Tiphaine Robert : « La déception face à l’Occident rêvé a motivé bon nombre de retours des exilés de 1956 vers la Hongrie de Kádár »

La Suisse est le pays au monde qui a accueilli le plus de réfugié-e-s de 1956 proportionnellement à sa population. Mais nombre d’entre eux choisissent finalement de rentrer en Hongrie. « En Occident, on est décontenancé par ces retours qui représentent autant de défaites idéologiques », explique l’historienne Tiphaine Robert dans cet entretien.

Tiphaine Robert est l’auteure de l’ouvrage « Des migrants et des revenants. Une histoire des réfugiées et réfugiés hongrois en Suisse (1956-1963) » publié aux Éditions Alphil.

Le Courrier d’Europe centrale : Comment avez-vous procédé pour recueillir des témoignages d’exilés hongrois en Suisse ?

Tiphaine Robert : Tout d’abord, j’ai opté pour la méthode dite « boule de neige ». Des personnes de mon entourage qui avaient connaissance de ma recherche me donnaient des contacts d’ancien-ne-s réfugié-e-s. Je suis également passée par les associations hongroises de Suisse, mais je tombais ainsi souvent sur les mêmes profils : souvent des hommes, des personnes assez engagées dans la lutte anticommuniste en exil, qui avaient exercé une profession technique ou libérale et, surtout, qui avaient une success-story à raconter. Puis, j’ai répertorié de manière aléatoire des noms issus de listes de réfugié-e-s trouvées dans des archives suisses. J’ai utilisé simplement le bottin de téléphone et je tombais alors sur des personnes qui s’éloignaient du premier profil mentionné, des personnes peu politisées, d’un milieu modeste et qui avaient connu nombre d’embuches sur le chemin de l’exil, qu’elles n’avaient parfois pas surmontées. Après réflexion, j’ai décidé d’utiliser les pseudonymes sauf pour les personnes « publiques » telles que Bálint Basilidès qui vient de publier un roman autobiographique (Livreo-Alphil, 2021).  

Avez-vous rencontré des réticences de la part de vos interlocuteurs, ou au contraire le désir de parler de leur expérience ?

Concernant les personnes établies en Suisse, la plupart du temps, elles étaient très contentes d’avoir été contactées et une confiance s’instaurait rapidement dès le premier coup de téléphone. Elles n’avaient pas eu forcément l’occasion de raconter leur histoire auparavant. J’ai aussi essuyé des refus, mais très peu. En fait, le seul qui me revient à l’esprit, je l’ai eu au téléphone non pas par la personne elle-même mais par l’épouse de l’intéressé : « Non non non, il ne veut pas parler de ça » m’avait-elle dit. En Hongrie, avec l’aide de mon compagnon hongrois, j’ai tenté de retrouver des personnes rentrées au pays entre 1957 et 1963. Là, c’était évidemment beaucoup plus dur. Nous tentions notre chance grâce au bottin de téléphone. Au bout de quelques 200 coups de téléphones, nous devions constater notre semi-échec. Tout d’abord, les noms hongrois étant peu variés, souvent, les occurrences étaient trop nombreuses pour que nous puissions entamer les appels. La plupart du temps, nous ne tombions pas sur les bonnes personnes. Certaines nous disaient d’emblée qu’elles « n’avaient rien à voir avec 1956 ».

« Il n’y avait pas de place pour ces anti-héros qu’étaient les réfugiés de 1956 rentrés dans la Hongrie de Kádár ».

Quand elles semblaient âgées, mon compagnon soupçonnait que c’était bien elles qui avaient quitté la Hongrie en 1956 mais n’osaient ou ne voulaient pas en parler, qui plus est à un étranger. Nous avions beau dire que les témoignages seraient anonymisés, il y avait un blocage je pense. Une fois le glas du régime sonné en 1989, ces personnes sont passé-e-s de dissident-e-s repenti-e-s à traitres, sympathisants du régime Kádár. Pour ces personnes, évoquer ce passé peut être difficile, voire honteux. Je l’ai montré dans ma recherche, certains étaient des agents collaborant avec le régime mais pas toujours ou malgré eux. Ils ont été oubliés de la mémoire de 1956 et c’est triste que leurs témoignages disparaissent avec eux. Nous étions en 2015, l’heure était déjà à la vénération des jeunes combattant-e-s anticommunistes dont les effigies (retouchées) seront bientôt placardées sur les façades d’immeubles de tout le pays. Il n’y avait pas de place pour ces anti-héros qu’étaient les réfugiés de 1956 rentrés dans la Hongrie de Kádár. Parfois, nous tombions aussi sur les descendants de ces personnes qui nous racontaient l’une ou l’autre anecdote, difficile à insérer dans la recherche.

