Ouest en échange de certains contrats. Ces radios étaient la nourriture spirituelle des Roumains. Donc, on savait ce qu’il se passait au-delà de nos frontières et on avait conscience de la très forte détérioration des conditions de vie en Roumanie. Le froid était terrible. L’alimentation était précaire. La convergence de la situation intérieure et des événements extérieurs ont sans doute contribué à alimenter la contestation. Et puis les Roumains commencent à comprendre que Ceaușescu n’est pas le grand patriote et le bienfaiteur du pays qu’il prétend être. Sa popularité, qui était réelle au début, finit par s’étioler.

Un élément qui explique cette évolution c’est quand, en 1987, Ceaușescu, qui n’en finissait pas de chercher des moyens de rendre toujours plus oppressif son régime, prend des mesures relatives au secret d’État. Pour n’importe quel motif – par exemple n’avoir pas déclaré la possession d’une machine à écrire – on était passible d’emprisonnement. Le gouvernement engage alors une campagne « de débat » qui n’avait en fait pour seul objectif que de prévenir et de faire connaître à tous les dispositions du gouvernement et ses implications. Dans absolument toutes les institutions, une présentation est faite par un représentant du pouvoir.

Un jour, un colonel de la police politique, la Securitate, est venu devant le Sénat de l’École polytechnique nous exposer cela. Cet officier se laisse entraîner dans son discours et commence à vraiment nous menacer. À la fin de sa diatribe, je n’ai pas pu résister. Mon sang bouillait véritablement et je demande la parole. Et j’ai dit à quel point, selon moi, le discours du camarade colonel était stalinien et absolument inacceptable. J’ai ajouté que notre conscience d’intellectuels et de professeurs nous interdisait de faire quoi que ce soit qui puisse être considéré comme de la trahison. Le colonel reçoit mon propos comme un seau d’eau froide sur la tête. Le recteur, qui, au fond, approuvait ce que je venais de dire, chuchote à l’oreille de l’officier puis explique que, après avoir entendu cette opinion, on pouvait suspendre la séance que l’on reprendrait ultérieurement. Ça a été terminé. Beaucoup de mes collègues sont venus discrètement me soutenir, mais aucun ne l’a fait publiquement.

« Une grande barricade s’était rapidement formée dans le centre de Bucarest, près de l’hôtel Intercontinental, qui bloquait tout le boulevard. En début d’après-midi, je décide d’aller voir et je fais le choix de rester sur place. »

Au moment de la Révolution de 1989, quel a été votre rôle auprès des insurgés ? Comment êtes-vous arrivés à en prendre la tête aux côtés d’Ion Iliescu (président de 1989 à 1996, puis de 2000 à 2004) ? Quelles étaient vos responsabilités politiques à cette époque ?

Je connaissais Iliescu assez bien parce qu’il avait été le président de l’instance chargée de la gestion des eaux en Roumanie et comme je travaillais dans ce domaine là, j’avais avec lui quelques contrats de recherche scientifique. C’était un homme ouvert et un bon gestionnaire. Puis, il a été évincé et placé à la tête d’une maison d’édition technique au sein de laquelle j’ai publié trois livres. De plus, il appréciait beaucoup mon père. D’ailleurs, quand mon père est mort, j’ai décidé d’écrire une lettre à Ceaușescu pour protester contre les conditions dans lesquelles il avait été opéré. Et j’avais décidé de demander conseil à Iliescu.

On s’est rencontré dans la rue pour éviter d’être écoutés. Il m’a dit « c’est le système ! » et m’a déconseillé de faire cette démarche qui m’exposait trop. J’ai répondu « si c’est le système, d’autant plus ! ». Et j’ai pris la décision d’écrire cette lettre. Et il y a seulement quelques années, j’ai appris qu’un professeur roumain installé aux États-Unis, qui a eu accès aux archives personnelles de Ceaușescu, a retrouvé ma lettre. Sur celle-ci, Ceaușescu avait écrit : « Il faut lui répondre, mais ne rien faire ». Pour autant, je n’ai à l’époque reçu aucune réponse ! J’ai quand même ressenti après tant et tant d’années, comme une espèce de consolation à savoir que j’avais touché mon but.

