Ce fut jadis mon univers est le titre de la série photographique de Marie Tomanová présentée au grand festival d’Arles cette année. Artiste émigrée à New York, Tomanová explore le retour au bercail dans son village de Moravie. L’exil, le contraste entre deux mondes et l’impression douce-amère de déracinement, tout cela forme un champ de réflexions plutôt riche pour une série de photographies sombres et intrigantes.
Marie Tomanová est une artiste new yorkaise qui se dit toujours attachée à son identité tchèque. En 2018, après un long exil américain, elle a fini par rentrer dans sa Moravie natale : « Le retour avait été impossible pendant des années », précise-t-elle, les années en question étant celles de sa vie de bohème et de son éclosion en tant qu’artiste à New York.
Le séjour dans son village de Mikulov lui inspire une série de photos sur des détails, des éléments de sa jeunesse qui lui paraissent moins familiers qu’autrefois, avant le départ. Une sensation nouvelle, pour elle qui ne s’était pas préparée au détachement créé par les années d’expatriation : « Entre New York et la République tchèque, c’était difficile de savoir où était mon foyer. J’avais idéalisé un foyer tchèque, j’étais impatiente d’y rentrer après huit ans d’absence. J’ai fini par revenir deux semaines et demi autour de Noël et je me suis sentie comme une étrangère », explique Tomanova qui se désigne comme une « immigrante », un terme lourd de sens mais prononcé comme tout le reste, avec sourire et sans la moindre pesanteur.
Marie Tomanova, photographe
La ritualisation et la lenteur de la campagne
Entre New York et Mikulov, le changement est évidemment saisissant. Elle note « un contraste dans la manière dont les gens vivent, comment ils pensent, à quelle vitesse ils se déplacent… ». Le village est une vie lente, répétitive et même ritualisée par les nécessités du monde rural, « un village où vous trayez les chèvres chaque matin et où vous croisez exactement les mêmes personnes chaque jour ». Comme une plongée de l’autre côté du miroir lorsqu’on débarque de New York où « il y a tous les jours quelque chose de nouveau, de nouvelles têtes… ».
Les photos de la série Ce fut jadis mon univers sont nombreuses à porter la date de prise de vue, qui n’est pas qu’un effet rétro offert par la technologie argentique. Dater les photos au moment de leur capture permet de souligner l’aspect immuable de la Moravie rurale pour, d’une certaine manière, l’opposer à la modernité new yorkaise qui reflète toujours une époque. L’artiste précise : « la série a été pensée comme un projet spécifique, mais tout mon travail est connecté ».
Dans les pas de Goldin et Jarcovjáková
Marie Tomanová est née en 1984 en Moravie-du-Sud. Elle étudie la peinture à Brno mais, dépitée par une formation artistique qu’elle estime incomplète, elle abandonne rapidement les pinceaux et plie bagages en 2011 pour devenir jeune fille au pair aux États-Unis. Ses débuts ne sont pas sans rappeler les jeunes années de la cinéaste Chantal Akerman, autre artiste conceptuelle partie chercher inspiration et expérience à New York.
C’est dans cette ville que Marie Tomanová croise la route du galeriste Thomas Beachdel et s’initie à la photographie après s’être prise de fascination pour l’oeuvre de Francesca Woodman. La jeune Tchèque se forme à la School of Visual Arts de Manhattan avant d’entamer un parcours de photographe alternative influencée par les idées queer, avec une forte appétence pour le cliché brut et sombre, pris sur le vif, dévoilant le corps avec une expressivité à la limite de la brutalité. Un style autrefois développé aux États-Unis par Nan Goldin et en Tchécoslovaquie par Libuše Jarcovjáková.
Epoque oblige, ce type de photographie tend à sortir du champ de l’anticonformisme pour inspirer désormais la publicité et les médias généralistes. Ce qui ne signifie pas que Tomanová soit tout à fait entrée dans le domaine du mainstream, le côté farouche de sa pratique artistique la préservant toujours de la banalité. D’ailleurs, même Young American (1995), sa série de portraits en plans très serrés, s’avère faussement accessible et vraiment mystérieuse tant chaque sujet semble habité par une sorte de bouillonnement intérieur.
Actuellement, la photographe est en résidence artistique dans son propre village, ce qui constitue une expérience singulière.
Un mouvement entre Est et Ouest
La série Ce fut jadis mon univers met en relief le début de carrière new yorkais de Tomanova. En questionnant ses origines, l’artiste étoffe son discours – jusqu’alors centré sur le brassage des humains – et continue à capturer une réalité brute. Tomanová s’inscrit plus que jamais dans un dialogue photographique Est-Ouest, dans la lignée d’autres artistes issus de l’underground queer : citons par exemple le Géorgien de Berlin George Nebieridze ou le Russe de New York Slava Mogutin, pionnier du mouvement.
Actuellement, la photographe est en résidence artistique dans son propre village, ce qui constitue une expérience singulière. « Je travaille sur des portraits de ma mère qui s’appelle Marie Tomanová, comme moi », précise-t-telle, annonçant « des réflexions sur l’identité et l’altérité ». La mère comme matériau artistique, la séparation, le dédoublement : tout cela évoque de nouveau Chantal Akerman et en particulier son film News from Home.
Ce fut jadis mon univers (It was once my universe) de Marie Tomanová, présenté par Pragovka Galerie dans le cadre du prix Louis Roederer aux Rencontres d’Arles. En exposition à l’église des Frères Prêcheurs jusqu’au 29 août 2021. Et sur le site de l’artiste.
Visiter le site internet de l’artiste ici.