Les photos d’illustration sont issues de ETH Zürich / Fortepan

Combien restent-ils de Hongrois de 1956 en Suisse ? Ont-ils encore des liens forts avec leur pays d’origine, outre le lien sentimental ? Leurs enfants parlent-ils encore hongrois ?

Les chiffres, bien qu’incomplets, montrent que finalement, une bonne partie s’est détournée de la Suisse avant et après 1989. Il faut préciser que, rien que jusqu’en 1962, parmi les 13 803 Hongrois-e-s arrivées en terres helvétiques, 1 638 avaient quitté la Suisse, principalement pour l’Australie et 1 705 personnes sont déjà rentrées en Hongrie. Entre 1963 et 1989, ils sont plusieurs centaines à rejoindre leur pays, souvent après avoir été naturalisés. En 2012, on dénombrait près de mille Suisses en Hongrie de plus de 65 ans (surtout des Hongrois-e-s de 1956 naturalisés puis rentrés). Beaucoup ont été attiré-e-s entre autres, par la perspective d’une retraite attractive vue la différence du coût de la vie entre la Suisse et la Hongrie. Tout cela pousse à reconsidérer les migrations ouest-est, certes minoritaires mais intéressantes à étudier. Ces rapatriés brouillent les cartes non seulement parce qu’ils rejoignent un pays communiste mais aussi parce qu’ils refusent la générosité-étendard de 1956. Or justement, leur retour met en évidence les dysfonctionnements de la société dont nous sommes si fiers.

La plupart des anciens réfugié-e-s de 1956 restés en Suisse ont gardés des liens fort (langue, cuisine, etc.). Un jour, lorsque j’étais chez une ancienne réfugiée, je me rendais compte qu’elle ne maitrisait ni le français, ni l’allemand (nous étions dans une région limitrophe). Comme elle avait des hésitations presque mécaniques, j’ai cru qu’elle avait eu un souci de santé l’empêchant de s’exprimer. Puis elle reçut un téléphone d’une amie hongroise et elle était tout à fait à l’aise seulement en hongrois, quelques 60 ans après son arrivée en Suisse. Un dicton bien connu circulant dans les milieux exilés hongrois veut que « les exilés perdent tout sauf leur accent ».

« La mode était à l’assimilation, pas au maintien de la culture d’origine. En Suisse comme ailleurs, les enfants d’immigré-e-s faisaient souvent tout pour s’extraire de cette condition. »

D’autres personnes (peu) ont totalement coupé les ponts avec la Hongrie et quelque part aussi avec leur histoire, n’ont pas parlé hongrois avec leurs enfants, parfois dissuadés dans cette entreprise par les enseignantes des années 1960 et 1970. La mode était à l’assimilation, pas au maintien de la culture d’origine. En Suisse comme ailleurs, les enfants d’immigré-e-s faisaient souvent tout pour s’extraire de cette condition. Ce sont souvent les petits-enfants des réfugié-e-s de 1956 qui sont avides de renouer avec leurs origines, j’en rencontrais certains dans les cours de hongrois dispensés à l’Université de Bâle. Mais on trouve vraiment tous les cas de figure. Récemment, j’ai rencontré une femme de mon âge qui parlait hongrois avec sa fille. Ses grands-parents avaient quitté Mosonmagyaróvár en 1956, comme ils s’étaient beaucoup occupés d’elle et qu’elle a voulu le garder, elle parle le hongrois et la transmets à sa fille née en 2018. Les liens sont profonds. Ses grands-parents étaient rentrés en Hongrie dans les années 1990, un déchirement pour elle et ses grands-parents. Elle a toutefois passé toutes ses vacances en Hongrie et le lien est maintenu après plus de 60 ans !    

