La « Grande Union d’Alba Iulia » du 1er décembre 1918 semble avoir été le point d’orgue du récit national roumain, avec la création de la « Grande Roumanie » aux dépens de la Hongrie, de la Bulgarie et de la Russie. Ce nouveau format territorial n’est pas sans créer des tensions avec les minorités nationales durant l’entre-deux-guerres et fragilise grandement le régime monarchique, qui s’effondre en 1940 en faveur du dictateur d’extrême-droite Ion Antonescu.
Matthieu Boisdron, La Roumanie des années trente. De l’avènement de Carol II au démembrement du royaume (1930-1940), éditions Anovi, 2007, 224 pages.
A l’issue de la première guerre mondiale, la monarchie roumaine, qui s’était rangée du côté des alliés lors du conflit, s’agrandit considérablement. La « Grande Roumanie » (România Mare) double presque son territoire : elle étend bientôt son autorité sur la Bessarabie, la Bucovine, la Transylvanie, le Banat et réaffirme sa tutelle sur la Dobroudja méridionale.
Sur le plan extérieur, elle se dresse comme un contrepoids à l’expansion bolchevique et au révisionnisme des traités. Elle se place donc naturellement dans le camp des défenseurs de l’ordre de Versailles afin de garantir au mieux ses nouvelles frontières. En 1921, aux côtés de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie, elle forme la Petite Entente dirigée contre le révisionnisme hongrois. Elle se lie également avec la Pologne qui partage comme elle à l’égard de la Russie bolchevique des craintes légitimes. En 1926, elle signe une alliance avec la France. En février 1934, elle rejoint, avec la Grèce et la Turquie, une entente balkanique destinée à la prémunir des prétentions bulgares. Membre de la Société des Nations, la Roumanie se prononce en faveur de la politique de sécurité et de réduction des armements que déterminent successivement le pacte Briand-Kellog en 1928 et la conférence du désarmement qui s’ouvre en 1932. Bucarest joue donc le jeu de la sécurité collective et s’impose comme une puissance régionale de premier plan et un partenaire incontournable des grands pays.

Au changement d’échelle du royaume sur la scène internationale s’ajoutent de nombreuses mutations à l’intérieur même du pays. D’abord, des tensions internes apparaissent liées aux résistances des nouvelles provinces hostiles au centralisme de Bucarest et peuplées de minorités nationales (Hongrois, Allemands, Bulgares, Ukrainiens, juifs…). Ensuite, la vie politique roumaine se focalise très vite et presque exclusivement autour de deux grands partis dominants, le Parti national-libéral (Partidul Naţional Liberal), héritier des conservateurs disparus après la première guerre mondiale du fait de leur collaboration avec les Allemands lors de l’occupation du pays, et le Parti national-paysan (Partidul Naţional Ţărănesc) fondé en 1926.
Béla Borsi-Kálmán et la nation roumaine dans le miroir hongrois
Toutefois, après plusieurs années d’une relative prospérité économique et de certitudes en la force des principes de la sécurité collective, la Roumanie connaît dans les années trente, d’importantes et diverses difficultés. D’abord touchée de plein fouet par la crise économique mondiale, ensuite traversée par une exacerbation extrême des tensions politiques et enfin menacée sur ses frontières par l’évolution du rapport de force européen, la monarchie roumaine se révèle bien fragile et fait le choix de la radicalisation. L’échec de ce pari risqué contribue très rapidement à la perte de légitimité puis au renversement du régime et enfin au basculement de la Roumanie du côté de l’Axe.
Carol II (re)monte sur le trône
En 1893, le prince Carol (Charles), petit neveu du roi Carol Ier (1881-1914) et fils du roi Ferdinand Ier (1914-1926), est le premier des héritiers des Hohenzollern-Sigmaringen à naître sur le sol roumain. Immédiatement apparu comme le prince devant pérenniser l’assise de la famille régnante dans le pays, Carol se trouve bientôt à l’origine d’une querelle dynastique qui déstabilise fortement la Couronne.
