En Europe centrale, l’afflux de céréales ukrainiennes met les agriculteurs en difficulté

La réorientation des flux d’exportation des céréales ukrainiennes de la mer Noire vers l’Europe, facilitée par l’Union européenne, a déstabilisé les marchés d’Europe centrale.

La Pologne, la Hongrie et la Slovaquie ont tour à tour interdit unilatéralement l’importation de céréales ukrainiennes ces derniers jours. La Pologne est même allée jusqu’à en interdire le transit. La Commission européenne, qui avait mis en place ce mécanisme d’exportation l’an dernier, a jugé leur décision « inacceptable », lundi. Ce rebondissement intervient après plusieurs mois de tensions dans le monde agricole.

En Pologne, Roumanie, Slovaquie et Hongrie, les quatre États de l’Union européennes directement frontaliers de l’Ukraine ainsi qu’en Bulgarie, et dans une moindre mesure, en Tchéquie, les céréaliers font face à une situation difficile : leurs silos sont pleins et ils ne trouvent pas d’acheteur, même à un prix dérisoire (la tonne coûte actuellement deux fois moins cher qu’il y a un an en Pologne). Ils se plaignent de tonnes de céréales ukrainiennes arrivées depuis la guerre en Ukraine, qui n’auraient dû faire que transiter, et qui, des mois plus tard s’y trouvent encore. 

Cela fait plusieurs mois que le mécontentement agite les milieux agricoles dans la région et les manifestations se sont multipliées ces dernières semaines notamment en Pologne, en Roumanie et en Bulgarie. Elles visent les frontières avec l’Ukraine. En Pologne, l’un accord signé le 29 mars avec le gouvernement a pris l’eau (il prévoyait, entre autres, le rétablissement des droits de douanes ainsi qu’un système de caution pour assurer le transit) : les manifestations ont repris et le ministre de l’agriculture a fini par démissionner le jour de la visite de Volodymyr Zelensky, à Varsovie, le 5 avril dernier.

« Le grain ukrainien n’a pas traversé le pays en transit, mais des acheteurs sont apparus, souhaitant revendre avec une plus-value. »

Dans ces pays particulièrement engagés dans l’aide à l’Ukraine, les « corridors de solidarité » que l’Union européenne (UE) avait mis en place pour permettre aux céréales ukrainiennes de quitter l’Ukraine, après l’invasion russe de 2022 n’ont pas fonctionné comme attendu. Or pour se faire l’UE avait supprimé en juin 2022 les droits de douane sur l’importation de céréales ukrainiennes sur le territoire européen.

« Au fil des mois, les importations ukrainiennes ont commencé à augmenter grâce à ces corridors, qui ont contribué à faire baisser les prix : le grain ukrainien n’a pas traversé le pays en transit, mais des acheteurs sont apparus, souhaitant revendre avec une plus-value. D’autres ont acheté une matière première moins chère, notamment pour servir l’industrie de transformation (éthanol…). Dans tous les cas ces acheteurs ont encombré les stockages disponibles en Hongrie », analyse l’ économiste hongrois spécialisé dans l’agriculture Máté Csizmadia.

Appels à l’Europe

La Commission européenne avait annoncé, lundi 20 mars, avoir recours à une réserve de crise pour soutenir les agriculteurs de Pologne, de Roumanie et de Bulgarie. Au total, 56,3 millions d’euros seront attribués, dont 29,5 millions à la Pologne, 16,75 millions à la Bulgarie et 10,05 millions à la Roumanie. Des sommes jugées trop faibles par les pays concernés. Sans parler du fait que la Slovaquie et la Hongrie échappent au dispositif.

Le 3 avril, la Roumanie, la Bulgarie, la Pologne, la Slovaquie et la Hongrie ont cosigné une lettre adressée à la présidente de la Commission européenne. La missive demandait la mise en place de nouvelles mesures pour réduire les déséquilibres créés sur le marché par les importations massives de céréales ukrainiennes. Les cinq pays demandent ainsi à l’UE d’envisager la possibilité d’acheter des produits excédentaires, d’accélérer leur exportation vers l’Afrique et le Moyen-Orient et d’allouer des fonds supplémentaires pour les agriculteurs à titre de compensation. La lettre demande aussi le développement des infrastructures de transport afin d’envoyer les céréales ukrainiennes plus rapidement vers les pays de destination, et de faire en sorte « que ces stocks ne restent pas dans l’UE ». Les cinq premiers ministres ont également réclamé la mise en place de quotas d’importation et de droits de douane sur les céréales. Une demande difficile à honorer a fait comprendre le commissaire européen à l’agriculture Janusz Wojciechowski dans un entretien au quotidien polonais Rzeczpospolita, alors que la Commission s’apprête à renouveler le dispositif dans les prochains jours.