Source : ETH Zürich / Fortepan

Comme vous le montrez, la campagne de presse qui a accompagnée l’arrivée et l’accueil des réfugiés a parfois viré au misérabilisme et au ridicule, quand l’on évoque par exemple les enfants qui reçoivent le premier jouet de leur vie. D’ailleurs les pays européens ont littéralement joué des coudes pour accueillir en grandes pompes les exilés Hongrois. Pouvez-vous expliciter les ressorts de cet enthousiasme ?

On peut dire que les gouvernements du « Monde libre » avaient à cœur de montrer au « Bloc de l’Est » que cet accueil allait de soi, et ce qui frappe aujourd’hui, c’est cette cohésion.

Chaque pays qui manifestait son intérêt auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés avait des raisons particulières d’en accueillir. La France et la Grande Bretagne poursuivent des ambitions liées à leur image auprès des autres puissances de l’OTAN, particulièrement celles, comme les États-Unis, qui ont désapprouvé l’intervention militaire en Egypte suite à la nationalisation du Canal de Suez par Nasser. Les deux puissances, ainsi que la Norvège et Israël, sont les seuls pays à ne pas spécifier de quota, sans doute un moyen d’atténuer les dégâts d’image liée à la crise de Suez.

En 1956, accueillir convenablement et en nombre ces réfugié∙e∙s est, dans les démocraties occidentales, un acte valorisant et valorisé. L’enjeu d’image est au centre des politiques d’asile des pays occidentaux. Dans son plaidoyer pour réceptionner plus des réfugiés, le ministre autrichien Helmer exprime bien cet aspect : « Nous nous sommes fait un nom dans le monde entier à travers l’affaire des réfugiés. Si nous adoptons une attitude réfractaire, cette très bonne impression se briserait à nouveau ».

L’Autriche voulant faire oublier son adhésion au nazisme, cette démonstration de générosité s’adresse au camp occidental, vers lequel elle se tourne désormais. Le fait que ce soient souvent les Ministères des Affaires étrangères qui se prononcent en faveur de l’élargissement des quotas, souvent en désaccord avec les Ministères en charge de l’immigration, montre bien ces enjeux de prestige. Cette mobilisation a profité d’une part aux réfugié-e-s hongrois-es de 1956 et d’autres part à celles et ceux qui fuient le Bloc de l’Est ou le « péril communiste », Tibétain-e-s dès 1959, Tchécoslovaques en 1968, Cambodgien-e-s, Laotien-ne-s et Vietnamien-e-s dans les années 1970. Le moment solidaire 1956 apparait ainsi comme la phase inaugurale d’une succession de petites parenthèses. C’est ce que la romancière Nina Yargekov appelé le « bonus Guerre froide ».

« 1956 est un vrai rattrapage après la faillite de sa tradition humanitaire pendant la Deuxième guerre mondiale. »

La Suisse est le pays au monde qui a accueilli le plus de réfugié-e-s de 1956 proportionnellement à sa population. Elle était isolée au niveau diplomatique après la Deuxième guerre mondiale. Elle est perçue par les Alliés comme profiteuse de guerre et essuie des critiques en raison de sa politique d’asile extrêmement restrictive envers les réfugié-e-s juifs. 1956 est un vrai rattrapage après la faillite de sa tradition humanitaire pendant la Deuxième guerre mondiale. Cela s’observe aussi au niveau de la population civile qui a bien conscience de sa chance d’avoir été épargnée par le conflit mondial. L’énorme compassion montrée en 1956 et la solidarité qui l’a suivie s’apparente à une forme de rattrapage humanitaire déculpabilisant. Mais cette générosité s’ancre surtout dans la réalité des années 1950. Malgré sa neutralité, la Confédération helvétique se positionne par son économie ainsi que son régime politique contre le communisme. C’est aussi le cas d’une majeure partie de sa population. Nous pouvons parler de compassion conditionnée par une aversion du communisme. Aux enjeux d’image et d’anticommunisme s’ajoute sur la Suisse une conjoncture économique favorable avec un chômage quasi-inexistant. Cette volonté d’état cimentée d’un anticommunisme en effet caricatural est appuyée par la population qui voit ces personnes comme des réfugiés fuyant « la mort ou la déportation » comme on le dit à l’époque.

