Dans le train pour Budapest en compagnie de jeunes manifestants anti-Orbán

Samedi 5 janvier, Le Courrier d’Europe centrale est « monté à la capitale » en train avec des jeunes du parti Momentum et du Chien à deux queues qui partaient manifester contre le gouvernement de Viktor Orbán et sa loi sur les heures supplémentaires. Récit de cette rencontre.

C’était samedi 5 janvier, jour de grande manifestation contre la loi néolibérale sur les heures supplémentaires qui remue un peu la Hongrie depuis son adoption à la mi-décembre. Il neige fort, des croutes de glace rendent les routes difficilement praticables et le dôme de la merveilleuse basilique d’Esztergom peine à émerger de la brume. C’est depuis cette ville de trente mille habitants, capitale de la Hongrie du 10e au 13e siècle, riveraine du Danube de l’autre côté duquel se trouve la Slovaquie et située à une soixantaine de kilomètres de Budapest, que nous partirons.

Rendez-vous a été donné devant la gare, sur le groupe facebook de la section locale de Momentum, un petit parti créé par des jeunes qui a récolté 3 % des voix donc pas assez pour se hisser au parlement l’année dernière. Ce qui ne les empêche pas de se montrer très remuants et très visibles dans la vie politique hongroise, surtout quand il s’agit de manifester contre leurs ainés du Fidesz. Une heure de train avec Máté et Miklós va nous permettre d’en savoir un peu plus sur eux et ce qu’ils veulent pour la Hongrie.

Miklós à gauche, Máté à droite. (Photo : Corentin Léotard / Le Courrier d’Europe centrale)

Les deux ont vingt ans et sont étudiants, Máté en sciences politiques à l’Université Péter Pázmány, Miklós en technologie de l’information dans une autre Université (dont on n’entend pas le nom). En tout cas, on comprend rapidement que l’on a à faire à deux Budapestois, même si de fraîche date, et qu’ils ont simplement écourté le week-end chez leurs parents pour aller manifester. « On vient grossir les rangs de la manifestation, on en a ras-le-bol du NER, c’est à nous de construire notre propre futur », dit Maté, le plus bavard des deux.

Le NER, le système de coopération national mis en place par le Fidesz à son retour au pouvoir en 2010, sorte de contrat social qui place l’individu au service de la nation. « Ici on est dans un système typiquement postsocialiste, qui exploite la frustration des gens et les blessures de l’époque Kádár », analyse-t-il, à moins qu’il ne soit en train de répéter l’analyse de ses profs. « Fidesz prétend créer quelque chose de nouveau, mais en fait, on constate qu’il reproduit ce qu’il a connu du temps du communisme ».

« Franchement, on a peur de grandir dans une dictature »

La loi sur les heures supplémentaires adoptée le 12 décembre a été le déclencheur d’un mouvement social qui rejette dans son entier le régime national-populiste de Viktor Orbán. Les manifestations se sont cristallisées quelques jours sur la télévision d’Etat, la MTVA, accusée d’être le bras armé du pouvoir pour sa propagande. (En Hongrie, la télévision d’État prise pour cible par les opposants à Viktor Orbán)

« Notre plus gros problème, ce sont les médias de propagande qui abrutissent les gens, dit Máté. Ils n’ont pas de voix dans ce pays, les vieux se sentent bien dans ce système, ils y ont été habitués avec le communisme. Mais nous on ne veut pas de ça pour notre avenir ». Le même jour, une autre loi très controversée avait aussi été adoptée par les députés du Fidesz. Elle créé une juridiction parallèle dédiée aux affaires sensibles pour l’État, sous le contrôle du ministère de la Justice. « Cette loi est encore plus dangereuse car elle détruit la démocratie. Le Fidesz avait le parlement, maintenant il a aussi la Justice. Franchement, on a peur de grandir dans une dictature ».

Le train flambant neuf s’élance enfin, direction le sud-est à travers le petit massif des Pilis. Au tour de Miklós de donner son point de vue. Lui n’est pas encarté chez Momentum, il milite pour le Chien à deux queues, le fameux parti satirique qui fait rire le pays – surtout les jeunes – en tournant en dérision et même au ridicule l’autoritarisme du gouvernement. Il a une pique pour les anciens et une pour les jeunes : « Les vieux ne voient pas Orbán comme un dictateur. Les moins de trente ans, eux, ils s’en foutent de la politique, ils regardent les soap operas et ils croient tout ce qu’ils voient à la télé ». Et inutile de dire que la télé n’est pas un outil d’émancipation populaire… (En Hongrie, l’Europe apocalyptique vue par « Télé-Orbán »)

Maté, voit-il une grande différence entre les opinions des personnes qu’il connait à Esztergom, où il a grandi, et la capitale ? « Pas tant que ça, il n’y a que soixante kilomètres entre les deux. Par contre, j’ai un grand-père qui vit dans le sud-est du pays, et là, dans l’Alföld (la grande plaine de Hongrie), c’est autre chose. Dans ces régions pauvres, on ne veut rien avoir à faire avec la politique, Budapest semble très loin ».

