Les « Trois Mers », le grand dessein géopolitique de la Pologne

La Pologne organise le sommet des « Trois Mers » cette semaine à Varsovie, une nouvelle alliance régionale rassemblant douze pays d’Europe centrale et orientale, en présence du président américain Donald Trump. Un joli coup diplomatique pour le Président Andrzej Duda, qui dit œuvrer ainsi « à l’unité et à la cohésion de l’Europe ».

« L’initiative des Trois Mers est un nouveau concept pour promouvoir l’unité et la cohésion de l’Europe, c’est une idée de coopération entre douze pays situés entre l’Adriatique, la mer Baltique et la mer Noire, les trois mers d’Europe centrale », présente le site internet de la présidence polonaise. Il s’agit nommément de l’Autriche, la Bulgarie, la Croatie, la République tchèque, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie. Un déclaration conjointe de coopération a été signée à Dubrovnik en Croatie au mois d’août 2016, instaurant la plateforme informelle « Three Seas initiative » qui espère être financée par l’Union européenne.

Tel que présenté, le projet est destiné à améliorer la connectivité sur l’axe Nord-Sud des économies et des infrastructures (d’énergie et de communication notamment) d’Europe centrale et orientale. Laquelle est à ce jour quasi inexistante, les efforts en matière d’infrastructures s’étant concentrés ces vingt dernières années sur l’arrimage des pays ex-communistes à l’Ouest du continent au détriment de l’axe nord-sud. « L’initiative est une forme de coopération régionale conforme aux politiques de développement régional de l’UE », insiste le site de la présidence polonaise.

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Mais dans le contexte d’opposition récurrente de Varsovie et Budapest aux initiatives de l’Union européenne, cette nouvelle plateforme régionale informelle risque immanquablement de susciter des inquiétudes ailleurs dans l’Union européenne, laquelle ne voit pas toujours d’un bon œil les initiatives venues de son flanc est. Souvenons-nous à titre d’exemple de l’irritation montrée par le président français Nicolas Sarkozy face aux réunions du Groupe de Visegrád en amont des sommets européens.

La présence du président américain Donald Trump qui arrivera à Varsovie le jeudi 6 juillet n’est pas faite pour rassurer les autres Européens. Sur le site EU Observer, Wojciech Przybylski, rédacteur en chef de Visegrad Insight, trouve que cela a un goût de « Nouvelle Europe », le concept utilisé par George W. Bush au début des années 2000 pour accentuer la division est-ouest du continent européen, notamment au moment de la guerre en Irak.

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L’odeur du gaz liquéfié américain

Aux Etats-Unis, les atlantistes semblent emballés par l’initiative. Le très influent think tank américain Atlantic Council of the United States considère que le projet polonais est « véritablement transatlantique avec énormément de ramifications géopolitiques, géostratégiques et économiques » et devrait constituer « une priorité stratégique pour la nouvelle administration américaine ». L’objectif annoncé par les douze pays dans leur déclaration conjointe de renforcer la régionalisation des infrastructures gazières et l’indépendance énergétique vis-à-vis à la Russie ouvre pour eux de nouvelles perspectives. En effet, la Pologne s’est dotée en 2015 de son premier terminal de gaz naturel liquéfié (GNL), et a reçu sa première livraison de GNL en provenance des Etats-Unis au mois de juin.

Le président de l’Atlantic Council, James L. Jones, argumente en faveur du projet en mettant en avant une supposée proximité idéologique entre les Américains et les «  nouveaux  » Européens  : « la manière dont les Européens d’Europe centrale et orientale regardent le monde et les menaces qu’ils doivent affronter est beaucoup plus alignée sur celle des Américains que sur celle de nos alliés traditionnels d’Europe occidentale ».

« la manière dont les Européens d’Europe centrale et orientale regardent le monde est beaucoup plus alignée sur celle des Américains. »

Le très influent institut polonais pour les Affaires internationales PISM (Instytut Spraw Międzynarodowych), fondé et financé par l’Etat polonais, dont le Président est désigné par le Premier ministre, tente de déminer le terrain et assure toutefois qu’il ne s’agit « ni d’une tentative de saper l’intégration européenne, ni d’un bloc pour entraver la Russie ». Dans EU Observer, Wojciech Przybylski tempère également : les Trois Mers n’est que le dernier en date de nombreux regroupements politiques concernant la région de l’Europe centrale et orientale : le groupe de Visegrád (V4), le triangle de Slavkov (crée début 2015 par l’Autriche, la Tchéquie et la Slovaquie), le triangle de Weimar (France, Allemagne et Pologne), la coopération nordique-baltique et la région du Danube.

Un nouvel impérialisme polonais ?

Le projet porté par le président polonais Duda, qui en a fait le cœur de son action, ne fait pas l’unanimité non plus au sein des pays concernés. Comme c’est le cas au sein du Groupe de Visegrad, Tchèques et Slovaques se trouvent embarrassés par la confrontation permanente des Hongrois et des Polonais avec Bruxelles.

Le projet des Trois Mers évoque aussi de vieux souvenirs dans la région. Ainsi que le rappelle Adam Leszczyński dans la Gazeta Wyborcza, sur le plan idéologique, le projet porté par le PiS peut être considéré comme une référence au projet Międzymorze (« entre les mers »). Celui-ci a été le cheval de bataille du maréchal Józef Piłsudski (1867-1935), homme politique conservateur et de facto dirigeant de la Pologne entre 1926 et 1935 à la suite d’un coup d’État. Dans l’esprit de Piłsudski, il devait s’agir d’une fédération des nations s’étendant de la Scandinavie à la péninsule balkanique et devant jouer le rôle de contrepoids aux appétits expansionnistes allemands et russes. Bien évidemment, la Pologne devait jouer un rôle clé dans cette fédération.

Le fait que le parti au pouvoir Droit et Justice (PiS) reprenne, en la modifiant quelque peu, cette idée, n’est pas surprenant. Piłsudski est en effet célébré comme une figure positive par le gouvernement conservateur actuel, comme le prouve la décision du parlement polonais de faire lui l’un des patrons de l’année 2017, son engagement fort dans l’ouverture prochaine d’un musée Piłsudski ou encore le fait que Lech Kaczyński ait été enterré comme le Maréchal dans la « Crypte sous la Tour aux Cloches d’Argent » sous la cathédrale du Wawel à Cracovie (la tombe de Kaczyński et de son épouse est dans l’antichambre de la crypte, où se trouve celle de Piłsudski).

Les « Trois mers » : retour sur un concept historique connoté

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