Au mois de décembre 2016, Le Courrier d’Europe centrale avait diffusé sur Tilos Rádió une émission avec Tiphaine Robert, alors doctorante en histoire à l’Université de Fribourg.

Votre ouvrage casse le mythe du réfugié idéal, qui a combattu pour la liberté puis échappé à l’enfer (communiste). Dans le cas de la Suisse, vous montrez que les réfugiés qui ont participé aux combats et peuvent craindre des mesures de rétorsion sont très minoritaires, tandis que d’autres ont profité d’un effet d’aubaine ou sont venus sur un coup de tête. Est-ce quelque chose dont vous aviez connaissance en vous lançant dans votre thèse ? Est-ce un aspect qui a été passé sous silence dans les pays d’accueil ?

Je me suis assez vite rendue compte qu’on mettait en Occident beaucoup d’énergie pour défendre l’image des réfugiés hongrois, censée coller avec le message anticommuniste. Au sein de la presse, des organisations d’aide et de l’État, il y a un consensus pour préserver l’image des réfugiés. On est vraiment à mille lieux de cela aujourd’hui. Petit à petit, j’essaie de le montrer, le mythe des réfugiés hongrois s’étiole mais la presse diffuse un message clair qui ne remet pas en cause les raisons des réfugiés de quitter leur pays : faisons preuve de patience et de compréhension face aux éventuels accrocs (différences culturelles, difficultés d’intégration, etc.).

C’est la même chose dans la plupart des pays occidentaux. Le fait par exemple que les Hongrois qui avaient quitté le pays par suite de la répression de l’Insurrection étaient majoritairement originaires de l’ouest du pays, et donc à priori peu touchés par les événements, a été en effet peu relevé en Occident. Ils étaient considérés en bloc comme des victimes du communisme. Ce sont surtout les historiens et les historiens qui ont, dans un second temps, montré que ces personnes étaient rarement menacées directement. Certains ajoutent en outre que c’est parce qu’ils étaient peu nombreux et blancs que les Hongrois-es ont été accueillis généreusement. Ce double argument nous semble construit à postériori.

« Après les avoir quelque peu idéalisés, dans la presse du Bloc de l’Ouest, on insiste progressivement sur les grandes différences culturelles et les défauts supposés des Hongrois. »

Après les avoir quelque peu idéalisés, dans la presse du Bloc de l’Ouest, on insiste progressivement sur les grandes différences culturelles et les défauts supposés des Hongrois : ils seraient « fiers », « volubiles », « dépensiers », « exigeants ». Aujourd’hui, ce discours occidental issu des années 1980 sur la prétendue « proximité culturelle » des réfugié-e-s de 1956 (pour distancier les nouveaux arrivants originaires d’Afrique) est même adapté au contexte actuel par le gouvernement magyar qui se présente en rempart de la chrétienté face aux « hordes » de migrant-e-s musulman-es. Quoiqu’il en soit, les Hongrois s’inscriront dans l’histoire de l’asile comme des « réfugié∙e∙s bienvenus » et il faut se souvenir de 1956 comme un moment où l’empathie prend le pas sur toute autre considération (logistique, culturelle, etc.).

« Nous avons dû abandonner nos pauvres réfugiés ».

Une collaboratrice française du Comité inter mouvements auprès des évacués (CIMADE).

D’ailleurs, l’intégration d’une part d’entre eux sera aussi problématique et un certain nombre d’exilés vont faire le choix du retour dans les années qui ont suivi 56. Comment ces retours sont-ils rendus possibles et comment s’organisent-ils ?

En Suisse – mais j’ai pu observer cela dans des sources françaises également – les velléités de retour surprennent les autorités mais il a fallu leur donner un cadre administratif, communiquer avec la Hongrie de Kádár, organiser des convois, etc. Une collaboratrice française du Comité inter mouvements auprès des évacués (CIMADE) chargée d’accompagner un convoi de Hongrois vers Vienne s’exclame dans un rapport : « Nous avons dû abandonner nos pauvres réfugiés ».

