L’interview d’Ulana Suprun, ministre ukrainienne de la santé, par le site hongrois Mandiner au sujet de la controversée réforme de l’enseignement en Ukraine, a tourné au dialogue de sourds. Budapest reproche à Kiev de vouloir remettre en cause la place du hongrois dans les écoles au profit de l’ukrainien. Un faux problème pour la ministre, selon qui ces enfants de langue hongroise sont ukrainiens ; une entorse aux droits de l’Homme pour le journaliste, qui estime quant à lui qu’ils appartiennent avant tout à la nation hongroise.
Entretien publié le 12 septembre 2017 dans Mandiner sous le titre « „Az ukrajnai kisebbségek is ukránok” – ukrán miniszter a Mandinernek ». Traduit du hongrois par Ludovic Lepeltier-Kutasi. |
Vous venez du Michigan, aux États-Unis. Comment une Ukrano-américaine devient-elle ministre ukrainienne de la santé ?
Mes grands-parents ont fait partie de la résistance clandestine contre les armées nazies et soviétiques durant la Seconde Guerre mondiale. Mes parents sont nés en Ukraine, mais ont habité plusieurs années en Allemagne avant de s’installer aux États-Unis. Nous avons été élevés dans l’idée que la famille retournera en Ukraine. Mon grand-père et mon père étaient apatrides, car ils n’ont pas accepté ni la citoyenneté américaine, ni la soviétique. Ils disaient qu’ils étaient Ukrainiens, mais l’Ukraine faisait alors partie de l’Union soviétique (…). Nous fréquentions l’école ukrainienne et l’église ukrainienne ; mes amis aussi étaient ukrainiens ; tout comme mon mari, qui a grandi dans le même contexte au Canada. Nous nous sommes d’ailleurs rencontrés dans un camp de la jeunesse ukrainienne, puis nous nous sommes mariés avec l’idée de retourner en Ukraine. Ce que nous avons fait en 2013. Peu de temps après a commencé l’Euromaidan, où j’ai servi comme aide médicale tandis que mon mari travaillait en tant que journaliste et interprète. Puis la guerre a éclaté à l’est du pays et nous avons aidé les soldats en formant les intervenants médicaux à travers une organisation que nous avons créée.
Comment êtes-vous devenue ministre ?
Le président nous a offert la citoyenneté ukrainienne en 2015 et un an plus tard, le Premier ministre m’a demandé si j’accepterais un porte-feuille ministériel afin de réformer le système de santé. (…)
Si mes informations sont exactes, vous avez la double citoyenneté américano-ukrainienne ?
Je suis citoyenne ukrainienne.
Vous avez perdu la citoyenneté américaine ?
Vu que l’Ukraine ne reconnait pas la double citoyenneté, je ne suis que citoyenne ukrainienne.
(…)
Le gouvernement ukrainien vient de supprimer l’enseignement en langue maternelle à partir de la primaire dans les écoles publiques. Cette décision a suscité des protestations de la part des pays voisins, dont la Hongrie. Vous êtes issue de la minorité ukrainienne des États-Unis ; pourquoi pensez-vous qu’il soit important pour le gouvernement ukrainien de…
Permettez-moi de vous poser une question : jugez-vous important que les personnes qui vivent en Hongrie parlent hongrois ? Pourraient-ils d’ailleurs vivre en Hongrie sans en parler la langue ?
Le hongrois peut s’apprendre en dehors de l’école. Il y a par exemple des écoles de langue slovaque, une université de langue allemande.
La vision qui est derrière la nouvelle législation, c’est que plus on avance dans les études, plus l’ukrainien domine dans l’enseignement. Moi aussi c’est comme ça que j’ai étudié aux États-Unis. Je n’ai pas fréquenté l’école publique mais l’école ukrainienne où l’on avait une partie de la journée des cours en ukrainien, et l’autre partie des cours en anglais. Lorsque mes parents sont arrivés en Amérique, ils sont allés en école publique, sans n’avoir jamais appris l’anglais et il a bien fallu deux-trois ans avant qu’ils comprennent réellement quelque chose.
Nous avons un problème avec ceux qui n’apprennent pas l’ukrainien à l’école (…) car la mauvaise maîtrise de la langue les pénalise ensuite pour accéder aux études supérieures. Le fait d’améliorer l’enseignement de l’ukrainien à l’école permet d’augmenter leurs chances de faire des études supérieures. Si vous regardez la loi, vous vous apercevrez que les minorités se sont focalisées sur ce sujet, sans se rendre compte que si l’enseignement de l’ukrainien augmente, il reste de nombreuses matières qui pourront être enseignées dans leur langue maternelle. En définitive, il y aura une plus grande place pour l’ukrainien, mais nous n’avons pas supprimé pour autant l’enseignement en langue minoritaire.
Tout ne sera pas enseigné en ukrainien ?
