(3/4) -Nombreux ont été les Polonaises et Polonais à avoir tourné le dos à l’Église depuis octobre 2020, après le jugement du Tribunal constitutionnel visant à quasi interdire l’avortement. Aleksandra K. a choisi l’apostasie en novembre dernier. Elle a accepté de raconter au Courrier d’Europe centrale son histoire. Le témoignage de cette Polonaise de 31 ans, depuis son « traumatisme remontant à l’enfance » jusqu’à sa colère face à l’hypocrisie du Clergé, illustre la sécularisation à l’œuvre en Pologne.

Je suis née dans une petite ville près de Toruń, la « base arrière » du père Tadeusz Rydzyk [le fondateur de la très conservatrice station Radio Maryja, proche du pouvoir conservateur – NDLR]. Ayant grandi dans une famille catholique, le dimanche était consacré à la messe, comme pour bien des Polonais. Quand j’étais enfant, nous célébrions à la maison la visite de « la sainte image de la Vierge Marie ». La photo, soigneusement protégée par un épais cadre en bois, passait d’appartement en appartement, pour laisser à chaque famille le temps de prier. C’est quelque chose qu’on nous enseignait dès le plus jeune âge : si l’on désire quelque chose, il faut commencer par prier. J’ai été élevée dans une société où l’Église est omniprésente, où les enfants doivent suivre des cours de religion à l’école et faire leur première communion.
Puis est venu le temps où, enfant, j’ai commencé à remettre en question la religion. « Tu dois croire, Dieu existe », me répondait-on alors bêtement. Ou encore : « si tu es croyante et que tu meurs, et que Dieu n’existe pas, eh bien il n’y aura rien à perdre. Mais si tu n’as pas la foi et que Dieu existe réellement, que vas-tu faire ? » On coupait court à mes réflexions.
Un jour, au retour de l’école maternelle, mon petit frère s’est mis à pleurer, inconsolable. Il sortait d’un cours de religion. Quand nous lui avons demandé ce qui n’allait pas, il a déballé ses craintes : « papa mourra le premier, parce qu’il est plus âgé, puis ce sera au tour de maman et de ma sœur… Et quand je serai enfin mort, qu’arrivera-t-il ? Comment Jésus pourra-t-il me trouver ? »
Jamais on ne m’a fait part, plus jeune, de quelconque scandale de pédophilie qui serait survenu dans la ville où j’ai grandi. Sans doute parce que ce n’est pas le genre de chose que l’on raconte à un enfant. Tant pis, puisque je suis moi-même une victime d’inceste. Pendant des années, j’étais terrifiée d’en parler à quiconque. C’est qu’en Pologne, les questions entourant la sexualité et les abus sexuels ont toujours été taboues. Il règne une impunité dans l’institution qu’est l’Église, qui a toujours tenu ce discours : « tout le monde doit porter sa croix, chacun est confronté aux difficultés de l’existence. Jésus, lui, l’a portée. Vous vous devez de faire comme lui. Il faut pardonner ses ennemis. La souffrance vous rapproche de Dieu… »
J’ai donc évolué dans cet univers en essayant, tant bien que mal, de mener une vie catholique.
Même si je continuais de temps en temps à aller à la messe, mon scepticisme à l’égard de la religion a grimpé d’un cran. Je me suis décidée à lire la Bible en entier. C’est ce qui m’a fait réaliser qu’en fait, les prêtres citaient les passages les moins problématiques. On polissait le discours.
Les années ont passé. Un jour, alors étudiante à l’université, j’ai décidé d’aller prier seule à l’église. C’était quelques années après mon premier piercing. Je vivais une crise, exacerbée par le traumatisme de mon enfance. L’église était donc l’endroit idéal, pensai-je, pour me calmer les nerfs. Je pleurais dans cette église vide, quand une religieuse est venue à ma rencontre. C’est là qu’elle a vu mon piercing. Et ne s’est pas gardée de commenter : « cet anneau est un signe de Satan ». Des mots parfaits, en quelque sorte, pour la femme brisée que j’étais…
La thérapie s’est présentée à moi ensuite. Et, même si je continuais de temps en temps à aller à la messe, mon scepticisme à l’égard de la religion a grimpé d’un cran. Je me suis décidée à lire la Bible en entier. C’est ce qui m’a fait réaliser qu’en fait, les prêtres citaient les passages les moins problématiques. On polissait le discours.
