La crise énergétique touche de plein fouet la Roumanie, et particulièrement la troisième ville du pays, Timișoara. Des hôpitaux municipaux ont du mal à se chauffer et, fin janvier, des écoles sont passées aux cours en ligne à cause du froid. Pour un éclairage sur la situation, interview avec Otilia Nuțu, du groupe de réflexion Expert Forum.
En Roumanie, des nombreuses villes comme la capitale Bucarest, se chauffent en partie avec des systèmes de chauffage collectif, qui datent de l’époque communiste. Ils sont déjà connus pour leur vétusté et les coupures régulières de chauffage et d’eau chaude. Depuis la flambée des prix du gaz, Timisoara, où vivent près de 300 000 habitants, a du mal à payer les factures de chauffage collectif, géré par l’entreprise municipale Colterm. En 2021, elles représentaient déjà 20 % du budget de la ville, et les prix sont aujourd’hui jusqu’à six fois plus élevés. Le maire Dominic Fritz, élu fin 2020 avec le parti réformateur USR (Union Sauvez la Roumanie), est montré du doigt pour ne pas avoir empêché la crise. Pour Otilia Nuțu, du groupe de réflexion Expert Forum, la municipalité ne peut pas affronter seule le problème.

Le Courrier d’Europe centrale : Pourquoi une telle situation aujourd’hui à Timișoara et même à Bucarest ?
Otilia Nuțu : Le chauffage collectif urbain en Roumanie est dans une mauvaise situation financière à causes des prêts bancaires contractés et du manque d’investissements. Lorsque vous voulez réformer une société de chauffage urbain, cela prend généralement plusieurs années. Les maires et conseils municipaux ont un horizon d’un à quatre mandats dans le meilleur des cas, donc c’est l’un des secteurs qui a longtemps été négligé. Comme d’autres infrastructures d’ailleurs.
Ce qui s’est ajouté à ce problème structurel la hausse considérable du prix du gaz cet hiver. Avant, les municipalités avaient l’habitude de subventionner une partie des pertes. Maintenant, pour couvrir le prix plus élevé du gaz et les autres coûts comme l’achat des « certificats CO2 » du mécanisme européen d’échange d’émission (SEQE-UE), les municipalités font face à plusieurs alternatives : soit doubler ou tripler le tarif du consommateur ; soit subventionner avec des montants plus importants – mais la plupart d’entre elles sont déjà en difficulté car le chauffage représente déjà une part importante du budget ; soit recevoir un transfert du gouvernement national. Ce qui se passe est une combinaison des trois, qui varie d’une ville à l’autre.
La Roumanie est pourtant un producteur de gaz, le deuxième de l’UE, pourquoi son prix a-t-il augmenté pour le pays ?
C’est un marché libre. Il y a deux producteurs nationaux et des conditions de marché de vente : vous ne pouvez pas vraiment les obliger à vendre sur le marché national à un prix réglementé. Et nous avons eu des prix régulés jusqu’en 2017, puis une libéralisation et ensuite, entre 2019 et 2020, les prix étaient de nouveau régulés. Donc, maintenant, revenir à la régulation des prix va être assez compliqué car, généralement, quand les prix sont régulés les entreprises ne font pas d’investissements.
« Revenir à la régulation des prix va être assez compliqué car, généralement, quand les prix sont régulés les entreprises ne font pas d’investissements ».
Otilia Nuțu
Par ailleurs, la production nationale a considérablement baissé ces dernières années. Les gisements sont vieux, et ont été exploités pendant des décennies. Ils s’épuisent. Il y a deux-trois ans, on importait moins de 10 % du gaz. Aujourd’hui, c’est près de 30 %, c’est une énorme différence. Il ne serait donc pas possible de réguler les prix à l’importation. Ce qu’il est possible de faire, c’est réguler temporairement le prix de production, mais cela signifie d’abandonner l’idée de s’ouvrir à de nouveaux investissements comme ceux de la mer Noire et sur le territoire. Si on réglemente à nouveau les prix, étant donné l’incertitude actuelle, cela tuerait tout type d’investissement.
Il y a un an, Le Courrier d’Europe centrale a documenté la situation des extractions et prospections de gaz en Mer Noire. Qu’en-est-il aujourd’hui ?
C’est le même statut. Il n’y a pas de changement de la Loi Offshore de 2018, qui empêche tout investissement. Franchement, je ne pense pas que cela se concrétisera un jour. Les investissements ont été reportés depuis 2017. Il aurait été possible de clarifier le cadre juridique et de faire des investissements il y a 5 ans, maintenant c’est trop tard. De plus, même si la tendance est de considérer le gaz comme une énergie de transition soutenue par le mécanisme financier de l’UE, la fenêtre se referme. Cinq ans de retard dans l’investissement dans le gaz, c’est beaucoup, et les conditions vont devenir de plus en plus strictes.
Pour une ville comme Timișoara, quelles sont les solutions à court et long terme pour surmonter la crise ?