Du côté hongrois, du moins pour ce qui concerne le Ministère des Affaires étrangères, on fait tout pour que les « brebis égarées » rentrent au bercail. Mais on refuse aussi des personnes au passif trop lourd (opposants politiques et/ou criminels). Différentes amnisties sont prononcées en 1956, 1961, 1963. La question est de savoir ce que l’on risque en rentrant. Les représailles lors du retour diffèrent largement selon le profil de la personne (mineur ou adulte, participation ou non à l’Insurrection) et le moment du retour (pendant les délais de l’amnistie ou ultérieurement). Si l’amnistie est très relative, cela ne signifie pas que les conséquences du retour sont systématiquement dramatiques. Néanmoins, même une personne qui n’a pas du tout participé aux événements de 1956 n’est pas sûre de pouvoir vivre une vie normale après son retour. Cette dimension aléatoire génère une incertitude et participe en quelque sorte à la punition réservée aux dissidentes et dissidents en exil. Nous avons constaté cette incertitude dans le peu de documents que les candidats au retour ont laissés. Nous avons découvert dans les archives de la Sureté d’état (Állambiztonsági Szolgálatok Történeti Levéltára) que la plupart des dissident-e-s de retour en Hongrie étaient interrogés par la police hongroise et bon nombre sont placés sous « contrôle opératif » après leur retour.

Source : ETH Zürich / Fortepan

La question est aussi évidemment de savoir pourquoi ils rentrent. Dans ces documents, il est intéressant de voir que même la police hongroise leur demande : pourquoi êtes-vous rentrés ? Évidemment, les personnes disent ce qu’on attend qu’elles disent : « Je ne pouvais pas m’adapter à l’étranger » ; « C’est seulement à l’étranger qu’on sait vraiment ce qu’est la maison », etc. Mais certains dépassent ces leitmotivs et décrivent également des difficultés très concrètes qu’ils ont rencontré dans l’Occident capitaliste – déclassement professionnel, dettes, travail trop pénible, peu de liberté de mouvement, impossibilité de changer d’entreprise, internements, hostilité, discriminations – ce qui m’a poussée à en savoir plus.

J’ai d’abord évalué l’impact de l’évolution politique en Hongrie sur les retours. L’évolution de ce qui se passe en Hongrie, amnistie ou au contraire série d’exécution (exécutions d’Imre Nagy et de Pál Maléter en juin 1958) a une influence sur le flux des retours. Mais il m’apparaissait que les raisons personnelles liées à l’environnement quitté, par exemple rentrer pour rejoindre un proche, un conjoint, un parent malade, semblent bien plus importantes que le contexte politique. Face au danger des représailles, certains semblent avoir simplement confiance au moment du rapatriement : ils espèrent négocier avec le régime pour éviter de trop lourdes sanctions. 

Ensuite, j’ai découvert que ces retours étaient souvent liés aux conditions de fuite. En 1956, beaucoup de Hongrois se sont engouffrés dans une brèche du Rideau de fer. Je pense qu’ils n’avaient pas tous conscience de la portée de leur geste. Ils espéraient travailler un peu, voir comment c’est de l’autre côté et rentrer si les conditions de leur ne plaisaient pas. D’autres regrettaient leur départ précipité ou des exils de type échappatoire : beaucoup avaient laissé un-e conjoint-e en Hongrie, un phénomène assez tu dans l’historiographie occidentale. De tels regrets ou l’intention du retour avant même le départ peuvent sans doute expliquer les nombreux cas de séjours extrêmement courts en Occident. L’amnistie ne peut être le seul facteur qui explique des changements de projets si radicaux. Sinon, comment expliquer qu’une ou un réfugié arrive en décembre à Vienne et reparte en Hongrie début février, un cas de figure assez fréquent ? C’est cette réalité nuancée que j’ai voulu décrire. Par ailleurs, en quittant la Hongrie, l’énorme majorité espérait rejoindre les Etats-Unis. L’Europe ne fait pas rêver les réfugié-e-hongrois-es. La Suisse – comme la France aussi par ailleurs – leur apparaissent comme des choix « par défaut », des terres permises plutôt que promises et ne rêvent que d’outre-mer. Quand la porte des Etats-Unis se ferme en mai 1957, certaines personnes préfèrent rentrer en Hongrie plutôt que de rester en Europe de l’Ouest.

