À l’occasion de l’anniversaire des trente ans de la Révolution de velours, déclenchée à Prague le 17 novembre 1989, Le Courrier d’Europe centrale est parti à la rencontre de celles et ceux qui l’ont faite. Entre le passé et le présent, les succès et les échecs, ils font le bilan de trois décennies et l’état des lieux de la situation politique actuelle en République tchèque.
Prague, correspondance – « Avant, on pouvait dire que c’était la faute aux Allemands qui nous avaient détruits, qu’on était une colonie russe, mais maintenant, ça fait trente ans qu’on est libres, on ne peut plus rejeter la faute sur qui que ce soit, c’est nous qui la faisons, cette Tchéquie ! », tonne l’écrivain Jáchym Topol lors d’une discussion entre vétérans de la Révolution de Velours de 1989 à la bibliothèque Václav Havel dans le centre de Prague. La cinéaste Olga Sommerová s’exclame que « la démocratie est menacée aujourd’hui ». Avec les populistes Miloš Zeman et Andrej Babiš aux commandes du pays, la soirée de souvenirs devient vite une discussion sur la chose publique. Ceux qui ont fait 1989 déplorent le virage pris par la Tchéquie lors des dernières années et cherchent une porte de sortie.
Malgré les tons alarmistes, les anciens encore debout, les dissidents de la Charte 77 regroupés alors autour de Václav Havel, restent sereins. Jiřina Šiklová me reçoit dans son appartement pragois et virevolte entre les photographes d’un journal et notre discussion, vive comme tout, malgré ses 84 ans. Celle qui a passé des mois en prison pour contrebande de littérature interdite sous l’ancien régime note avec humour que la situation tchèque n’est pas exceptionnelle : « Nous avons Zeman et les Américains ont Trump, la seule différence est que Trump a la valise nucléaire ».

Le philosophe Jan Sokol, doyen de la faculté des sciences humaines de l’Université Charles, puis candidat à la présidence de la République en 2003, avec la sagesse de ses 89 ans, ne soutient pas non plus le discours pessimiste de certains de ses anciens compagnons de lutte, et tient à relativiser les choses : « Si on regarde la situation socio-économique en Tchéquie, nous n’avons jamais aussi bien vécu, jamais ».
La faute à 1989 ?
Pour les anciens dissidents, il ne faut pas aller chercher les racines du tournant populiste dans l’histoire de 1989. « Trente ans sont quand même passés », note Jan Sokol, dans un français excellent, appris sans avoir pu mettre les pieds en France. Pour Jiřina Šiklová, le pays « a construit une démocratie libérale de type occidental avec ses avantages et désavantages » et les maux de la Tchéquie viennent plutôt du développement mondial.
Ils ont le soutien de leur cadet, Marek Benda, qui est passé directement du comité de grève étudiant en 1989 aux bancs du Parlement tchécoslovaque, puis tchèque, qu’il n’a quasiment pas quittés depuis. Dans son bureau de député, l’homme du parti de droite ODS n’admet pas d’erreur fondamentale : « le chemin pris en 1989 était le bon et, si c’était à refaire, je referais exactement pareil ». Il blâme plutôt des décisions récentes pour l’état actuel des affaires publiques, tel que le passage à l’élection directe du président.
« Les gens vont bien, mais ils vivent dans l’incertitude, le niveau de vie a augmenté, mais ils ont peur que cela retombe ».
Pour ces ex-dissidents, les maux actuels sont autant de symptômes de la normalité tchèque. Nejistota, l’incertitude, est le mot qui revient sur les bouches de ceux qui se sont battus aux côtés de Václav Havel. Selon Mme Šiklová, « Cette incertitude, ne se trouve pas seulement en Europe centrale ou en Tchéquie, mais partout en Europe. C’est le fait que l’Europe cesse de jouer le même rôle dominant dans le monde. Partout, à cause de ce manque d’assurance, on peut voir un nouvel enfermement sur soi-même ». Son compagnon de lutte, M. Sokol, abonde : « Même si nous ne sommes jamais allés aussi bien en Tchéquie, les médias nous effraient avec toutes sortes d’histoire, comme cette crise autour des réfugiés qui ne venaient même pas. Les gens vont bien, mais ils vivent dans l’incertitude, le niveau de vie a augmenté, mais ils ont peur que cela retombe ».
« Maintenant, la liberté demande une certaine responsabilité, et ça, les gens n’aiment pas. »
Pour Eda Kriseová, 79 ans, une ancienne du comité central du Forum civique créé par le groupe d’Havel lors de la Révolution de velours, cette incertitude explique aussi une certaine nostalgie pour l’ancien régime chez les plus âgés. Interrogée à la sortie d’une autre conférence, elle m’explique : « Je crois qu’ils vont bien, mais que dans notre société effrayée, ils ont peur de perdre ce qu’ils ont, ce qu’ils ont obtenu. Aussi, c’est une sorte de nostalgie, parce qu’ils étaient jeunes sous le régime totalitaire, et sans doute que cela ne les dérangeait pas tellement, ce système. On ne leur demandait rien, ils n’avaient aucune responsabilité. Maintenant, la liberté demande une certaine responsabilité, et ça, les gens n’aiment pas. Ils préfèrent quand on leur dit : « venez avec moi, je vais tout arranger. C’est pour ça que les populistes gagnent, parce qu’ils inventent des solutions faciles ». Elle, elle va encore aux manifestations contre le gouvernement actuel d’Andrej Babiš.
