Dans la Biélorussie de Loukachenko, « on est pris pour des imbéciles »

Colère sourde au Bélarus. Qualifiée de « psychose » par son président Alexandre Loukachenko, la crise du coronavirus est loin d’être prise au sérieux par les autorités biélorusses qui, en plus de faire le moins possible, manipuleraient le nombre réel de cas. De quoi en inquiéter plus d’un, alors que la parade du 9 mai est maintenue.

C’est une impression de déjà-vu qui habite Alexander Loban, depuis plus d’un mois. Ce médecin biélorusse de 56 ans était en internat, en avril 1986, année de l’explosion nucléaire de Tchernobyl.

« Je m’en souviens très bien », dit-il, sourire en coin. Les autorités soviétiques de l’époque s’étaient entêtées à maintenir les festivités du 1er mai. Et ce, malgré la catastrophe qui avait irradié un cinquième du territoire biélorusse, à peine une semaine plus tôt. « On ne savait rien sur la gravité de ce qu’il se passait, le seul moyen d’avoir des informations, c’était d’écouter des radios occidentales », se remémore le docteur Loban dans une entrevue avec Le Courrier d’Europe centrale.

Mais voilà, plus de trente ans plus tard, l’histoire semble curieusement se reproduire. Cette fois, à l’aune du coronavirus. C’est que l’autoritaire président Alexandre Loukachenko persiste et signe : la traditionnelle parade du Jour de la Victoire, prévue le 9 mai et commémorant le 75e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, aura bel et bien lieu, pandémie ou pas. Au moins 3 000 participants y prendront part.

Qu’importe si, en date du 4 mai, 17 489 cas et 103 décès de coronavirus ont été répertoriés officiellement par les autorités. Mettre en place des mesures de confinement, limiter les grands rassemblements ? « Buvez de la vodka, allez au sauna et travaillez dur », a plutôt conseillé, fin mars, le président biélorusse, au pouvoir depuis un quart de siècle. Deux semaines plus tôt, il déclarait que « le tracteur guérira tout le monde », en évoquant ces engins produits à la chaîne dans l’usine de la capitale, Minsk. Une approche qui tranche résolument avec celle de ses voisins russe et européens, qui ont n’ont fait ni une ni deux en imposant le confinement.

Et qu’importe, aussi, si la Biélorussie est devenue le pays du continent où la transmission du virus est la plus élevée, selon l’Organisation mondiale de la santé. Car pour Loukachenko, rien ne justifie l’instauration de mesures draconiennes qui, selon lui, viendraient saper l’économie du pays. « On ne va pas réduire la production à cause de toutes sortes de psychoses, de pandémies ou d’épidémies, n’y pensez même pas », a mis en garde le président, fin avril, à l’occasion de la visite d’un kolkhoze dans l’oblast (région) de Gomel, près de la frontière ukrainienne. « Toutes les entreprises devraient rechercher des marchés, peu importe le domaine, que ce soit pour une fabrique de porcelaine ou pour Gomselmash [un fabricant réputé de moissonneuses-batteuses] ».

Le 26 avril 2020. Source : présidence du Bélarus.
« Les gens s’isolent par eux-mêmes »

Ce 3 mai, le président a tenu à clore le sujet : « nous ne pouvons pas annuler le défilé » du 9 mai, a-t-il assuré, appelant à un devoir de mémoire à l’égard des vétérans qui, à l’époque, « mourraient eux aussi peut-être des virus, mais parfois ne le ressentaient pas et n’y pensaient pas ». Flanqué de deux drapeaux biélorusses et de sa garde rapprochée, il a expliqué lors d’une réunion au sommet que « bien sûr, c’est une chose émotionnelle et profondément idéologique » que représente cet événement, dans cette dernière dictature d’Europe à l’héritage soviétique guère effacé.

Certes, ceux et celles qui craignent d’y assister et de contracter le coronavirus « prennent soin de leur santé, et nous les comprenons, », a-t-il reconnu du même souffle. N’empêche, « des milliers et des milliers » de citoyens souhaiteraient tout de même le maintien de la parade, selon lui.

« Le président dit des absurdités et les informations vont dans tous les sens, c’est difficile de comprendre ce qu’il faut faire ».

Et pourtant. Tous les Biélorusses ne sont pas de cet avis. Pas moins de 70 % de la population serait favorable à interdire les grands rassemblements pour mieux lutter contre la propagation du virus au pays, dévoilait un sondage diffusé en mars.

