Outre l’escalade des tensions avec la Russie, le président ukrainien doit gérer les critiques internes liées à l’échec d’une rocambolesque opération de capture de mercenaires russes.
Le scénario a tout d’un bon film d’espionnage : une fausse campagne de recrutement de mercenaires, un projet de détournement d’avion et un dénouement inattendu. Le 17 novembre, le groupe d’enquête Bellingcat et le média russe The Insider ont publié leur très attendue enquête sur l’échec du “projet Avenue”, une opération d’infiltration ukrainienne visant à recueillir des renseignements sur des mercenaires russes et à arrêter une trentaine d’entre eux.
Lettre de motivation et aveux
S’appuyant sur des entretiens et des informations open-source, les journalistes ont pu vérifier certains détails de cette opération, appelée Wagnergate par les médias ukrainiens, impliquant de nombreux mercenaires employés par la célèbre société militaire privée russe Wagner. Kiev a toujours démenti l’existence de ce projet, malgré des fuites dans la presse ukrainienne.
Tout commence en 2019, quand une petite équipe de six espions de la Direction principale du renseignement du ministère ukrainien de la Défense décident de monter une fausse campagne de recrutement, en se faisant passer pour une société militaire privée russe. Depuis le début du conflit en 2014, Kiev cherche à prouver les crimes de guerre qu’auraient commis certains des mercenaires russes combattant aux côtés des insurgés pro-russes soutenus par Moscou. Plus de 200 combattants envoient leurs CV, se vantant – parfois en images – de leur expérience de combat, y compris dans les plus rudes batailles de la guerre du Donbass et dans la destruction de l’avion MH-17.
Le plan est de simuler une alerte à la bombe quand l’avion traversa le ciel ukrainien, forçant l’appareil à atterrir à Kiev, où des mercenaires seront arrêtés et traduits en justice.
En juin 2020, la petite équipe travaillant sur projet Avenue décide d’arrêter les mercenaires aux CV le plus impressionnant lors d’une opération ambitieuse. En route pour le Venezuela, dans le cadre de ce qu’ils pensaient être une mission de protection des installations pétrolières russes, 33 mercenaires russes « recrutés » se rendent à Minsk en juillet 2020 pour prendre un vol avec escale à Istanbul. Le plan est de simuler une alerte à la bombe quand l’avion traversa le ciel ukrainien, forçant l’appareil à atterrir à Kiev, où des mercenaires seront arrêtés et traduits en justice.
Mais le timing de l’opération est délicat. Kiev et Moscou sont sur le point de conclure un accord de cessez-le-feu qui devrait entrer en vigueur après les arrestations. Selon l’enquête du Bellingcat, s’appuyant sur des entretiens avec les agents du renseignement impliqués, l’exécutif ukrainien décide alors de retarder l’opération de quelques jours.
Accusations de trahison
À deux semaines de l’élection présidentielle bélarusse, les autorités de Minsk sont sur les dents. Le KGB bélarusse finit par arrêter les 33 mercenaires attendant leur vol dans un sanatorium près de la capitale 29 juillet 2020. Les combattants seront ensuite renvoyés en Russie malgré les multiples demandes d’extradition de Kiev.
Les forces spéciales bélarusses pensent d’abord avoir à faire à une opération de déstabilisation de l’étranger. Mais quelques journalistes et hommes politiques ukrainiens bien informés affirment dès la fin de l’été 2020 qu’il s’agit d’une opération des services secrets. Kiev se borne à nier, jusqu’en juin 2021. Lors d’une interview télévisée, le président Volodymyr Zelensky reconnaît à demi-mots l’existence du projet, mais dans lequel l’Ukraine aurait été « entraînée » par des pays étrangers, selon lui.
L’existence de l’opération, qui prouve la qualité des services ukrainiens, n’est pourtant plus sujet à controverses, tant les preuves s’accumulent. Pour l’opposition et la société civile, la question est plutôt de savoir pourquoi et comment l’exécutif ukrainien a décidé de décaler la date de capture des mercenaires. Ainsi, le rôle du controversé et influent chef de l’administration présidentielle, Andriy Yermak, interroge, car c’est lui qui aurait donné le feu vert, selon des hauts-placés du renseignement interrogés par le Bellingcat. Des agents du renseignement ont cependant déclaré qu’Andriy Yermak n’avait pas le pouvoir de prendre cette décision.
Coup d’État
Nommé en 2019 par Zelensky, Andriy Yermak est considéré comme l’un des plus proches conseillers du président, et accusé par ses détracteurs de défendre en sous-main les intérêts de Moscou. Des centaines de personnes ont manifesté devant le palais présidentiel à Kiev le 21 novembre, huit ans jour pour jour après la révolution du Maïdan, pour demander le renvoi de cet ancien membre du studio de comédie de Volodymyr Zelensky.
Quelques jours plus tard, lors d’une conférence de presse inattendue de cinq heures, le chef d’État ukrainien reconnaît l’existence de l’opération et défend son chef de cabinet de facto ; le poste n’existe pas dans la constitution. Volodymyr Zelensky a ensuite déclaré que cette opération aurait gâché les relations avec Ankara puisque des citoyens turcs auraient été à bord de l’avion détourné. « Je n’aurais jamais foncé dans ce mur », s’est-il défendu. Ce dernier a également tenté de discréditer l’ancien chef des renseignements et les journalistes qui ont divulgué des informations sur l’affaire, les accusant de faire le jeu de la Russie.

Lors de cette même conférence de presse, Volodymyr Zelensky a déclaré que l’entourage du plus puissant oligarque d’Ukraine, Rinat Akhmetov, préparait un coup d’État à Kiev les 1er et 2 décembre. Selon lui, plusieurs potentiels putschistes auraient discuté de la participation du magnat de l’énergie à ce coup de force avec des représentants de la Fédération de Russie. Moscou comme l’oligarque ont nié préparer une telle opération. Volodymyr Zelensky est par ailleurs en conflit avec Rinat Akhmetov depuis quelques semaines à propos de la couverture négative des médias de l’oligarque.
L’accusation de coup d’État fait d’autant plus douter les observateurs qu’une manifestation était prévue de longue date le 1er décembre, dans le sillage de celle du 21 novembre. Plusieurs milliers de personnes, appelant à la démission d’Andriy Yermak et même parfois à celle du président ukrainien, ont participé à la manifestation qui s’est déroulée dans le calme, en présence de représentants de quelques partis. En dénonçant la préparation d’un coup d’État, « Zelensky a voulu saper la crédibilité de l’action qui demande la démission de l’une des seules personnes en qui il a confiance”, analyse Olexiy Haran, professeur de sciences politiques à l’université Mohyla de Kiev. Les participants ont demandé l’ouverture d’une enquête indépendante sur le rôle d’Andriy Yermak dans le Wagnergate. Alors que la Russie masse ses troupes à la frontière, ils craignent une offensive de Moscou, de l’intérieur cette fois.