Marié morganatiquement, en 1918, à Ioana « Zizi » Lambrino, de laquelle il aura d’ailleurs un premier fils, Carol est contraint par sa famille à la séparation et à un nouveau mariage avec Hélène de Grèce en 1921. De cette nouvelle union naît, l’année suivante, un héritier : Mihai (Michel). Très vite, le chef du parti national-libéral au pouvoir, Ion Brătianu, fort du soutien du roi Ferdinand, cherche à évincer Carol avec lequel il se trouve en opposition plus ou moins directe. La séparation progressive mais non officielle de Carol et d’Hélène depuis 1923/24 et la nouvelle idylle du prince avec une roumaine d’origine juive, Elena Lupescu, vont donner le prétexte nécessaire à cette mise à l’écart. En décembre 1925, Carol signe ainsi un acte de renonciation au trône dans des conditions qui apparaissent comme le résultat d’une savante manipulation liée au scandale suscité par la liaison du prince. La mort de Ferdinand Ier en juillet 1927, puis le décès de Brătianu en novembre 1927 et enfin l’accession des nationaux-paysans au pouvoir en 1928 ouvrent des perspectives favorables au retour de Carol. Jouissant de la confiance de l’armée et pouvant s’appuyer sur un mouvement « carliste » en pleine expansion dans le pays, le prince déchu quitte son exil français dans le plus grand secret, le 4 juin 1930, embarque dans un avion et atterrit à Bucarest le 6. Malgré la résistance des libéraux à son retour, malgré le souhait des nationaux-paysans de voir le prince endosser le seul titre de régent, Carol manœuvre avec habileté et retrouve son trône, avec l’aval du Parlement roumain, le 8 juin 1930.

N’ayant que peu d’estime pour le système parlementaire, le jeune Carol II est désireux de régner et de jouer un rôle central dans la vie politique du royaume ; à la différence de son père, plus respectueux de l’esprit des institutions et très proche des libéraux. En outre, tout laisse à penser que le nouveau roi de Roumanie trouve chez son homologue yougoslave Alexandre Ier un modèle ; lui qui s’est imposé comme chef incontesté du royaume en 1929. Quelques années plus tard le roi de Bulgarie Boris III agira de même. C’est donc naturellement une solution d’Union nationale que Carol cherche à imposer à son plus grand profit. Mais du fait de sa responsabilité dans les événements de 1925 et de son opposition acharnée au retour du roi, le parti libéral est écarté du premier gouvernement de Carol qui choisit de mettre à sa tête le chef de file des nationaux-paysans, Iuliu Maniu.
Des tensions ne tardent toutefois pas à survenir entre les deux hommes qui poussent Maniu à la démission en octobre. Cet épisode permet au roi de revenir à son projet initial de cabinet de concentration. Il cherche donc à faire sceller une entente en ce sens au mois d’avril 1931. La manœuvre fait pourtant long feu et se solde par un échec, les deux partis voyant clair dans le jeu du souverain et refusant d’être marginalisés et manipulés. C’est finalement avec Nicolae Iorga, le grand historien roumain nommé président du Conseil, que Carol II entreprend son programme. La coalition très hétérogène emmenée par Iorga, à laquelle se sont finalement ralliés les libéraux – espérant sans doute un rapide retour au pouvoir – mais pas les paysans, remporte les élections législatives de mai 1931. La démission de Iorga en mai 1932 et son remplacement par Alexandru Vaida-Voevod, une des figures du parti national-paysan, contribue à brouiller encore un peu plus des lignes déjà fortement bousculées. Les élections anticipées de juillet 1932 marquent, quant à elles, le retour des nationaux-paysans au pouvoir ; Maniu et Vaida-Voevod se succédant alternativement à la tête du gouvernement jusqu’en novembre 1933. Après l’état de grâce relativement court qu’a connu Carol, les premières difficultés du roi signifient la mise en suspens (temporaire) de son projet de renforcement du pouvoir royal, mis en échec par une forte opposition politique et par la crise économique et budgétaire dans laquelle s’enfonce chaque jour un peu plus la Roumanie.