Le dernier discours de Nicolae Ceauşescu, le 21 décembre 1989, sur le place de la république à Bucarest (aujourd’hui, place de la Révolution) lors duquel ce dernier est conspué par la foule. A partir de 1:20.

À l’École polytechnique, j’apprends que, lors du meeting organisé par Ceaușescu le 21 décembre 1989 devant le siège du comité central du parti communiste roumain, la population s’est retournée contre lui. C’était quelques jours seulement après la répression des manifestations spontanées de Timișoara, le 16 décembre, et tout le monde était très en colère. À partir de là, je passe dans la rébellion. Une grande barricade s’était rapidement formée dans le centre de Bucarest, près de l’hôtel Intercontinental, qui bloquait tout le boulevard. En début d’après-midi, je décide d’aller voir et je fais le choix de rester sur place.

Là, nous n’avons jamais été plus d’une centaine. Et ceux qui tenaient cette barricade étaient tous très jeunes : les étudiants étaient partis en vacances et beaucoup n’étaient que des jeunes gens âgés de 15 à 17 ans, des lycéens. Sans eux, rien n’aurait été possible. La fébrilité était telle que nous n’avons pas réellement pris le temps de faire connaissance : le seule chose qui était réellement importante c’était de résister. Même si des milliers et des milliers de personnes venaient nous voir, les gens restaient à une quinzaine de mètres. Nous leur criions de venir nous rejoindre mais jamais personne n’est venu. Au moment où le régime décide d’en finir, vingt minutes avant minuit, nous étions alors 81. Et 39 sont tués par les tirs des militaires et de la police. Sur le moment, je pense que moi aussi je vais être assassiné et que jamais ma famille ne saura ce qu’il est advenu de moi. Car sur le moment personne n’imaginait un seul instant que douze heures plus tard le régime aurait disparu.

J’ai pourtant la chance d’avoir la vie sauve et de ne pas même être blessé. Je parviens à m’enfuir, d’ailleurs sans grande difficulté puisque je passe cinq barrages militaires pour rentrer chez moi sans jamais me faire arrêter. J’ai eu l’explication bien plus tard. Au dernier moment, le ministre de la Défense avait donné l’ordre aux militaires – mais un peu trop tard – de ne pas ouvrir le feu. Le lendemain, très tôt, je me rends à l’École polytechnique et je raconte les événements de la veille à mes collègues. Un ou deux savaient car ils avaient écouté Radio Free Europe qui a toute la nuit retransmis des informations. Je les invite à rejoindre la foule qui commence à partir de ce moment à converger en masse en ville. Seize personnes me rejoignent. Mais parmi eux, il y a seulement un professeur et un chercheur ; tous les autres étaient des ouvriers ou des techniciens.

J’arrive sur la place de la république (aujourd’hui place de la révolution) où il y avait déjà une foule énorme et rien ne se passe mais on sait déjà que l’armée a abandonné le régime, notamment grâce au général Victor Stanculescu. Les gens crient : « L’armée est avec nous ! ». Après un moment assez long, Ceaușescu apparaît quelques instants seulement au balcon du siège du comité central. Mais c’est une question de quelques secondes, parce que les gens sur la place ont immédiatement commencé à hurler contre lui. Je me trouvais juste en face, sur la place en contrebas. J’étais à une cinquantaine de mètre et j’ai pu voir la peur sur son visage. Et puis, on connaît l’histoire, il a ensuite pris la fuite en hélicoptère depuis le toit du bâtiment.

Petre Roman s’adresse à la foule massée devant le siège du comité central du PC roumain à Bucarest, le 22 décembre 1989. Source : Wikipedia.