Le 7 avril, le ministre de l’agriculture ukrainien rencontrait son nouvel homologue polonais, affirmant que « la partie ukrainienne se retiendra, et ce jusqu’à la nouvelle saison, d’exporter le blé, le maïs, le colza et les graines de tournesol ». Pour l’instant l’accord n’a pas encore été signé et il est d’ores et déjà précisé que les céréales en transit ne seront pas concernées. Le 11 avril, on apprenait dans les médias que des moulins polonais avaient été victimes de tromperie, croyant acheter du grains polonais quand il s’agissait de blé ukrainien dit « technique », impropre à la consommation. En réalité, le programme semble particulièrement épineux en Pologne, dans la mesure où le pays semble surestimé les capacités de transport du pays quant aux céréales ukrainiens et a privilégié réserver les infrastructures portuaires polonaises au transport de charbon.

Des manifestations d’agriculteurs à Bucarest en Roumanie

En Roumanie, si l’exportation de céréales a permis au pays de devenir une plateforme commerciale importante et d’exporter massivement par la mer Noire, devenant ainsi le 2ème exportateur de blé de l’UE, les agriculteurs roumains se sentent laissés de côté. D’après eux, la concurrence provoquée par l’arrivée des céréales ukrainiennes, moins chères sur le marché, provoque une diminution du prix de leurs propres stocks. Selon les statistiques publiées par Kiev, des céréales ukrainiennes d’une valeur de 1,24 milliard de dollars sont entrées dans le pays. À cela s’ajoute la chute de la production céréalière de 50% en 2022 par rapport à 2021, provoquée par la sécheresse.

Le Forum des agriculteurs et transformateurs de Roumanie, une structure qui rassemble plusieurs associations de producteurs, a organisé vendredi 7 avril des manifestations dans la capitale Bucarest et dans le reste du pays, notamment aux frontières et au port de Constanţa. Les représentants critiquent notamment la « somme dérisoire » de 10 millions d’euros proposée par la Commission Européenne pour soutenir l’agriculture roumaine ; une somme que l’institution a décidé de revoir après les critiques émises par le président roumain Klaus Iohannis. Les producteurs réclament notamment des « conditions égales de productions » et que des taxes douanières soient imposées pour les céréales ukrainiennes qui arrivent dans le pays, si la Commission ne les compense pas à la hauteur.

Le Parti Social-Démocrate, qui fait partie de la coalition au pouvoir, souhaite suivre le modèle polonais : que la Roumanie soit un pays de transit mais non d’importation. L’Ukraine s’est engagée à discuter avec le pays pour trouver un accord. Radu Antohe, spécialiste de l’économie et des politiques agricoles, nuance la situation : « La Roumanie a également bénéficié de l’exportation de céréales, devenant un hub commercial important. Les éleveurs ont aussi pu acheter des céréales à un prix très bas. Selon moi, la solution est de séparer les intermédiaires : les céréales à destination des éleveurs peuvent être importée en Roumanie, tandis que le reste passe par le couloir de transit afin d’être exporté. »

L’affaire a suscité des récupérations politiques, notamment par le parti d’extrême-droite AUR

Il ajoute que des mesures de traçabilité devraient être mises en place afin de s’assurer de l’origine des produits, et que « ceux-ci soient fiables en ce qui concernent les analyses biochimiques ». Il concède qu’il existe en effet « des suspicions de mélange et le marché est perturbé par des produits de qualité douteuse. »

L’affaire a suscité des récupérations politiques, notamment par le parti d’extrême-droite AUR, qui ne souhaite plus que la Roumanie accorde autant de soutien à l’Ukraine. Radu Antohe déplore cette situation causée par « un manque de transparence et de communication des associations d’agriculteurs. » Un association de producteurs de maïs s’est d’ailleurs désolidarisée de l’Alliance pour l’agriculture et la coopération, critiquant des prises de paroles « populistes et anti-européennes. »

Radu Antohe conclue sur une note optimiste : « Il faut soutenir l’Ukraine, beaucoup d’agriculteurs roumains le comprennent. Les agriculteurs ukrainiens sont en route pour respecter les normes de l’UE, mais la guerre ralentit le processus. De l’autre côté, les agriculteurs des pays d’importation et de transit doivent également être soutenus. »

Hélène Bienvenu

Journaliste

Après avoir correspondu depuis Budapest de 2011 à 2018 pour de nombreux médias (dont La Croix et le New York Times), Hélène est retournée à ses premières amours centre-européennes, en Pologne. Elle correspond désormais, depuis Varsovie, pour Le Figaro et Mediapart, entre autres.

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