Le retour au pouvoir de Carol II, souverain jeune perçu comme énergique et volontaire, a immédiatement cristallisé beaucoup d’attentes de la part de l’opinion publique et suscité concomitamment les réserves de la classe politique. Mais dans un contexte de crise particulièrement prégnant dans le pays, l’usure du pouvoir survient rapidement et des contestations violentes ne manquent pas d’apparaître.
Une monarchie en crise
La Roumanie est violemment touchée par la crise économique mondiale qui s’abat sur l’Europe à l’orée des années trente. Si des causes conjoncturelles viennent naturellement expliquer ce phénomène, il faut également noter que des faiblesses structurelles propres au pays s’y sont greffées qui expliquent la violence des conséquences que subissent la monarchie balkanique et son peuple.
Dès 1924, l’économie roumaine retrouve pourtant son potentiel d’avant-guerre et le développement est durable jusqu’en 1928. La production industrielle connaît un accroissement rapide qui bénéficie surtout aux secteurs minier et pétrolier. L’État, principal actionnaire du secteur pétrolier, engrange par conséquent d’importants bénéfices qu’il partage avec des sociétés mixtes aux capitaux anglais, français ou américains. Le pays s’industrialise quelque peu mais la vitalité du secteur est fragile : jeune, concentré et cartellisé, donc peu diversifié et peu compétitif, il est artificiellement protégé par le gouvernement libéral en place qui mène une ferme politique protectionniste tout au long des années vingt par l’application d’un haut tarif douanier. En outre, il pèse peu dans l’économie du royaume qui demeure un pays agricole où le niveau de vie reste parmi les plus faibles d’Europe.
Car si la réforme agraire a permis après guerre de donner la propriété de la terre à de nombreux petits agriculteurs, elle reste inachevée. En 1930, 6 700 grands propriétaires détiennent encore à eux seuls environ 20% du sol alors que 2,5 millions de petites propriétaires s’en partagent à peine 30%. Confrontée à un morcellement excessif des terres et à une surpopulation rurale que les emplois urbains ne peuvent résorber, la paysannerie roumaine, déjà endettée, est mal équipée et ne peut moderniser ses équipements. Par conséquent les rendements sont faibles et sont d’environ moitié moins de blé à l’hectare qu’en France à la même époque. Les Roumains ne sont donc objectivement pas préparés à la crise des prix qui survient très vite au début des années trente alors que la bonne santé du pays au cours de la décennie précédente n’avait pas révélé les déficiences structurelles du pays. Dès octobre 1930, on note une baisse de 60% du prix du blé par rapport à 1928. L’effondrement du pouvoir d’achat d’une population rurale largement majoritaire entraîne immédiatement des difficultés d’autant plus graves que les agriculteurs propriétaires, fortement endettés, ne peuvent plus honorer leurs créances. Les conséquences sur le secteur bancaire et les conditions de crédit deviennent sensibles. Le commerce ainsi que le secteur industriel sont bientôt touchés. Au début de 1931, on compte ainsi 20% de chômeurs (environ 250 000 personnes) parmi les ouvriers, certes très minoritaires dans un pays qui compte 18 millions d’habitants. Enfin, l’avilissement des prix des produits pétroliers et l’insuffisance des recettes fiscales altèrent les finances de l’État.
Il faut ainsi recourir au soutien extérieur. En 1929, un premier emprunt auprès de la France avait permis la stabilisation de la monnaie roumaine, le leu. En mars 1931, un nouvel emprunt est naturellement contracté auprès de la banque de Paris et des Pays-Bas (Paribas). L’année 1932 est néanmoins catastrophique pour le budget de l’État roumain qui peine, par exemple, à payer ses fonctionnaires. Dans ces conditions particulièrement délicates, le principe du recours au soutien technique de la SDN est acquis à la fin de l’année malgré les réticences du Parlement et de l’opinion publique. Les années 1933 et 1934 restent pourtant très difficiles et c’est seulement en 1935 que la reprise économique permet le redressement des finances roumaines. La production de pétrole repart à la hausse et représente désormais la première source de revenus à l’exportation, devant l’agriculture. Le maintien des dépenses militaires et donc des commandes de l’État a également permis à l’industrie de tenir le choc. La métallurgie et le textile profitent de cette dynamique. La balance du commerce extérieur redevient excédentaire. Une meilleure et plus rigoureuse perception des impôts, des économies dans chaque ministère, un effort fiscal supplémentaire de la population et d’autres mesures du même ordre permettent le retour à l’équilibre du budget à partir de 1936.