Sur la place, il y avait un petit fourgon qui appartenait à l’Institut de modernisation énergétique. Il y avait là plusieurs de mes anciens étudiants. Et sur ce véhicule, il y avait un grand haut-parleur. Je suis parmi les premiers à investir le bâtiment du comité central et la première chose que nous voyons ce sont des soldats en tenue militaire qui portaient le bleu caractéristique de la Securitate mais avec leurs armes posées à leurs pieds.

Je me suis dit alors : « ça y est, c’est fini ». Je monte, nous faisons irruption sur le balcon. Mes anciens élèves avec moi me disent : « il faut que vous parliez ! ». Et je leur réponds : « Parlez ? D’ici ? Mais comment ? ». Ils m’expliquent qu’avec le haut-parleur qui est en bas, ils peuvent brancher un micro. Ils trouvent un fil d’une centaine de mètres et réussissent à installer le matériel ; et cela fonctionne, je parviens à m’adresser à la foule sur la place. J’ai dit quelques mots banals : « Nous proclamons ici, aujourd’hui, l’abolition du pouvoir et du régime de Ceaușescu. Nous proclamons ici, aujourd’hui, le pouvoir du peuple. Nous voulons ici et aujourd’hui la démocratie ».

Que pensez-vous de la rumeur encore aujourd’hui persistante selon laquelle la chute de Ceaușescu aurait été inspirée par le KGB depuis Moscou ?

Ça n’a aucun sens. Après avoir vécu ce que j’ai vécu sur la barricade et dans les jours qui ont suivi, je peux vous affirmer que cela n’a aucun sens.

Lorsque vous êtes nommé à la tête du gouvernement, vous n’avez alors que 42 ans. Avec Ion Iliescu, vous êtes tous deux considérés comme les principaux artisans de la Révolution de 1989. Quelles étaient vos relations ? Comment avez-vous travaillé ensemble ?

Les jours qui suivent la chute de Ceaușescu sont particulièrement difficiles. L’armée prend dans un premier temps le contrôle. Pendant trois jours, la situation n’est pas claire du tout jusqu’au jugement puis l’exécution des époux Ceaușescu, le 25 décembre. Et puis, tout s’arrête. À ce moment là, Silviu Brucan discute avec Iliescu – moi je n’en savais rien, j’étais au ministère de la Défense – qui était alors unanimement reconnu comme le visage humaniste d’un régime communiste et donc le chef naturel du pays. Et Brucan propose à Iliescu mon nom pour prendre la tête du gouvernement.

J’étais surpris de cette offre car je n’avais aucune expérience en la matière. Ils m’ont donné trois raisons : la légitimité de la barricade, ma fonction de professeur dans l’enseignement supérieur, ma connaissance de l’Ouest et de ses régimes démocratiques. Mon âge, aussi, est entré en ligne de compte je crois car le communisme à l’époque c’était plus ou moins la gérontocratie. Et tout d’un coup, apparaît comme premier ministre un enseignant qui parle six langues et a fait ses études en France.

La première allocution télévisée, en français, de Ion Iliescu et de Petre Roman, le 26 décembre 1989. Archives : Institut national de l’audiovisuel (INA).

Avec Iliescu, nous fonctionnions bien ensemble. J’étais fougueux, j’avais des idées sur ce qu’il convenait de faire. Je connaissais bien l’économie roumaine. J’étais très conscient de la qualité et du potentiel humain qu’il y avait dans ce pays. Il y avait des milliers de spécialistes de très haut niveau. Iliescu tempérait davantage. Et d’ailleurs, dans un premier temps, il n’a pas été question de réforme puisque nous n’étions qu’un gouvernement provisoire. Je gère pourtant le pays avec une seule idée : mettre partout les gens les plus compétents et les plus méritants. J’ai dit à mes collaborateurs : chacun dans votre secteur, dans votre domaine, vous savez très bien qui est le plus à même d’assurer sa tâche. J’ai dit : c’est à vous de choisir mais je veux ceux là.

