En Hongrie, « la pauvreté ne diminue pas dans le monde rural », selon Imre Kovách

Dans les campagnes en Hongrie, où les terres sont plus concentrées aujourd’hui que dans l’entre-deux guerres, des centaines de milliers de personnes vivent dans la misère, sans aucune possibilité d’en sortir. Le sociologue Imre Kovách, spécialiste du monde rural à l’Académie des sciences, peint un tableau très sombre de la situation sociale hongroise.

Entretien réalisé par László Szabó Zs., publié dans le Magyar Nemzet le 13 janvier 2018, sous le titre Százezrek nyomorognak esély nélkül. La traduction a été réalisée par Paul Maddens.

Imre Kovách, sociologue à l’Académie des sciences (à gauche). Photo : Infovilág.hu

Sept personnes sont mortes récemment à Dámác et Szerep à la suite d’un empoisonnement à l’alcool. Est-ce la conséquence de la grande pauvreté ou de l’absence d’espoir qui règne dans le monde rural ?

Je manierais avec prudence toute généralisation à partir de n’importe quel cas individuel, non seulement parce qu’il est difficile de dire ce qu’est le monde rural, mais parce que nous parlons de 3 à 4 millions de personnes, ce qui en soi représente une grande diversité. La misère et la majorité des personnes victimes de ces problèmes ces 30 dernières années se concentrent dans les communes rurales.

Dans votre livre « Le monde rural au tournant du siècle », vous utilisez l’expression « Zones dépressives en crise ». Dans celles-ci, est-ce que l’alcool et les drogues bon marché servent de traitement temporaire aux problèmes de ceux qui y vivent ?

Il est évident que ce phénomène est le signe de l’accumulation de traumatismes sociaux. En milieu urbain aussi, le chômage et l’absence d’espoir représentent un problème. Par contre, là où la pauvreté est présente de façon concentrée, les difficultés qui en découlent sont démultipliées car, même dans une ville moyenne, il y a davantage de solutions ou de traitements possibles que dans un petit village. Des municipalités s’efforcent de les traiter avec les programmes sociaux de distribution de terre. Sans les éradiquer, ces initiatives ont atténué la pauvreté de ceux qui vivent dans la plus grande misère. Cependant, la pauvreté en milieu rural ne diminue pas. Il est impossible de la traiter sans ressources extérieures. Pour cela, on a besoin de personnes capables de rédiger des demandes de subventions or, dans beaucoup de petites communes, il n’y a tout simplement personne qui en soit capable.

Quand l’école, la poste puis l’épicerie ferment dans un village, il n’est plus possible de revenir en arrière ?

Avec ses propres forces, d’aucune façon. La tendance peut s’inverser si des ressources extérieures deviennent accessibles grâce à des subventions ou par le biais d’urbains – de néo-ruraux – qui déménagent à la campagne.

Comment expliquer que de très petits villages, à la limite de la désertification, ne disparaissent pas ?

Il y a en effet un exode à partir des villages en situation de crise, mais on note aussi que les départs depuis les villes sont également caractéristiques. Ceux qui sont obligés de partir de la ville pour des raisons financières migrent là où ils entretiennent des liens familiaux et où la vie est moins chère. De plus, une partie de ceux qui vivent dans les petits villages ne peuvent émigrer car ils n’ont simplement nulle part où aller.

« Dans la première moitié des années 1990, du fait du repli de l’industrie socialiste, des zones en crise sont apparues dans les parties nord et nord-est du pays ainsi que dans le sud de la Transdanubie. »

Le départ des villes n’est-il pas contraire à la tendance propre de l’homme à l’exode rural depuis plusieurs dizaines d’années ?

Le mouvement s’est toujours fait dans les deux sens. Il est vrai que, de temps à autre, la migration des villages vers la ville a été plus forte, c’est pourquoi à partir des années 1960 l’installation à Budapest a été limitée, mais ce n’est pas un hasard s’il y a 300 000 habitants de moins dans la capitale aujourd’hui par rapport à l’époque où la population avait atteint son maximum. Une partie des plus aisés ont établi leur foyer à proximité de la capitale, d’autres, par contre, dans des villages plus pauvres.