La crise que connaît le pays est sévère et ses conséquences politiques sont particulièrement remarquables. Les difficultés économiques que rencontre la population se conjuguent, mais surtout se heurtent, à un système démocratique imparfait que veulent pourtant s’approprier les Roumains, à l’incapacité d’une classe politique déconsidérée à répondre aux préoccupations du moment, à une société perçue comme sclérosée ou encore à la dégradation de la situation internationale. Cette crise sévère ouvre ainsi la voie à une contestation extrémiste violente.
Le temps des mécontentements et des contestations
Focalisée autour des deux seuls grands partis dominants, la vie politique roumaine du moment est marquée par la fraude ou encore de nombreux scandales politico-financiers. Tout cela contribue progressivement à la perte de légitimité d’une classe politique perçue comme sclérosée, népotique, et donc à l’émergence d’une forte contestation puis à l’éclatement de violences politiques.
Et ce sont bien les questions sociales qui expliquent le déclenchement de la grande grève du début de l’année 1933 en Roumanie qui démarre chez les cheminots et les ouvriers de l’industrie textile et pétrolière. La proximité de l’URSS et la question toujours vive de l’annexion de la Bessarabie par Bucarest en 1918 ainsi que la peur d’une manipulation depuis Moscou ont conduit l’ensemble des gouvernements à lutter vivement contre la propagande et les mouvements d’inspiration communiste qui ont été très tôt interdits. Les arrestations sont donc importantes et s’avèrent efficaces pour juguler l’agitation. Le nombre relativement faible d’ouvriers en Roumanie explique aussi que l’extrême-gauche peine à recruter et ne rencontre qu’un succès très limité en Roumanie. Par conséquent, son déclin est très net dans la seconde moitié des années trente.
« La Roumanie voit se développer une extrême-droite dont le message semble devoir répondre aux valeurs d’une majorité de Roumains
Menacée sur ses frontières, contestée de l’intérieur par l’agitation des populations minoritaires, sensible à une forme de discours nationaliste inquiet et enfin touchée de plein fouet par une sévère crise économique, la Roumanie voit se développer une extrême-droite dont le message semble devoir répondre aux valeurs d’une majorité de Roumains. Les cadres des multiples mouvements, parfois groupusculaires, de cette extrême-droite qui cherche à rallier les petits et moyens propriétaires terriens sont pourtant issus des classes moyennes urbaines et possèdent un certain niveau d’éducation. Étudiants aux perspectives professionnelles bouchées, militaires ou fonctionnaires peu reconnus et mal payés, tous voient leur volonté de promotion sociale et leurs ambitions contrariées.
Mais la radicalisation est manifeste à mesure que croissent les difficultés du pays. Les « vieux » extrémistes de droite légalistes, antisémites et fidèles à la monarchie, tels Alexandru Cuza ou Octavian Goga, qui connaissent un succès toujours relatif dans les urnes, sont ainsi progressivement supplantés par une nouvelle génération séduite par le fascisme. Corneliu Zelea Codreanu, le fondateur de la Garde de Fer[1]Fondée en 1927, ce mouvement, au gré des dissolutions dont il fut l’objet, pris successivement le nom de Groupement Corneliu Codreanu (Gruparea Corneliu Codreanu), de Garde de Fer (Garda de Fier), de Tout pour la Patrie (Totul pentru Ţsară) et enfin de Mouvement légionnaire (Mişcarea Legionară)., incarne indéniablement ce « renouveau ». Jouissant d’une relative indulgence royale – Carol II voyant dans l’extrême-droite un moyen utile pour affaiblir les partis – la Garde de Fer est toutefois immédiatement combattue par Ion Duca, le successeur de Vaida-Voevod au poste de président du Conseil. Celui-ci la fait interdire, ce qui suscite son assassinat au mois de décembre 1933. Sous le gouvernement de Gheorghe Tătărescu, qui a remplacé Duca, elle connaît une forte progression de son audience dans l’opinion publique, ce qui lui permet de s’attaquer de plus en plus ouvertement à la monarchie et à Carol II dont la politique étrangère, fidèle aux alliances traditionnelles de la Roumanie avec Londres et Paris, est vigoureusement remise en cause.