La meneuse du mouvement étudiant d’alors, Monika MacDonagh-Pajerová, est l’une des rares voix dissonante parmi les dissidents du communisme, critique des premiers pas du renouveau démocratique de 1989. Dans la salle de classe de l’université où elle enseigne, elle souligne que tout s’est passé si vite que l’opposition du Forum civique de Havel n’était pas prête. « Nous n’avions aucune expérience, dit-elle, nous n’avions pas de programme clair : Et maintenant on fait quoi ? Ils avaient des bribes de programme, mais il manquait totalement le volet économique. C’est comme ça que Václav Klaus est arrivé, avec sa privatisation sauvage qui revenait à voler le bien public ». De plus, elle déplore l’impunité dont ont profité d’anciens responsables communistes : « On ne voulait pas un procès, mais les gens s’attendaient au moins à ce qu’on puisse désigner les vrais criminels ». Selon elle, l’absence de justice a permis aux anciens du régime de faire main basse sur les industries d’État sans résistance populaire.
Trouver la femme de la situation
Monika MacDonagh-Pajerová ne pense cependant pas qu’il faille une nouvelle révolution. « L’important aujourd’hui est de discuter entre principaux partis politiques pour qu’ils coopèrent, c’est l’unique possibilité. Nous avons besoin d’une sorte de Forum civique pour nous rassembler », croit-elle. Dans ce sens, elle salue l’émergence du mouvement ‘Un million d’instants pour la démocratie’, une vigie citoyenne contre les tendances actuelles à la remise en cause de l’Etat de droit, qui organise une manifestation monstre samedi à Prague en guise de 30e anniversaire de la démocratie. Mais elle déplore dans le même temps l’absence d’un parti capable de porter ses revendications. Même son de cloche de la part de l’ex-dissidente Mme Šiklová qui remarque que « les gens voient l’impasse avec l’offre politique actuelle. ODS [droite] et les sociaux-démocrates sont au bout du rouleau. Mais ils sont encore là. Ils occupent l’espace sans vraiment pouvoir attirer plus. Ils sont encore assez présents pour rester vivants. Et trop présents pour laisser quelqu’un d’autre prendre leur place ».
Dans la salle bondée de la bibliothèque, les participants de la discussion oscillent entre le passé et le présent, cherchant un sauveur sous le regard bienveillant d’une grande photo de Havel qui les observe. Ils se souviennent de ce qui faisait la grandeur de Havel, c’est-à-dire son manque d’ambition pour le pouvoir. Ils se remémorent une anecdote savoureuse : apprenant que beaucoup d’étudiants lui préféraient un autre candidat à la présidence en 1989, Valtr Komárek, Havel aurait dit aux jeunes : « Je vous comprends, moi non plus je ne voterais pas pour moi ! ». Son frère et compagnon de lutte, Ivan Havel, souligne depuis les rangs du public que Václav ne voulait pas le pouvoir et qu’il a sacrifié sa santé et des années de création artistique. « Il était sous une énorme pression et il ne l’a fait que par un profond sens des responsabilités ».
« C’est un homme comme ça qu’il nous faudrait pour succéder à Zeman, lance l’écrivain Jáchym Topol, quelqu’un qui ne veut pas se présenter ! ». « Ou plutôt une femme », renchérit Mme MacDonagh-Pajerová, aussi présente à la discussion, amenant l’exemple de la nouvelle présidente slovaque Zuzana Čaputová, chouchoute des milieux libéraux tchèques. Faute de voir qui que ce soit prêt à se lancer dans l’arène, M. Topol conclut mi-figue, mi-raisin : « C’est bien ça notre problème à nous, les libéraux tchèques, on est si bien à lire nos livres, à avoir nos petites discussions et nos petites familles, que personne ne veut se lancer en politique et sacrifier tout ça ! »
En attendant de trouver la sauveuse et de voir la résistance contre le président Zeman et son premier ministre Babiš s’organiser, les anciens et anciennes de 1989 sentiront sans doute une certaine dose de nostalgie s’ils vont dans le parc pragois de Letná samedi après-midi. En effet, le mouvement « Un million d’instants pour la démocratie » a de nouveau donné rendez-vous à des centaines de milliers de citoyens qui veulent continuer à faire vivre les idéaux de 1989 envers et contre tous les élans populistes et autoritaires qui secouent la société. En juin, ils étaient plus d’un quart de million à exprimer leur opposition dans ce qui a été la plus grande mobilisation de 1989. Il reste à voir si la mobilisation peut amener des changements, comme il y a trente ans.