Cela ne s’accompagne-t-il pas du fait qu’à cause du grand nombre de personnes contraintes de partir de la ville, le monde rural ne peut entretenir tous les travailleurs obligés d’y migrer ?

J’ai l’habitude de dire que le monde rural est trop peuplé car il ne peut subvenir aux besoins de ses habitants.

En même temps, le nombre de territoires appauvris et leur dimension changent-ils ?

Dans la première moitié des années 1990, du fait du repli de l’industrie socialiste, des zones en crise sont apparues dans les parties nord et nord-est du pays ainsi que dans le sud de la Transdanubie. Dans les dix à quinze dernières années, des tendances à prendre du retard se sont manifestées dans la partie centrale de l’Alföld, dans le département de Jász-Nagykun-Szolnok, le long du cours supérieur de la Tisza et dans les départements voisins ainsi que dans la partie sud du département de Bács-Kiskun et dans les territoires longeant les frontières roumaine et ukrainienne. Ce sont des territoires où les villes et les possibilités de développement manquent.

Dans quelle mesure peut-on considérer le travail d’intérêt général comme un moyen de développement du monde rural ?[1]Le terme « travail d’intérêt général » désigne ici le programme financé par l’état hongrois permettant aux municipalités d’embaucher en contrat à durée limitée des chômeurs de longue durée, en général sans qualification, pour des travaux d’intérêt général dans la commune. Il semble que ce soit plutôt le pouvoir qui profite de ces retombées en créant une relation de dépendance politique…

Il est difficile de juger si cette dépendance politique a été créée intentionnellement ou pas, mais son existence est incontestable. Si le travail d’intérêt général avait été conçu comme un outil de développement, alors il y aurait eu une alternative. Les programmes européens LEADER pour le développement du monde rural fonctionnent efficacement dans d’autres parties de l’Europe, chez nous, ils ont été trop bureaucratisés et centralisés (ah bah y’a pas qu’en Hongrie : je me bats tous les jours avec des dossiers LEDAER moi…). Le système LEADER a été justement créé pour que les dirigeants locaux des territoires où se déroule le programme de développement aient davantage la parole. Dès avant 2010 (année du retour au pouvoir de Viktor Orbán – Ndlr.), l’autonomie relative du programme n’était pas vraiment appréciée, après 2010 elle est devenue particulièrement étrangère au système et elle est désormais en voie d’extinction. Bien sûr, en tant que programme d’aide aux chômeurs, le travail d’intérêt général est une possibilité meilleure que l’assistance qui ne peut être une stratégie à long terme. En revanche, politiquement, le système des travaux d’intérêt général a pour résultat la persistance des rapports sociaux existants, il coince des centaines de milliers de personnes dans une situation sociale donnée. Là où il y a une forte demande pour le travail d’intérêt général, les PME ne se développent pas ou ne sont pas présentes et le manque de main d’œuvre ne se manifeste guère. De plus, à ma connaissance, aucune multinationale n’est allée s’installer dans un de ces territoires en perdition. Au regard de ces problèmes, le gouvernement ne peut faire état que de peu de choses car on ne perçoit aucun retour vers le marché du travail qui accompagnerait l’expansion économique.

« Quoiqu’on pense du socialisme, la couche sociale la plus pauvre pouvait progresser, même si le prix en était épouvantable. Ils avaient accès au logement, au travail, ils ne souffraient pas de la faim, ils pouvaient cultiver un petit bout de terrain près de leur maison et les enfants pouvaient aller à l’école.»

Qui s’adresse aujourd’hui à la couche sociale la plus pauvre ?

Ceux qui devraient ne le font pas.

Vous pensez au MSzP (Parti Socialiste) ?

A lui aussi. Je pense aux partis d’opposition. On verra aux élections qui s’adresse à eux (cet entretien date de janvier 2018, ndlr).

Selon le Bureau central des statistiques, trois millions de personnes vivent dans la pauvreté ; à l’époque de Horthy, l’écrivain Péter Veres parlait des pauvres sans terre « déguenillés et amaigris ». Dans quelle mesure la situation des pauvres actuels suscite plus d’espoir que celle des pauvres d’alors ?