« Les femmes hongroises arrivées en Europe en 1956 se retrouvent dans une société extrêmement conservatrice alors qu’elles avaient connu l’égalité des chances en Hongrie. »

Finalement, et on touche là à quelque chose d’universel, il y a une forme de déception qui a motivé bon nombre de retours vers la Hongrie de Kádár, déception face à cet Occident rêvé. Ces retours mettent en avant les conditions de travail extrêmement dures des ouvriers et des ouvrières en Suisse dans les années 1950, cela est valable pour d’autres pays d’accueil. Certains réfugiés ont été choqué par les cadences, le peu de protection des travailleurs, des malades, des mères, etc. Certains se plaignaient plus généralement du déficit de politique sociales et des scléroses de la société suisse, mais encore une fois, mes résultats peuvent se généraliser au moins à l’Europe des démocraties chrétiennes. Les femmes hongroises arrivées en Europe en 1956 se retrouvent dans une société extrêmement conservatrice alors qu’elles avaient connu l’égalité des chances en Hongrie. Parmi ces 1001 raisons, je dirais qu’il y a une tendance générale : finalement, les raisons de retour sont la plupart du temps très individuelles, elles s’avèrent plutôt politisées que politiques : les deux régimes ne représentent souvent que la toile de fonds avec laquelle les candidats au retour composent pour améliorer leur situation et réduire les incertitudes concernant leur avenir.   

Source : ETH Zürich / Fortepan

A lire la multitude de témoignages que vous rapportez, on a l’impression qu’il y a eu grand malentendu : la Suisse (l’Occident capitaliste) s’avère ne pas être le paradis imaginé par ces Hongrois, et la Hongrie (l’Europe de l’Est communiste) n’est pas l’enfer que croient les Occidentaux. Quel rôle ont joué les représentations de part et d’autre au moment de l’accueil et comment ont-elles évolué après ?

C’est tout à fait cela. Le fait qu’on ne parle très peu de ces retours dans l’Occident capitaliste contraste avec les centaines d’articles, de textes en Hongrie sur ces retours qu’on évalue à près de 40 000 sur les 200 000 personnes qui ont émigré en 1956. Il y a une guerre des chiffres et des représentations entre l’Est et l’Ouest.

En Occident, on est décontenancé par ces retours qui, même peu nombreux, représentent autant de défaites idéologiques. Ils sont perçus tantôt comme le résultat d’un échec dont les sociétés occidentales seraient responsables – on n’a pas su assez bien accueillir ces personnes ; tantôt comme le résultat de la campagne « agressive » de Kádár pour le rapatriement ; tantôt – le plus souvent – comme un revers dont les réfugié-e-s seraient les seuls responsables … Dans la presse, le peu qu’on dit de ces revenant-e-s est qu’ils ne sont pas à la hauteur et ont manqué une immense opportunité… Comme le formule un article suisse de l’époque : le paradis se mérite. Et selon ce discours moralisateur, il faudrait le gagner en se conformant à la norme, en ne faisant aucune vague, en ne changeant pas de place de travail, en ne buvant pas sur la voie publique, etc. Rappelons qu’en Suisse, on risquait l’internement administratif au moindre écueil. Beaucoup de réfugiés sont d’ailleurs passés par la case des établissements de travail, cela pouvait leur rappeler ce qu’ils avaient connu en Hongrie. C’est d’ailleurs une manière pour la Suisse de pousser les « indésirables » à demander leur rapatriement. Mais pour les autres, les autorités et surtout les œuvres d’entraide sont soucieuses de leur sort. Peu à peu, ces instances se rendent bien compte que le sort, notamment des jeunes, n’est pas si dramatique lorsqu’ils rentrent en Hongrie, surtout au cours des années 1960.

De retour en Hongrie, « la presse locale le prie de dire des choses négatives sur l’étranger, par exemple que la nourriture n’est pas bonne. »

Le son de cloche est tout autre de l’autre côté du Rideau de fer et dans la presse communiste, où ces retours sont valorisés et instrumentalisés. J’ai pu montrer que les rapatrié-e-s en donnant des informations sur l’Ouest, face à la police hongroise, dans la presse, tentent d’améliorer leur sort une fois rentrés. J’ai pu rencontrer l’un de ces jeunes de l’époque, parti en Suisse d’après ses dires, « sur un coup de tête ». Déçu du peu d’opportunités professionnelles qui s’offrent à lui, il finit par rentrer en Hongrie en 1959. Là, la presse locale le prie de dire des choses négatives sur l’étranger, par exemple que la nourriture n’est pas bonne. Il me raconte : « En Hongrie, on n’avait même pas de cacao et ils m’ont fait dire que j’ai bu du faux cacao en Suisse ! ».