Sur papier, la vie prend des airs de normalité dans la Biélorussie de Loukachenko, où les compétitions sportives et l’enseignement scolaire dans les classes vont bon train. Mais non imposés, le travail à domicile et la distanciation sociale ont malgré tout fini par l’emporter, alors que les transports en commun de Minsk et les restaurants sont moins fréquentés qu’à l’accoutumée. « C’est la première fois que je sors de chez moi en six jours », illustre Franak Viačorka, journaliste indépendant de 32 ans, qui habite Minsk. « C’est vide, les gens ont visiblement décidé de s’isoler par eux-mêmes. »

Un constat que partage Olga*, la vingtaine. Cette employée d’un café dans la ville de Brest, située à cinq kilomètres de la frontière polonaise, a vu le nombre de clients chuter de deux-tiers depuis que l’épidémie a fait son apparition à la fin du mois de février. « Personne n’a été viré, mais nos salaires et nos heures de travail ont baissé en conséquence », témoigne celle qui porte désormais gants et masque au travail. Et qui note au passage que plusieurs de ses amis ont dernièrement ressenti des symptômes s’apparentant au nouveau coronavirus.

« Les hôpitaux sont pleins de malades, beaucoup sont atteints de pneumonies suspectes », croit savoir Pavel*, qui réside à Vitebsk, dans le nord-est du pays. « Le président dit des absurdités et les informations vont dans tous les sens, c’est difficile de comprendre ce qu’il faut faire », regrette cet ex-policier de 26 ans. Un climat de confusion que déplore à son tour Olga, qui n’hésite pas à dénoncer les « mensonges » des autorités biélorusses. « Nous, les travailleurs lambda, partageons le sentiment d’être pris pour des imbéciles.»

Un « risque » de crise politique ?

Cette colère sourde qui gronde au sein d’une partie de la population, Alexander Loban l’a aussi remarquée. « Le phénomène a pris suffisamment d’ampleur pour que les gens se rendent compte du caractère dangereux du régime pour leur santé », estime l’ophtalmologiste de formation.

Une frustration partagée également au sein du corps médical…que tente d’étouffer le régime. Menaces de licenciement, intimidations : dernièrement, les infirmières et médecins ayant osé prendre le contrepied du déni gouvernemental ont vite été intimés à se taire. Un exemple ? Début avril, Natalia Larionova, qui est médecin à Vitebsk, a été convoquée pour un entretien chez le procureur… quelques jours après s’être servie des réseaux sociaux pour alerter sur la menace du virus.

En produisant des vidéos quasi quotidiennes sur sa chaîne YouTube en lien avec le COVID-19, Alexander Loban sait d’ailleurs qu’il n’est pas à l’abri de ce genre de représailles. « Mais je dois agir en âme et conscience », justifie le médecin. D’où sa volonté de dénoncer l’opacité du régime, qui « manipule le nombre réel de cas », selon lui. Idem pour le nombre de décès, alors que « des médecins ont subi des pressions pour qualifier un décès de pneumonie, même si le test de dépistage du coronavirus a été déclaré positif», soutient-il.

Dans la foulée, la société civile, elle aussi, est sortie de sa torpeur. Ces dernières semaines, par exemple, le personnel soignant des hôpitaux aux quatre coins du pays, en manque de matériel de protection, a pu compter sur de nombreuses collectes de fonds relayées sur les réseaux sociaux. Des initiatives encourageantes, admet Alexander Loban. « Mais cela ne règle pas le problème. C’est à l’État d’introduire des mesures plus strictes : réduire les mouvements et contacts entre individus », réclame-t-il. « Sinon, le nombre de patients infectés ne fera qu’augmenter. »

« La crise du coronavirus pourrait être un facteur de déstabilisation pour le pouvoir, mais ça n’est pas suffisant pour le faire tomber ».

Or, à force de se complaire à l’inaction, le régime d’Alexandre Loukachenko est-il en train de conduire à sa propre chute, alors que des élections présidentielles sont prévues d’ici fin août ? Possible, pense Alexander Loban, si « beaucoup de vies humaines sont perdues » dans le sillage de la pandémie.

« La crise du coronavirus pourrait être un facteur de déstabilisation pour le pouvoir, mais ça n’est pas suffisant pour le faire tomber », tempère pour sa part Aleś Łahviniec, professeur de science politique à l’Université de sciences humaines à Vilnius. « Le régime pense avant tout à sa survie politique. Il y a une fatigue de Loukachenko au sein de la population, même si elle ne n’est pas exprimée. Mais pour qu’une réelle mobilisation à l’intérieur du pays se mette en place, il faudrait qu’apparaissent de premières fractures au sein de l’establishment politique », décrypte le politologue.

En faisant le choix de la passivité face au coronavirus, c’est néanmoins la « décision politique la plus risquée » qu’aura pris le président depuis le début de son règne, en 1994, estime le spécialiste de la Biélorussie, Artsyom Shraybman, sur le média indépendant Tut.By. « Si, à terme, le bilan des décès est relativement bas en Biélorussie, Loukachenko réussira son pari dans la lutte contre le virus. Or, si c’est le scénario inverse qui l’emporte, tout risque de déraper : l’économie biélorusse et la légitimité de Loukachenko entreraient alors en crise. »

Patrice Senécal

Journaliste indépendant, basé actuellement à Varsovie. Travaille avec Le Soir, Libération et Le Devoir.

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