Parmi les trois millions de personnes qui vivent aujourd’hui dans la pauvreté, 600 000 à 800 000 n’ont pas de logement et souffrent de la faim. Les autres, les 2,5 millions restants, vivent dans une situation quelque peu meilleure tout simplement parce que le monde progresse. Par exemple, les maisons sont connectées au réseau électrique. Aujourd’hui, les biens qui manquent sont d’une autre nature. En outre, essentiellement grâce à l’afflux des ressources de l’Union européenne, l’expansion économique, certes lente, a une influence sur la consommation, même celle des plus pauvres. D’un autre point de vue, leur situation est beaucoup plus mauvaise que celle des pauvres qui vivaient il y a 80 ou 100 ans. Autrefois, si un pauvre accédait à dix arpents de terre, alors il la cultivait de toute façon. Quoiqu’on pense du socialisme, la couche sociale la plus pauvre pouvait progresser, même si le prix en était épouvantable. Ils avaient accès au logement, au travail, ils ne souffraient pas de la faim, ils pouvaient cultiver un petit bout de terrain près de leur maison et les enfants pouvaient aller à l’école. L’aptitude à l’adaptation et à l’innovation des pauvres d’aujourd’hui s’est affaiblie et cela fait partie des indicateurs sociaux les plus sombres. Ces personnes n’ont aucune chance réelle d’apporter un changement à leur situation.

Est-ce que cela a un rapport avec ce que vous décrivez dans votre livre avec le concept d’« élimination des paysans » ?

Énormément. Dans la forme de vie paysanne, la capacité à gérer, l’aptitude à l’innovation, la volonté d’ascension étaient essentiels. Ces qualités manquent chez les plus pauvres et là je ne parle pas des 800 000 d’entre eux les plus défavorisés, mais également de la couche sociale située juste au-dessus. Si rien ne se produit pour eux à moyen et long terme, ce sera le plus grand problème de la société hongroise.

Pour en rester aux similitudes : l’écrivain Péter Veres écrivait dans les années 1930 que deux extrêmes malsains caractérisaient l’agriculture hongroise, les grandes propriétés de plusieurs milliers d’arpents et les propriétés naines non viables. Dans votre livre, j’ai lu que la concentration actuelle des terres rivalise avec celle de l’époque de Horthy.

Un recensement de la propriété terrienne a été établi en 1935. Elle est plus concentrée aujourd’hui qu’à l’époque. Cela n’est pas sain, c’est l’une des structures les plus concentrées en Europe. Mais s’il y avait un projet politique pour modifier cette structure et si ce projet se réalisait, cela ne serait pas non plus propre à modérer de façon importante la pauvreté concentrée dans le monde rural. En effet, l’agriculture n’est compétitive que si elle est dans une grande mesure mécanisée. Il est difficile d’imaginer que dans un autre système d’utilisation de la terre, deux millions de petits producteurs assureraient de quoi vivre à leur famille. Pour cela un changement beaucoup plus complexe est nécessaire.

« L’élite économique provinciale a compris dès les années 1997-98 que si elle voulait assurer le financement de son usine, de son magasin ou de son exploitation, il lui fallait se lancer dans la politique locale. »

La formation du système actuel de propriété des terres après le changement de régime s’est-elle faite dans la légalité ?

Au XXe siècle, la propriété de la terre a été plusieurs fois modifiée mais la politique a toujours prévalu sur les réalités économiques. Par contre, la structure actuelle a inéluctablement résulté de la privatisation intervenue après 1990. En outre, la privatisation a coïncidé avec la diminution du rôle de l’Etat, ainsi ni capitaux ni machines n’ont été affectés à la terre. Conjuguée à des législations inadaptées, cette situation a eu pour effet que les terres ont été acquises par ceux qui avait la capacité de mobiliser des capitaux. Schématiquement, autant de terres ont été attribuées à la clientèle socialiste et à celle issue de la droite. Le processus de concentration est apparu dès les années qui ont suivi le tournant du siècle et il n’est pas une conséquence du rattachement à l’Union européenne.

Allait-il de soi également que l’élite économique de province se tourne vers le Fidesz ?

L’élite économique provinciale a compris dès les années 1997-98 que si elle voulait assurer le financement de son usine, de son magasin ou de son exploitation, il lui fallait se lancer dans la politique locale.

Il y avait alors une force politique qui s’efforçait de s’adresser explicitement à eux et de les représenter : le parti des petits propriétaires (il s’agit là des petits agriculteurs, ndlr).