De manière contrainte ou volontaire, les rapatriés deviennent des agents collaborant au régime et, pour se racheter, participent à la diffusion du discours selon lequel l’Occident ne serait pas si doré que le décrit Radio Free Europe. Il me semble que sur la durée, cette propagande sur l’étranger hostile a quand-même durablement imprégné la société hongroise, je m’en aperçois en discutant avec les gens quand je suis en Hongrie. Les discours négatifs sur l’étranger visant à l’époque à dissuader les Hongrois d’émigrer n’est pas sans rappeler les discours actuels ! Ceux qui sont restés en Occident après 1956 ont été présentés comme des lâches dans la Hongrie de Kádár, là aussi, cette vision a imprégné les consciences jusqu’à aujourd’hui.   

Il faudrait aussi mentionner le mal du pays, seul motif de retour à se retrouver dans les deux analyses occidentales et hongroises post-1956 : des brochures, des émissions de radio visant à attirer les Hongrois-e-s de l’étranger jouent énormément sur cette corde, bien au-delà des années 1950. Il y aurait beaucoup à dire sur ce fameux honvágy que les rapatriés racontent d’ailleurs lorsqu’ils sont interrogés sur leurs raisons de rentrer vers la République populaire.   

En 1955, l’URSS et ses satellites se lancent dans une vaste campagne de rapatriement ». Brochure d’une campagne pour le rapatriement : Végre Itthon ! [Enfin à la maison !].

Lorsque la Hongrie a dressé des barbelés contre des exilés en 2015, certains se sont émus de ce qu’elle avait oublié la générosité dont avaient bénéficié ses propres ressortissants un demi-siècle plus tôt. Que vous inspire ce parallèle ? Les personnes que vous avez interrogées ont-elles abordé cette actualité ?

À l’époque, je trouvais ce discours un peu donneur de leçon. En Europe occidentale, l’accueil n’était pas beaucoup meilleur ! J’étais à Budapest en 2015 et je me rappelle ce que l’on montrait à l’étranger de la Hongrie, qui existait bel et bien (des réfugiés roués de coups à la frontière, etc.) mais je regrettais qu’on ne parle pas des associations de la société civile qui ont pendant des semaines organisé l’approvisionnement en eau, matériel et nourriture pour les réfugiés campant devant la gare de Keleti, en bref, remplissaient les tâches que autorités hongroises auraient dû remplir. Dans une manifestation de soutien aux réfugié-e-s, on pouvait aussi voir des pancartes « nous étions aussi réfugiés ». Cette Hongrie solidaire existe aussi.   

Les réfugiés de 1956 sont la plupart du temps de droite, mais pas toujours. Il y a parmi eux toute une gamme de couleurs politiques. J’ai pu voir toutes sortes de réactions après 2015 mais il est clair que le contexte influençait leur témoignage. Je me rappelle l’un de ces anciens réfugiés, qui était retourné habiter en Hongrie après 1990, particulièrement raciste, qui me racontait sa propre expérience de son arrivée en Suisse revisitée au prisme de l’actualité : « Ils nous ont désinfecté, inspecté, etc., c’était très bien ! Aujourd’hui, on ne fait plus ça avec les réfugiés qui arrivent de partout ! ». Un autre me confiait au contraire sa gêne : « Les Syriens, ils fuient la guerre et sont mal accueillis. Nous on était privilégiés vu le contexte idéologique. Après cette période, on a commencé à dire “Ah, ce n’est pas un réfugié politique, c’est un réfugié économique !” et alors je me suis demandé où me situer et je pense que je suis un peu entre les deux. » En écoutant les réfugiés d’hier et d’aujourd’hui, on ne peut que voir la complexité des parcours des gens, loin des simplifications aux conséquences désastreuses de mise dans les discours politique, en Hongrie, en France comme en Suisse.     

Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).

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