Les élections législatives de décembre 1937 marquent une étape. Pour la première fois, le parti au pouvoir ne peut obtenir les 40% des suffrages nécessaires, selon la loi électorale roumaine, à l’obtention de 70% des sièges à la Chambre des députés ; la régularité du vote ayant été surveillée de près par les nationaux-paysans et le mouvement de Codreanu qui n’a pas été, cette fois, écarté du suffrage et qui obtient ainsi 66 députés. Cette consultation est surtout un cinglant désaveu pour Carol II. La coalition gouvernementale, si elle demeure majoritaire, est très loin de disposer de la majorité absolue. De circonstance, elle est en outre très hétérogène, donc peu fiable. C’est dans ce contexte qu’à la surprise générale, le roi décide d’appeler à la présidence du Conseil le chef du parti national-chrétien, Octavian Goga, arrivé en quatrième position après la coalition gouvernementale majoritairement libérale, les nationaux-paysans et les partisans de Codreanu. Réticent à maintenir un cabinet libéral clairement désavoué, refusant de solliciter Maniu avec lequel il est en conflit ouvert, ne pouvant raisonnablement faire appel à Codreanu, Carol fait le choix de Goga. Celui-ci ne disposant d’aucune majorité, le souverain a certainement parié sur un échec rapide, sans doute destiné à décrédibiliser l’extrême-droite aux yeux de l’opinion et à préparer le terrain à une reprise en main plus directe du pays.
En somme, l’émergence d’une classe moyenne bourgeoise revendiquant des responsabilités, la constitution d’un prolétariat ouvrier et paysan relativement éduqué et politisé au sein d’une démocratie balbutiante, et donc imparfaite, suscitent des tensions aggravées par les difficultés économiques. C’est tant pour répondre à la progression de l’agitation extrémiste que pour satisfaire ses ambitions personnelles que Carol II, en 1938, provoque un coup de force et s’empare du pouvoir.
Une réponse autoritaire
Ayant mené une politique exclusivement antisémite, le cabinet Goga – qui ne disposait d’ailleurs pas de la majorité nécessaire à la Chambre et qui devait donc pour cette raison légiférer par décret-loi – ne s’est maintenu aux affaires que quelques semaines.
Aux nombreuses mesures vexatoires et discriminatoires ciblant les Juifs du royaume, à la progression de l’agitation et des violences antisémites menées par des partisans de l’extrême-droite sûrs de leur impunité, vient dès le mois de janvier 1938 s’ajouter un décret-loi portant sur la révision de la citoyenneté des Juifs. Ce texte opère une distinction des Juifs en trois catégories : ceux des nouvelles provinces conquises à l’issue de la guerre, ceux du « Vieux Royaume » dans ses frontières d’avant-guerre et naturalisés en 1919 ou depuis cette date, et enfin les Juifs du « Vieux Royaume » naturalisés avant 1919. Pour les deux premières catégories, la révision s’opère sans exception. Fixant des conditions très dures et des délais très courts , la grande majorité des Juifs se trouve dans l’incapacité de répondre aux critères fixés. Les conséquences sont immédiates : de milliers de Juifs tentent de quitter le pays, retirant leurs avoirs et cherchant à vendre leurs biens, ce qui suscite un réel désordre économique qui, paradoxalement, vient alimenter la fièvre antisémite qui s’est emparée du pays. Ces mesures suscitent également une très claire désapprobation des alliés franco-britanniques de la Roumanie qui exigent des éclaircissements et la modération de la politique raciale du gouvernement roumain. Dans ces conditions, Carol II renvoie dès le mois de février 1938 le cabinet Goga et installe à sa place le patriarche de Roumanie, Miron Cristea.