Aucun homme sensé ne faisait confiance au parti des petits propriétaires. Des études de cas ont montré que ces personnes se sont tournées vers le Fidesz dès cette époque et que cela a contribué à la victoire de Viktor Orbán en 1998.

Pourquoi pensez-vous qu’aucun homme sensé ne faisait confiance aux parti des petits propriétaires ?

La politique « à la József Torgyán » n’offrait ni vision d’un développement global de l’agriculture, ni la possibilité de développement des petites exploitations.

Il y a un groupe de députés Fidesz qui se dissocie de l’élite économique. Les membres de ce groupe agissent comme des quasi-suzerains, principalement dans l’Est de la Hongrie. Ils sont des acteurs essentiels de la vie politique et économique, exercent une forte emprise sur l’administration, font construire des stades dans leurs petites villes et font marcher une équipe de foot…

Le suzerain avait droit de vie ou de mort, il pouvait faire bastonner les serfs. Le pouvoir consiste en ce que ceux qui en disposent peuvent amener les autres, par tel ou tel moyen, à faire ce que, eux, veulent. Aujourd’hui, c’est avec d’autres moyens qu’ils exercent leur influence : c’est par le contrôle de l’utilisation des fonds européens qu’ils disposent d’une influence sur le fonctionnement de l’économie.

Est-ce que le système NER peut faire l’objet d’une description sociologique ? [Le « Système de coopération nationale » est une sorte de contrat social entre le Fidesz et le peuple, adopté en 2010 – Ndlr.]

Le NER est une réponse politique à une situation politico-sociale donnée dans laquelle ce sont seulement ceux qui ont été choisis qui peuvent accumuler un capital économique. Les fonds européens ont constitué cette base économique. L’intérêt du pouvoir est que la structure actuelle économique, sociale et surtout politique se maintienne avec ses contradictions. Cela est vrai également pour les couches moyennes : bien qu’insatisfaites de leurs conditions, la dissolution du système mettrait en danger leurs positions. Autrement dit, l’intérêt des couches moyennes est que les pauvres restent pauvres, car à un certain niveau donné de développement économique, les faire progresser se ferait à leur détriment. Par ailleurs, les aspects les plus insupportables et repoussants de ce système sont très loin des préoccupations des gens. Le Kulturkampf [combat culturel – Ndlr.] mené par la droite hongroise ne les intéresse pas. S’ils condamnent la corruption, ils ne font rien contre elle car leur intérêt le plus fort est que leur situation ne se dégrade pas. Par contre, ce que fait l’élite politique pour faire fonctionner le NER à travers les médias est sans aucun doute inacceptable entre autres, du point de vue moral. L’expression permanente de haine, la recherche de l’ennemi auront en effet des conséquences imprévisibles à travers les générations. Le gel de la structure sociale et son intégration politique mobilisent énormément d’énergie positive dans toutes les couches, ce qui entrave le fonctionnement efficace du système global et particulièrement celui de l’économie.

Est-ce que cela peut causer avec le temps une explosion sociale ?

La démolition du système actuel exigerait un changement radical et je ne suis pas sûr qu’une part suffisante de la société le souhaiterait. Ce n’est pas le cas aujourd’hui et je doute même que cela le soit le jour où ceux qui rejettent le gouvernement seront plus nombreux que ceux qui le soutiennent. Dans le même temps, il est pour moi très douteux que le NER constitue un modèle viable économiquement et socialement. Pour autant, le caractère de sujétion et la situation sociale extrêmement mauvaise ne sont pas dramatiques au point que s’exprime un rejet massif du NER. Sa suppression pourrait enfin évoquer aux yeux de cette frange de la population hongroise le désordre des années 1990 qui constitue toujours un efficace repoussoir.

Balázs Krémer : « En Hongrie, on se sert des travailleurs sociaux pour maintenir l’ordre »

Notes

Notes
1 Le terme « travail d’intérêt général » désigne ici le programme financé par l’état hongrois permettant aux municipalités d’embaucher en contrat à durée limitée des chômeurs de longue durée, en général sans qualification, pour des travaux d’intérêt général dans la commune.
×
You have free article(s) remaining. Subscribe for unlimited access.