Certes, ce que j’ai lu, c’est l’Ancien Testament. On m’a déjà dit que nous devrions nous concentrer sur le Nouveau. Sauf qu’à mon sens, si l’on prend la religion au sérieux, il faut lire le livre en entier, pas juste la partie qui fait notre affaire. J’ai donc pris connaissance de toutes ces histoires terribles : sur le fait de donner des filles à violer, sur un père ivre qui violait ses filles, et ainsi de suite. En fait, dans la Bible, Dieu est cruel.
C’est aussi durant cette période que j’ai pris conscience du problème de pédophilie dans l’Église polonaise. La hiérarchie ecclésiastique assurait de sa volonté de résoudre ce problème, rien n’a été fait depuis. À chaque scandale qui éclatait, le scénario était similaire : les gens en parlaient, s’en offusquaient, puis au bout d’un moment, finissaient par oublier. Il en allait ainsi jusqu’au prochain scandale. Complètement dégoûtée, je n’ai pour autant rien fait à ce sujet. Je refusais d’être en porte-à-faux face avec mes parents. J’ai même fait baptiser mes enfants pour des raisons familiales : « que diront les gens ? », me questionnais-je.
Lorsque le PiS [parti national-conservateur au pouvoir] a remporté les élections, en 2015, la proximité entre l’Église et l’État n’a fait que s’accroître. Des ministres dansaient avec Tadeusz Rydzyk aux soirées Radio Maryja, des politiciens faisaient des allocutions à l’intérieur d’églises, des fonds de rénovation des monuments permettaient aux prêtres d’acheter des terres pour une fraction de leur valeur réelle… C’est insensé. Ce n’était plus possible de garder les yeux fermés.
Ces derniers mois, un changement social sans précédent a pris naissance en Pologne. Je n’ai jamais rien vu de tel. Rejoindre cette vague d’apostasie qui a suivi l’interdiction d’avorter [en cas de malformation du fœtus] allait pour moi de soi.
J’ai ensuite arrêté d’assister aux messes. J’ai perdu la foi. Il y a quelques années à peine, j’étais contre le droit d’avorter ; je suis aujourd’hui pro-choix. La réalité m’est apparue au grand jour : peu importe le type de religion dont il s’agit, souvent, cela est un parfait moyen pour manipuler les gens.
Mon mari et moi avons décidé que nos enfants ne feraient pas leur première communion. Récemment, nous avons été invités à la cérémonie de sacrement des enfants de notre cousine. Pendant le sermon, le prêtre a dit aux enfants de ne pas économiser de l’argent pour eux-mêmes, mais de le donner plutôt à l’église. Quoi ? Lorsque l’on m’a demandé si mes enfants ne se sentiraient pas laissés de côté pendant cet événement sacré (la plupart de leurs amis y assisteront), nous leur avons répliqué pour rire que nous les emmènerons à Disneyland.
Trop, c’est trop. Chaque fois que je parle à mon père de ces histoires de prêtres pédophiles, il est dégoûté, lui aussi, mais affirme n’aller « à l’église qu’à cause de Dieu, pas pour des prêtres ». À mon avis, assister aux messes, c’est une forme de soutien, une manière de montrer que le changement peut attendre au sein de l’institution.
Pendant un certain temps, donc, je pensais qu’en n’allant plus aux messes, cela suffirait. Mais ces derniers mois, un changement social sans précédent a pris naissance en Pologne. Je n’ai jamais rien vu de tel. Rejoindre cette vague d’apostasie qui a suivi l’interdiction d’avorter [en cas de malformation du fœtus] allait pour moi de soi. D’autant que l’épiscopat lui-même s’est félicité de ce durcissement du droit à l’IVG. Durant les manifestations pro-choix qui se sont enchaînées, c’est comme si j’avais trouvé la force de défendre et crier mes droits, mais aussi ceux de mes enfants, de mes amies. Cette fois, c’est du sérieux. Une véritable prise de conscience émerge, même s’il faut encore être patient : la sécularisation ne se fera pas du jour au lendemain, le PiS est encore très lié à l’Église…
C’est ma grand-mère qui est allée chercher le certificat de baptême, dans mon village natal, nécessaire pour officialiser l’acte d’apostasie. C’est l’une des premières personnes à qui je me suis confié à propos de l’abus sexuel dont j’ai été victime, plus petite.
Avant de délaisser officiellement la foi, j’ai cependant eu cette réflexion : peut-être allais-je le regretter ? Ça s’est avéré un grand soulagement. Je peux maintenant vivre ma vie comme je l’entends. Sans plus m’inquiéter du jugement des autres.