« Macron aussi, ça marche bien, comme Soros, c’est le repoussoir » 

Le train qui traverse les collines enneigées s’arrête juste devant un bâtiment qui héberge une branche de l’Université Pázmány. A l’approche de Budapest, il est temps d’en savoir un peu plus sur Momentum. Le parti s’est fait connaître en organisant la pétition NOlimpia contre la candidature de Budapest à l’organisation des Jeux Olympiques, deux ans plus tôt. Il y a un an, nous avions interrogé une de ses fondatrices, Katalin Cseh, et celle-ci avait confirmé que « En marche est une source d’inspiration » (Momentum : « Aucun parti en Hongrie ne représentait notre génération »).

Momentum est-il un « En Marche » hongrois ? « On est jeunes et on veut juste essayer d’améliorer les choses, pour ne pas avoir à émigrer nous aussi. A Momentum il y a de tout, des libéraux, des conservateurs, et même quelques nationalistes qui sont venus du Jobbik, attirés par la nouveauté ». Nous n’évoquons pas les propositions du parti, ce qu’il propose comme alternative à la situation actuelle. Sa ligne politique se résume essentiellement à représenter les intérêts de sa génération et, pour cela, à œuvre à faire tomber Orbán et rétablir les institutions démocratiques mises à mal.

(Photo : Corentin Léotard / Le Courrier d’Europe centrale)

« 888.hu et d’autres médias du pouvoir nous colle sans arrêt l’étiquette Soros sur le front. On n’a rien à voir avec lui, on n’a jamais reçu un forint de lui. C’est l’arme du Fidesz pour nous discréditer. Macron aussi, ça marche bien, comme Soros, c’est le repoussoir ». Quand on leur fait remarquer que la ligne ni droite ni gauche du président français ne semble pas faire recette à l’heure actuelle (cf. les gilets jaunes…), ils sont rigolards : « oui il a bien foutu le bordel ». Bref, Emmanuel Macron, sauveur auto-proclamé de l’Europe progressiste face aux nationalistes inspirés par Orbán et emmenés par Salvini, ne semble pas représenter grand-chose aux yeux de ces jeunes Hongrois que l’on dit « libéraux ».

D’ailleurs, l’êtes-vous, libéraux, leur demande-t-on ? La question n’est pas anodine, car les libéraux d’aujourd’hui sont – toutes proportions gardées évidemment – pour Orbán ce que les Juifs ont été pour Horthy dans l’entre-deux guerres : des éléments suspects, cosmopolites, sans racines et sans foi ni loi, qui œuvrent à la destruction de la nation hongroise. Et bien sûr, leur chef suprême est George Soros, et la Commission européenne et Macron ses relais. Temps de réflexion, avant que leur réponse ne tombe – « Oui » – ce qui ne dit pas grand-chose toutefois de leur positionnement politique, sinon que la démocratie libérale façon ouest-européenne, quoique fort malmenée à l’heure actuelle, reste leur modèle.

« S’ils gagnent encore les prochaines élections dans trois ans, on dégage de ce putain de pays ! »

Passé Solymar, à l’approche de Budapest sur son flanc nord-ouest, la conversation tourne vers la manifestation qui va débuter à 14 heures, dans moins d’une heure. Maté serait content si elle réunit dix mille personnes (le compte y sera) et avec le retrait des deux lois, sur le temps de travail et la Justice. « Bien sûr, on ne va pas déboulonner Orbán aujourd’hui », dit-il, lucide. « Mais la moitié du pays n’a pas voté pour le Fidesz, ils ne peuvent pas la faire taire ». « Et puis s’ils gagnent encore les prochaines élections dans trois ans, on dégage de ce putain de pays ! », rigolent ensemble les deux amis. « La moitié de nos familles sont déjà parties alors… ».

La sœur et la mère de Miklós gagnent leur vie en Espagne, des frères, sœurs et cousins de Maté sont à Londres. Le premier irait peut-être en Espagne quoiqu’il ne pige rien à la langue, comme il le dit, le second en Allemagne avec sa copine. Mais comme tous, ils le jurent, « ce ne serait pas pour toujours ». D’où l’intérêt de mettre des limites au gouvernement avant que la situation devienne invivable pour eux, ses adversaires, ou plutôt ses ennemis selon le point de vue du Fidesz. « Le Fidesz déteste Momentum depuis qu’on a brisé le rêve d’Orbán (les JO à Budapest) ». « Ce mouvement, c’est un vrai test pour l’opposition. Si on échoue, la suite va être terrible ». Mais la masse critique n’est pas là pour faire trembler le pouvoir et chaque mobilisation finit de la même manière : des interminables face-à-face entre des manifestants pacifiques et une police flegmatique, qui se terminent sur le statu quo et sans qu’il ne se soit rien passé ou presque.

Miklós se souvient de la première manifestation : « J’étais tout devant au premier rang face aux policiers, au parlement. A un moment je me retourne et je m’aperçois que la moitié de la foule est partie… Mais il faut le dire aussi, je trouve que les gens sont de plus en plus courageux en manifestations. Si on est vraiment nombreux, peut-être que les gens vont finir par se dire qu’on n’est pas des « agents de Soros » et qu’on a de bonnes raisons d’être là, peut-être qu’ils vont finir par s’interroger… ». C’est sur cette note d’espoir que le train entre en gare de Nyugati et que nos chemins se séparent. La manifestation sera un succès, rassemblant plus de dix mille personnes, les syndicats donneront un ultimatum au gouvernement. Ils organisent depuis des actions de blocages le samedi 19 janvier.

Comprendre la crise politique qui secoue la Hongrie

Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).

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