L’eau contaminée à l’arsenic touche un million de personnes en Serbie, Croatie et Hongrie

Voilà un nouveau scandale sanitaire, révélé par BIRN. Sur un territoire qui s’étend entre l’ouest de la Croatie, le nord de la Serbie et le sud de la Hongrie, l’eau du robinet affiche des taux de concentration en arsenic jusqu’à 27 fois supérieurs à la limite légale. Près d’un million d’habitants sont exposés depuis des dizaines d’années à une eau cancérigène… dans le silence des autorités.

Cet article fait l’objet d’une co-publication avec Le Courrier des Balkans.

L’eau du robinet a une couleur tirant vers le jaune brunâtre et un petit goût de métal rouillé. Il faut se boucher le nez pour la boire, mais les gens se sont habitués : il y a des dizaines d’années qu’ils la boivent et on ne leur a jamais dit qu’elle n’était pas potable. Pourtant, elle est contaminée à l’arsenic.

L’arsenic est un poison bien connu. Jusqu’à une certaine dose, il n’est pas dangereux pour l’organisme. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a recommandé de fixer la limite à 10 microgrammes (µg) par litre, l’Union européenne en a fait une loi pour ses États membres et certains pays candidats à l’intégration, comme la Serbie, l’ont également adoptée. Pourtant, sur un territoire qui s’étend de l’ouest de la Croatie, le nord de la Serbie et le sud de la Hongrie, les taux d’arsenic affiche des niveaux jusqu’à 27 fois supérieurs à la limite légale. En tout, près d’un million de gens sont touchés.

C’est Mirko Matijašević, citoyen croate et ingénieur informatique de 54 ans, qui a levé le lièvre, sans vraiment l’avoir cherché, en 2014 lorsqu’il est tombé sur une analyse d’échantillons d’eau de la ville croate de Vinkovci sur le site de la compagnie des eaux de sa région. L’analyse montrait un taux d’arsenic supérieur à 130 µg/litre. Mirko Matijašević ignorait qu’une longue exposition à l’arsenic augmentait les risques de développer des cancers de la peau, des poumons, du foie, de la vessie, des reins, mais il savait que cet élément chimique est un poison. Il a rapporté sa découverte dans son blog sur la vie quotidienne à Komletinci, le village voisin où il habite.

Depuis quand les autorités savaient-elles ?

« La compagnie des eaux à Vinkovci est l’endroit où le parti au pouvoir (l’Union démocratie croate, HDZ) fait employer ses gens. Les articles négatifs sont donc considérés comme une attaque contre le parti », explique-t-il pour décrire la réaction décevante des autorités après sa découverte. « Quand tu attaques le HDZ, tu n’es pas considéré comme un bon citoyen. »

Sa découverte a cependant fait bouger d’autres citoyens. Mirjam Bešlić, une jeune mère de 28 ans, est partie à Zagreb faire analyser un échantillon de 12 cm de ses cheveux à l’Institut pour la recherche médicale et la médecine occupationnelle. Les résultats ont fait état d’un taux d’arsenic trois fois supérieur au taux normal pour une femme adulte. « Je n’ai pas eu de problème jusque-là, mais mon docteur affirme que j’ai été exposée pendant longtemps et que le risque de cancer est plus grand », dit-elle.

Les autorités locales ont mis près de trois ans avant de déclarer l’eau courante de Komletinci non potable, après que les médias locaux se sont saisis de l’affaire. L’anxiété s’est alors transformée en colère. Depuis combien de temps les autorités sanitaires et politiques savaient ? « Si je le pouvais, je porterais plainte contre tous les directeurs des compagnies des eaux et contre les maires », assure Ivan Miljak, un serveur à la retraite de 60 ans. Il fait la queue avec d’autres habitants sur la place principale du village pour remplir ses bidons d’eau à partir de la citerne mise à la disposition de la population.