Immédiatement, une nouvelle constitution, qui renforce considérablement les prérogatives du souverain, est présentée et ratifiée par plébiscite. Au mois d’avril, les organisations politiques sont dissoutes. Au mois de décembre, un parti unique, le Front de la renaissance nationale (Frontul Renaşterii Naţionale), est créé. Cette organisation devient la seule à pouvoir proposer des candidatures aux élections. Toute activité politique menée en dehors du FRN est considérée comme clandestine. S’il adopte le style et l’apparence des partis uniques des régimes totalitaires (uniforme, salut à la romaine…), il demeure une initiative venue « d’en haut », du pouvoir, et ne dispose pour cette raison que d’une faible assise populaire et d’effectifs modestes. Une organisation de jeunesse unique, la Straja Ţării, est également fondée. La presse est à son tour progressivement muselée et se met bientôt toute entière au service du régime. L’organisation territoriale du pays est enfin revue : dix nouvelles provinces, à la tête desquelles sont installés des résidents royaux aux compétences élargies, sont créées hors des provinces historiques afin de dissoudre les particularismes locaux. Mais ce renforcement brutal de l’exécutif s’accompagne d’une réelle volonté d’apaiser les tensions : la loi relative au droit de cité des Juifs, si elle n’est pas supprimée, est toutefois amendée et quelque peu assouplie.
Force est de constater pourtant que la violence politique demeure et que la reprise en main du pays s’avère bien difficile. Armand Călinescu, le ministre de l’Intérieur, fait ainsi arrêter Codreanu qui est condamné en mai 1938, après une parodie de procès, à une peine de dix ans de travaux forcés pour complot contre l’Etat avec le soutien d’une puissance étrangère (l’Allemagne aidait effectivement depuis 1937 environ le Mouvement légionnaire). Afin de mettre définitivement à bas l’organisation extrémiste en décapitant le mouvement qui poursuit attentats antisémites et provocations contre l’Etat, Călinescu fait exécuter Codreanu dans la nuit du 29 au 30 novembre 1938. Cet assassinat intervient alors que le roi se trouve auprès d’Hitler à Berchtesgaden. Celui-ci saura, en temps voulus, se souvenir de ce qu’il considéra alors comme une provocation et un camouflet. C’est le 21 septembre 1939 seulement que le Mouvement légionnaire, toujours soutenu par l’Allemagne et dorénavant dirigé par Horia Sima, répond à l’exécution de son chef et assassine Călinescu, devenu entre-temps président du Conseil (depuis mars 1939), au cours d’une violente embuscade contre sa voiture à Bucarest. Exécutés le soir même sans procès, les assassins verront leurs corps exposés pendant trois jours sur les lieux de l’attentat. La répression est féroce : plusieurs centaines de gardistes emprisonnés ou connus de la police sont exécutés.
Le retour de Gheorghe Tătărescu à la présidence du Conseil marque une pause de l’arbitraire royal et un certain apaisement : les gardistes encore emprisonnés sont par exemple amnistiés, le FRN est réformé et les anciennes forces politiques plus écoutées… Toutefois, l’évolution de la situation internationale, marquée en juin 1940 par l’effondrement de la France, le principal allié de la Roumanie, contraint le souverain, qui perd véritablement la main, à faire des choix difficiles.
Le démembrement du royaume et l’effondrement du régime
Le démantèlement de la Petite Entente suite au démembrement de la Tchécoslovaquie, l’invasion de la Pologne et enfin la défaite de la France ont successivement privé Bucarest de toutes ses alliances. La Roumanie se trouve, au mois de juin 1940, coincée entre deux grandes puissances hostiles, l’Allemagne et l’URSS, lesquelles sont liées depuis août 1939 par un pacte de non-agression augmenté d’un protocole secret délimitant leurs zones d’influence respectives.