Nous parlons ici du développement de nouvelles possibilités : les Hongrois ne seront plus contraints d’effectuer toute leur scolarité en hongrois. Ce dispositif est pratiqué dans la majorité des pays du monde, y compris d’Europe. C’est la vocation de l’école. Concernant les soins de santé, peu importe votre langue et vos origines ethniques, tout le monde aura accès à une couverture de base.
« Selon vous, les minorités ethniques sont-elles ukrainiennes ? »
L’enseignement dans la langue maternelle n’est-il pas un droit fondamental ?
C’est là-dessus que s’organise le débat politique, sur ce que veut dire droit fondamental. C’est un vrai débat. Les droits de l’Homme portent en vérité sur l’accès effectif à un certain nombre de droits. Si nous prenons par exemple la santé humaine, nous pouvons voir que l’espérance de vie en Ukraine est de onze ans inférieure à la Hongrie, ce quelle que soit l’appartenance ethnique. L’accès aux soins est sans conteste un droit humain. Car il porte sur la possibilité d’avoir une vie normale. Les questions d’enseignement scolaire font quant à elles débat, y compris dans de nombreux autres pays. Vous m’avez posé des questions sur ma citoyenneté… Je suis ukrainienne. Selon vous, les minorités ethniques sont-elles ukrainiennes ?
Non. Non elles ne sont pas ukrainiennes.
Pourquoi ne seraient-elles pas ukrainiennes, alors que ces gens sont nés en Ukraine et ont la citoyenneté ukrainienne ?
Parce qu’ils n’appartiennent pas aux Ukrainiens d’un point de vue ethnique. Ils sont membres d’un autre groupe.
Si, ils sont ukrainiens. Ils sont nés en Ukraine. Si j’étais née en Hongrie, je serais hongroise, n’est-ce pas ?
Ce n’est pas pareil, vous aussi, vous êtes née en Amérique…
Ils vivent en Ukraine, ils vivent en Ukraine.
Ils sont membres d’une nation culturelle qui est indépendante de la citoyenneté.
Notre ambassadeur en Hongrie a appris le hongrois vu qu’il vit désormais en Hongrie. Sa responsabilité, c’est d’apprendre la langue du peuple avec lequel il vit. Parler ukrainien en Ukraine est une chose qui va de soi.
Parler sa langue maternelle ou parler la langue de la nation à laquelle on appartient, cela va aussi de soi.
Effectivement, cela ne m’empêche pas de parler anglais. Cela serait un problème si ma pratique était exclusive, et non inclusive. Personne ne parle de bannir le hongrois. Ce que nous disons, c’est que nous devons être inclusifs en faisant en sorte que ces gens parlent hongrois et ukrainien.
Selon la loi, seule une matière pourrait être enseignée en hongrois, et il ne s’agit même pas du hongrois ?
Il ne s’agit pas du tout de ça. Une partie des enseignements seront en ukrainien et l’autre partie en hongrois. Ce qui se passe à mon avis, c’est qu’il y a des gens qui cherchent à créer une tension entre nos pays ; il y a cette personne qui cherche depuis Moscou à créer des problèmes là où il n’y en a pas. Mon directeur de cabinet vient de Transcarpatie. Il sait combien de Hongrois y vivent et qui parle quelle langue. Il se trouve que ces derniers n’ont aucun problème avec la nouvelle loi sur l’enseignement.
La Hongrie s’est emportée tout seule, alors que ceux qui vivent ici reconnaissent qu’ils doivent parler ukrainien pour faire leurs courses et même de manière générale. Tout comme d’ailleurs les Ukrainiens de l’autre côté de la frontière parlent hongrois. Dans ces communautés, tout ceci ne pose pas de problème. A mon avis, il s’agit là d’un malentendu intéressé afin d’enfoncer un coin dans les relations entre nos deux pays (…).
Mais la Hongrie s’est toujours battue pour l’enseignement en langue maternelle en Slovaquie et en Roumanie, où l’on trouve des universités de langue hongroise par exemple. Tout ceci n’est pas dirigé contre l’Ukraine, il s’agit d’un pilier de l’approche hongroise.
Ou on pourrait mentionner aussi l’école supérieure [de langue hongroise] à Berehove. Soyons davantage inclusifs qu’excluants. Nous ne disons pas qu’il ne faudrait pas qu’il y ait d’écoles en langue hongroise en Ukraine, car ce serait excluant. Nous disons juste qu’il faut enseigner l’ukrainien à l’école, afin que tout le monde parle cette langue en plus du hongrois. De toutes façons ces gens peuvent capter les émissions hongroises, regarder la télé hongroise, écouter la radio hongroise mais ils pourront faire des études supérieures s’ils parlent ukrainien également. Il n’y a pas que le hongrois qui sera enseigné en hongrois, mais aussi les maths et d’autres matières. Les barrières linguistiques ferment l’horizon des possibles, alors que nous souhaiterions l’ouvrir.
En Ukraine, inquiétudes autour de l’enseignement du hongrois dans les écoles