« Beaucoup de gens mourront encore à cause de l’exposition à l’arsenic dans l’eau courante. »

Il y a cinq millions d’années, une mer intérieure s’étendait sur une région appelée « bassin pannonien », à cheval entre la Croatie, la Serbie, la Roumanie et la Hongrie. Lors de l’assèchement du bassin, des sédiments de plusieurs kilomètres d’épaisseur se sont déposés. Aujourd’hui, les communautés vivant sur cette ancienne mer boivent de l’eau passant par des tubes traversant cette couche de sédiments riche en arsenic non-organique.

The Budapest Beacon a déjà rapporté en 2014 qu’environ 300 morts par an en Hongrie pouvaient être imputés à l’eau contaminée à l’arsenic. Gergely Simon, toxicologue à Greenpeace Budapest, estime qu’« encore beaucoup de gens mourront à cause de l’exposition à l’arsenic dans l’eau courante ».

Au total, 923 000 personnes sont concernées : 173 000 en Croatie, 100 000 en Hongrie et 630 000 dans la région de Voïvodine, dans le nord de la Serbie. À Novi Sad, le chef-lieu de la région, l’eau est bonne à boire, mais celle de Zrenjanin, 75 000 habitants, est l’une des pires, avec un taux de 194 µg/litre. L’eau de Subotica, 106 000 habitants, près de la frontière hongroise, affiche 106 µg/litre. Le record est détenu par la ville de Novi Bečej, 13 000 habitants, qui affiche un taux de 273 µg/litre, soit 27 fois la limite établie par l’OMS, sans que les autorités n’aient jugé bon de déclarer l’eau non potable.

Nemanja Vasković, propriétaire d’un bar-restaurant à Novi Bečej, achète de l’eau en bouteille pour lui et sa famille. Il ne connaît pas le problème de l’arsenic, mais il s’est fié à ses sens et a jugé l’eau mauvaise. Il estime à 30 euros son budget mensuel d’eau en bouteille, 10% du salaire moyen local.

L’ensemble des infrastructures de l’eau mis en cause

De la négligence à informer la population des risques jusqu’aux opportunités ratées pour réparer les infrastructures, l’enquête de BIRN met à jour l’échec des autorités à protéger la santé publique et à atteindre les standards européens dans des économies où boire de l’eau propre reste un luxe.

La présence de taux élevés d’arsenic dans l’eau met à jour l’absence de filtres là où il y en aurait besoin. Mais plus largement, c’est l’ensemble des infrastructures qui sont en cause. Saša Maksimović, le maire de Novi Bečej, rapporte que 60% des canalisations de la ville sont composées d’amiante, un autre cancérigène, et si vieilles que 40% de l’eau s’échappe par des fuites. « Les autorités locales essaient de trouver des solutions, mais pour l’instant nous n’avons pas la capacité de construire un système de purification et notre priorité est la rénovation du système de canalisations », déclarait-il en novembre 2017. En février, Novi Bečej a toutefois reçu un financement de 967 000 euros du Directorat de l’investissement de Voïvodine pour construire une usine de purification des eaux.

La Serbie a obtenu 160 millions d’euros en fonds de pré-accession pour les problèmes environnementaux. Mais selon Božo Dalmacija, professeur de technologie chimique à l’université de Novi Sad, l’installation de microsystèmes de purification pour filtrer l’eau dans chaque municipalité coûterait environ 700 millions d’euros pour toute la Voïvodine.

La Hongrie a manqué par deux fois, en 2009 et 2012, le délai fixé par l’UE pour ramener le niveau d’arsenic à la limite légale. 100 000 personnes et une trentaine de localités sont toujours concernées par l’eau à l’arsenic. Ils étaient un demi-million en 2004, l’année de son intégration, selon Martha Varga, directrice du département de l’eau à l’Institut de la santé publique à Budapest.

La Croatie, dernière intégrée à l’UE, a reçu 225 millions d’euros de fonds européens sur la période 2007-2020 pour des projets relatifs à l’eau. Aujourd’hui treize villes et villages sont concernés par le problème de pollution à l’arsenic. La Croatie a jusqu’à 2019 pour se conformer la législation européenne. Un délai qu’elle risque fort de dépasser.

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