C’est l’URSS qui ouvre le bal. Le 26 juin 1940, l’ambassadeur roumain à Moscou est convoqué par Molotov, le ministre des Affaires étrangères soviétique, qui exige, outre la Bessarabie, revendiquée de longue date et laissée à l’URSS en vertu du pacte germano-soviétique, la Bucovine septentrionale. Carol II, semble-t-il un temps décidé à résister, demande le soutien de l’Allemagne qui lui suggère d’accepter l’ultimatum. Le 28 juin, les autorités soviétiques s’emparent officiellement d’un territoire peuplé de presque 4 millions d’habitants et de près de 51 000 km². Quelques semaines plus tard, Hitler, décidé à satisfaire les revendications de ses alliés Hongrois et à s’emparer directement du pétrole que la Roumanie produit et raffine à Ploiesti, impose son arbitrage entre Bucarest et Budapest. Le 16 août, une négociation bilatérale s’ouvre à Turnu-Severin au sujet des revendications territoriales hongroises. L’opposition des Roumains entraîne une nouvelle réunion le 29 août, à Vienne, en présence de délégués allemands et italiens qui imposent leurs vues. La rétrocession d’une large partie de la Transylvanie (43 000 km² et 2,6 millions d’habitants) est décidée dès la nuit du 29 au 30. En l’espèce, la nomination en juillet 1940 de Ion Gigurtu à la tête d’un nouveau gouvernement favorable à l’Allemagne n’a eu aucun effet.

Tirant parallèlement profit de la situation difficile rencontrée par son homologue roumain, Boris III de Bulgarie obtient la réunion d’une conférence à Craiova le 19 août qui aboutit, le 7 septembre à un retour aux frontières de 1912 en Dobroudja. Face à cette avalanche d’humiliations imposées à la Roumanie, le peuple tourne sa colère contre le souverain considéré comme seul responsable de la situation. Les 2 et 3 septembre, de violentes manifestations, dirigées par l’extrême-droite, éclatent à Bucarest et dans quelques grandes villes du royaume. Afin de calmer cette opposition virulente, le roi appelle le 4 septembre à la présidence du Conseil le général Ion Antonescu, réputé proche du Mouvement légionnaire. Ayant reçu les pleins pouvoirs, Antonescu obtient l’abdication de Carol II. Le roi renonce le 5 à son trône au profit de son fils Mihai Ier avant de quitter définitivement son pays le lendemain (il décédera en exil au Portugal en 1953). Autoproclamé Conducător de la Roumanie, Antonescu autorise immédiatement l’armée allemande à entrer en Roumanie et met sur pied un gouvernement auquel prennent part plusieurs ministres légionnaires.
Si la Roumanie demeure un royaume et conserve un souverain aux pouvoirs réduits, elle se transforme en un « État national légionnaire » (Statul Naţional Legionar) fascisant dirigé par un dictateur réactionnaire contraint de composer, pour un temps, avec les chemises vertes d’Horia Sima.
Sous la pression des effets de la crise de 1929, la Roumanie affronte au début des années trente de nombreuses difficultés. Cette situation suscite bientôt une forte contestation extrémiste alimentée par les défauts d’un système parlementaire de façade. Dans ce contexte instable, le nationalisme intransigeant de l’extrême-droite séduit, rassure et lui assure finalement une audience certaine. La réforme autoritaire de l’État, initiée par Carol II, répond certes à sa conception de l’exercice du pouvoir royal mais ne réussit finalement pas à répondre aux enjeux du temps. La détérioration irrémédiable de la situation internationale vient consacrer l’échec du roi qui, dorénavant en première ligne, paie immédiatement le prix de son investissement personnel et consacre l’avènement d’un nouveau régime aligné sur l’Allemagne et rapidement satellisé par elle.
Silvia Marton : « En Hongrie on se lamente d’une amputation, en Roumanie on exalte un triomphe »
Notes
↑1 | Fondée en 1927, ce mouvement, au gré des dissolutions dont il fut l’objet, pris successivement le nom de Groupement Corneliu Codreanu (Gruparea Corneliu Codreanu), de Garde de Fer (Garda de Fier), de Tout pour la Patrie (Totul pentru Ţsară) et enfin de Mouvement légionnaire (Mişcarea Legionară). |
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