De gauche à droite, Dumitru Mazilu, Ion Iliescu et Petre Roman, le 23 décembre 1989. Source : Wikipédia.
On a coutume de parler de « révolution confisquée » pour qualifier la chute du régime communiste en décembre 1989 en ce que l’essentiel des cadres du régime sont restés en place après cette date. En somme, la Roumanie n’a pas connu de phénomène de lustration comme chez ses voisins. Quel est votre sentiment à cet égard ?

Malheureusement, les partis historiques qui remontent sur scène après la révolution mènent une activité politique très contre-productive. Ils veulent rompre radicalement et expliquent être les seuls à détenir la vérité démocratique. Ils accusent tous les autres d’être contaminés, empoisonnés par le communisme, voire complices de l’ancien régime. Les Roumains, eux, se disent : « Et notre vie ? Nous avons travaillé, construit, nous sommes fiers de ce que nous avons fait ».

Ils perdent donc les élections d’une manière très brutale. Et pour cause, avec un tel discours ! Donc, effectivement, ça commence mal. Ils avaient quand même un grand atout. Quelques personnalités du parti national paysan chrétien et démocrate, successeur du parti national-paysan de l’entre-deux-guerres, et du parti national libéral avaient subi de longues et dures années de détention sous le régime communiste. Et donc, ils avaient automatiquement le soutien de l’Ouest. C’est là la première erreur politique d’Iliescu qui aurait dû alors les associer politiquement à son action et au pouvoir. Il a manqué une réelle occasion.

Vous avez conservé la tête du gouvernement roumain jusqu’au 1er octobre 1991. Quels ont été les défis à relever ? Quelle était la situation du pays et quelles ont été vos priorités ?

La période du gouvernement provisoire a été très mouvementée, très difficile. Toute la boue qui s’était déposée au cours de la période communiste est remontée à la surface. Pas une seule journée ne se passait sans qu’il ne se déroule une manifestation, une protestation, une grève. Toutes les frustrations contenues se sont alors libérées. J’étais pour ma part conscient des dangers de décomposition de l’État. J’ai donc décidé de garder quelques grands serviteurs de l’État. Cela m’a énormément aidé. Par exemple, j’ai gardé le ministre des Finances, Ion Pățan. Il avait été proche de Ceaușescu. Il avait aussi été ministre du Commerce extérieur, ne parlait pas un mot d’anglais mais avait du génie. Il avait surtout des liens très étroits avec les États-Unis en raison du rapprochement opéré avec Nixon par Ceaușescu. Les hauts-fonctionnaires également sont restés.

« Mitterrand m’invite le soir dans ses appartements privés à l’Élysée et nous sommes quatre : François Mitterrand, son avocat Georges Kiejman, Roland Dumas et moi-même. Il me demande quels sont mes projets politiques. »

Quel rôle les pays européens occidentaux ont-ils joué alors ? Avez-vous bénéficié de soutien ? De quel ordre ?

Les pays européens nous ont beaucoup aidé. La première mission française en Roumanie était celle menée par Bernard Kouchner, dès le mois de décembre 1989. Le ministre des Affaires étrangères allemand, Hans-Dietrich Genscher, vient ensuite. Le premier soutien qu’ils nous apportent est de reconnaître le gouvernement. Ils offrent également un appui matériel, notamment l’Allemagne qui nous aide beaucoup. La France, elle, apporte un soutien politique très important et je suis invité en France dès le mois de février 1990 pour un colloque en Sorbonne intitulé « Où va l’Est ? ». Je suis invité par Willy Brandt car je m’étais personnellement exprimé en faveur d’une orientation libérale mais sociale-démocrate pour mon pays.

Le président François Mitterrand reçoit Petre Roman à l’Elysée, le 18 février 1990. Source : Petre Roman, Despre pasiune în vremuri de libertate, Bucarest, Cartea Românească, 2017 (droits réservés).

