À Khotin dans le sud-ouest de l’Ukraine, avec des réfugiés qui ont fui Kiev

Taras fait le chauffeur entre Tchernivtsi et Irpin pour évacuer les gens. Sa femme s’est réfugiée à la campagne, dans l’ouest de l’Ukraine, avec le reste de la famille et des amies d’enfance. Dans leur tête, beaucoup de questions et d’inquiétudes, alors que les bombes russes pleuvent sur les villes d’Ukraine et que des milliers de réfugiés prennent la route de l’exil. Reportage.

Article publié le 16 mars sur Le Courrier des Balkans.

Lyudmila regarde avec nostalgie les photos de sa vie d’avant défiler sur son compte Instagram. Une vie confortable de classe moyenne éduquée, avec son mari Taras Andreyko, agent immobilier, et leurs deux enfants. Au début du mois de mars, la petite famille devait prendre l’avion pour des vacances en Espagne… Aujourd’hui, Taras est quelque part sur la route entre Tchernivtsi, dans le sud-ouest de l’Ukraine, et Irpin, dans la banlieue de Kiev, à deux pas du front. Avec sa voiture, il participe à des convois pour évacuer les gens de cette ville bombardée chaque jour par l’armée russe.

Lyudmila, elle, a trouvé refuge avec les enfants dans la maison d’enfance de Taras à Khotin. Cette petite ville se situe sur la route entre Kiev et le poste-frontière de Siret qui mène en Roumanie, à 50 km au nord-est de Tchernivtsi. Bâtie sur la rive droite du fleuve Dniestr, Khotin est célèbre pour sa forteresse. La ville a changé plusieurs fois de nom au fil des siècles et des appartenances, entre la principauté de Moldavie, l’Empire ottoman, l’Empire russe, la Roumanie, l’Union soviétique et l’Ukraine.

Dans la maison de Khotin, il y a aussi les parents de Ludmila ainsi que quatre amies d’enfance avec leurs compagnons et leurs enfants. Les amis ont remis en état la maison, construite en 1977 et inhabitée depuis 2014, à laquelle on accède par des chemins de terre remplis de trous et rendus boueux par la neige. Au bout de dix jours, la maison a fini par redevenir habitable et même chaleureuse, même si on est loin du confort moderne de Kiev. Il faut encore que quelqu’un passe pour réparer le ballon d’eau chaude : depuis qu’ils sont arrivés, ils font leur toilette avec de l’eau chauffée dans une grande marmite sur une vieille gazinière. « On espère que c’est temporaire », souffle Lyudmila.

“Dans nos têtes, on est toujours des soldats et s’il le faut, on prendra les armes. On est vieux, mais on n’a pas oublié comment s’en servir”.

Lyudmila, Lyssia, Ksusha et Sacha ont grandi à Hostomel, la « cité militaire » près de l’aéroport international de Kiev. Elles vivaient là, car leurs pères étaient dans l’armée au temps de l’Union soviétique. Hostomel a été l’une des premières cibles de l’armée russe, touchée par dès bombardements dès le 24 février. Les gens ont été forcés de fuir aussi vite que possible en emportant le minimum.

« On est partis le 25 février par des petits chemins dans les bois », raconte Misha, 63 ans, le père de Lyudmila, qui travaillait ces dernières années comme agent de sécurité dans un supermarché. Il ne voulait pas partir, mais ses enfants l’ont convaincu. Aujourd’hui, le vétéran de la guerre d’Afghanistan (1980-89) joue au nardy (jeu de table proche du backgammon) avec le père de Ksusha. « Dans nos têtes, on est toujours des soldats et s’il le faut, on prendra les armes. On est vieux, mais on n’a pas oublié comment s’en servir », assure-t-il. Ses yeux bleus retrouvent un peu de chaleur quand les enfants passent en courant près de lui. Comme Misha et Ksusha, eux aussi passent le temps en jouant.

Mais la première nuit, les enfants l’ont passée à pleurer. Ils ont entendu les explosions, le bruit des hélicoptères, ils ne comprenaient pas ce qui se passait. « On ne sait pas comment les protéger », reconnaît Lyssia, consciente que ce traumatisme les marquera probablement à vie. « Mais ils sont bien ici, ils sont dans leur bulle, ils jouent ensemble, ils s’amusent. On a de la chance de pouvoir être là… » Chaque jour, les parents essaient de leur faire un peu d’école, à tour de rôle, de la lecture et des mathématiques. Ils n’osent pas imaginer comment faire si ça dure. Le maire de Hostomel a été tué le 7 mars. Leur quartier a été investi par les soldats russes, des combattants tchétchènes vivraient même dans leur immeuble. « On ne sait pas s’il faut recommencer notre vie ici ou aller en Europe », dit Lyudmila, qui s’inquiète de ne pas parler d’autres langues que sa langue natale, rendant difficile une éventuelle émigration. « Mais on ne veut pas partir sans nos hommes. »

“On ne sait pas si nos maisons seront encore là. On est dans un entre-deux, tant que la situation n’est pas stabilisée, on ne peut pas faire de plan”.

« On ne sait pas si nos maisons seront encore là. On est dans un entre-deux, tant que la situation n’est pas stabilisée, on ne peut pas faire de plan », dit Mykhailo Klymenko. Ce chanteur et ingénieur du son avait un concert prévu avec son groupe ADAM le 19 mars à Odessa, ville stratégique du sud de l’Ukraine qui pourrait devenir la prochaine cible stratégique de l’armée russe dans le sud, après Marioupol. Il montre des photos de ses concerts à Kiev, qu’il ponctue d’un « good time… ». « Le matin ça va, le soir je déprime. Mais ici, c’est super comme conditions », relativise-t-il.

Jenia a plus de mal à relativiser, car il y a quelque chose qui le mine de l’intérieur. Ce développeur informatique de 41 ans, mari de Ksusha, fils d’un liquidateur de Tchernobyl, a laissé ses parents à Irpin. Ils n’ont pas voulu partir avec eux et maintenant ils sont coincés. Ils sont dans leur maison, mais dorment dans la cave. « Ils n’ont plus d’électricité ni de chauffage. Ils ont des provisions et un générateur, mais je ne sais pas combien de temps ils peuvent tenir comme ça », explique-t-il avec des larmes qui lui montent aux yeux. Il a du mal à garder un contact régulier avec eux. Les réseaux Internet sont endommagées. Les techniciens font ce qu’ils peuvent pour les réparer, mais les destructions vont trop vite… En Ukraine, on s’inquiète du possible grand black out.

Ce matin, Misha est allé au marché de Khotin pour acheter des légumes. Quand les commerçants ont appris qu’il venait de Kiev, ils n’ont pas voulu qu’il paient. Aux abords de la ville, des check-points avec herses, blocs de béton et hommes en armes se multiplient, traversés par des voitures immatriculées dans l’Oblast de Kiev qui se dirigent vers la Roumanie. Taras roule sur cette route, il emmène quatre personnes évacuées d’Irpin vers la frontière roumaine. Ce soir, il rejoindra Lyudmila, ses enfants et les autres à Khotin, dans la ville de son enfance qu’il pensait avoir quittée pour de bon, symbole du grand retour en arrière provoqué par la guerre. Cette maison, Taras et ses dix frères et sœurs voulaient la vendre. Leur mère ne voulait pas. Il faut croire qu’elle a eu raison.

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