Et je suis reçu avec tous les honneurs possibles par François Mitterrand qui m’encourage énormément. Il est très passionné par la perspective de la recomposition des liens franco-roumains. Il comprend très bien les enjeux car c’est un homme très intelligent. Il exprime une vision très claire de l’Europe et de son avenir. Il est convaincu que la place de la Roumanie est en Europe, que la France est en quelque sorte son avocat – ce que plus tard dira ouvertement Jacques Chirac – et il m’offre donc son soutien total. L’Ouest à l’époque avait une grande amitié pour Gorbatchev. Les dirigeants européens voulaient donc composer avec lui car personne ne croyait au démantèlement de l’Union soviétique.

Mitterrand pensait ainsi mais en même temps il était assez réaliste et voyait très bien que la discussion avec Moscou ne changerait rien à la nature du régime. Or, j’avais déjà déclaré pour ma part que nous voulions en finir avec le communisme. C’est bien pour cela que j’avais été reçu partout avec tant de chaleur. Mais soyons franc, cela faisait un mois et demi que j’étais aux affaires, sans expérience. Je savais de la politique ce que j’avais appris de mon père. Je ne connaissais rien à la grande politique et à la diplomatie.

Le deuxième jour de ma visite à Paris, Mitterrand m’invite le soir dans ses appartements privés à l’Élysée et nous sommes quatre : François Mitterrand, son avocat Georges Kiejman, Roland Dumas et moi-même. Il me demande quels sont mes projets politiques. Il voulait peut-être comprendre quelle capacité politique je pouvais développer dans mon pays. Je lui réponds que je suis professeur, scientifique, que je suis ici pour assurer la transition et que je n’ai pas d’ambition particulière à rester en politique. Il avait senti cela chez moi et me dit que comme premier ministre j’ai donc des choses à faire. De façon un peu légère, je lui réponds : « Mais vous savez M. le Président, tous les cimetières sont remplis d’hommes irremplaçables ». Lui ne sourit pas du tout, et il me dit : « Mais, M. Roman, j’ai l’impression que vous ne comprenez pas la confiance que le peuple roumain a mis en vous. Réveillez-vous ! ». Cela a changé complètement la donne dans mon esprit car la leçon venait tout de même de Mitterrand et qu’il le disait avec une profonde conviction. Il avait d’ailleurs raison puisque les sondages d’ailleurs donnaient près de 95 % de confiance.

Vous avez ensuite été le président du Sénat roumain entre 1996 et 1999…

À la fin de 1996, notre coalition qui rassemblait le parti démocrate auquel j’appartenais, le parti paysan, le parti libéral et le parti hongrois bat Iliescu lors des élections. Je deviens alors président du Sénat. Au printemps 1999, nous obtenons un vote en faveur de l’intervention de la Roumanie aux côtés de l’OTAN contre la Serbie dans des conditions très difficiles. Je dirigeais alors la séance.

Le président Constantinescu disait de ne pas avoir besoin d’un vote parlementaire pour apporter une contribution militaire en soutien à l’OTAN. Mais j’ai insisté pour montrer qu’il y avait un soutien. C’était un signal très fort en direction de l’Ouest dans la perspective de l’adhésion à l’OTAN et l’Union européenne. Quand je deviens ministre des Affaires étrangères en décembre 1999, je commence ces négociations qui aboutissent en 2004 pour l’OTAN et en 2007 pour l’Union européenne.

S’agissant de l’avenir de la Roumanie, êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste ?

Pour l’instant, la politique ici piétine. Ce qui est le plus frustrant pour moi c’est qu’en 1989 j’avais retenu les meilleurs, les personnalités les plus brillantes. Et aujourd’hui, depuis 2001, le clientélisme s’accroît au détriment de la compétence et des responsabilités. Il ne peut pas y avoir de renouveau dans ces conditions. Et je suis navré d’avoir à faire ce constat.

Petre Roman

Premier ministre de la Roumanie entre 1989 et 1991, président du Sénat de 1996 à 2000 puis ministre des Affaires étrangères entre 1999 et 2000.

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