Cet hiver, ce qu’il est possible de faire, c’est subventionner une partie de la facture, aider les gens à payer des factures plus élevées, demander aux gens de payer des factures plus élevées – une combinaison qui se produit partout en Europe. La question est de savoir ce que l’on peut faire sur le long terme pour éviter des dépenses énormes. Je pense qu’il est essentiel d’accélérer la rénovation des bâtiments car c’est de là que viennent les factures élevées : le manque d’efficacité énergétique. Le chauffage urbain devrait être conservé, surtout dans les grands quartiers, mais nous devrions passer à un chauffage urbain plus efficient. Il n’existe pas de solution immédiate. Il a fallu attendre qu’il y ait une crise pour créer une impulsion.
Certains demandent d’abandonner le système de chauffage collectif. Est-ce une solution ?
Je ne pense pas que ce soit une solution de l’abandonner cet hiver : les gens ont besoin de chauffage. À long terme, le chauffage collectif en Roumanie a besoin de beaucoup d’investissements, de même que les chemins de fer. La question est de savoir s’il faut le démanteler ou le réformer. Les gens doivent se chauffer, donc si vous arrêtez le chauffage collectif, vous devez fournir une alternative. Une alternative est-elle viable à court terme ? Non. Les gens trouvent des solutions individuelles : chaudière, chauffage électrique, mais toutes ces choses s’additionnent et mettent plus de pression sur d’autres infrastructures, comme le réseau de gaz ou d’électricité. Ce n’est pas la solution.
Est-ce plus polluant d’avoir une chaudière individuelle ?
Oui, c’est aussi plus polluant si vous avez une chaudière à gaz dans chaque appartement, bien sûr. Le chauffage collectif est également polluant à l’heure actuelle, mais il est beaucoup plus facile de décarboner un système qui utilise une ou deux sources pour la ville entière que de laisser tout le monde installer un chauffage à gaz et de s’occuper ensuite du problème individuellement. Les énergies renouvelables utilisées individuellement ne sont pas possibles pour les blocs d’appartements – tous les appartements n’ont pas de toits pour les panneaux solaires par exemple. Il serait efficace, dans une certaine mesure, d’avoir des solutions énergétiques au niveau du bâtiment qui soient axées sur les énergies renouvelables, du solaire ou du biogaz par exemple. Et il faudrait que tous les appartements d’un même bâtiment soient connectés au même système collectif pour le bâtiment.
« Il est beaucoup plus facile de décarboner un système qui utilise une ou deux sources pour la ville entière que de laisser tout le monde installer un chauffage à gaz et de s’occuper ensuite du problème individuellement ».
Vous en avez parlé plus tôt : le maire de Timișoara, Dominic Fritz, se plaint du coût d’achat des « certificats CO2 ». Selon, cela coûterait près 10 millions d’euros, soit deux mois de budget de la ville. L’entreprise municipale Colterm a d’ailleurs reçu une amende de 21 millions d’euros pour ne pas les avoir acheté. Comment la ville est-elle arrivée à cette situation ?
Les grands brûleurs, y compris les sociétés de chauffage collectif, sont soumis au nouveau « système européen d’échange de quotas d’émission » (SEQE-UE). Il s’agit donc d’un système d’échange de certificats de CO2, et ce mécanisme est conçu pour faire payer les pollueurs – il y a un coût pour chaque tonne de CO2 qu’ils rejettent dans l’atmosphère. Ce système concerne actuellement les grands brûleurs, et il pourrait s’appliquer aux bâtiments à partir de 2026, ainsi qu’aux consommateurs et aux transports. Pour l’instant, il ne couvre que les grandes infrastructures. C’est un problème parce que ceux qui possèdent des chaudières au gaz individuelles ne paient pas pour les émissions de CO2t, même s’ils en émettent aussi. Il s’agit donc d’un désavantage concurrentiel pour le chauffage urbain, ce qui n’est pas juste et sera corrigé dans plusieurs années.
Pour Timișoara, l’entreprise Colterm a la possibilité de produire de la chaleur, soit à partir du gaz, soit à partir du charbon. Lorsque vous brûlez du gaz, en général les émissions sont plus faibles en termes de CO2, lorsque vous brûlez du charbon, les émissions sont plus élevées. C’est à dire que le montant total que vous devez payer est plus élevé lorsque vous produisez du charbon. C’est un gros problème pour la ville : puisqu’ils n’ont plus de fournisseur à long terme, comme d’autres entreprises, et parce que Colterm était déjà endettée depuis des années, ils ont dû passer au charbon lorsque les fournisseurs de gaz ont arrêté de les livrer pour non-paiement. C’est ce qu’il s’est passé en octobre lorsqu’il n’y avait plus d’eau chaude ni de chauffage pendant trois jours. Donc ils vont émettre plus de CO2 et acheter plus de certificats.
Le maire souhaiterait que ce mécanisme soit reporté cet hiver. Est-ce envisageable ?
Le mécanisme n’est pas mauvais, le problème est que le prix d’achat pour la tonne de CO2 a beaucoup augmenté, ce qui s’ajoute à d’autres problèmes que les entreprises rencontrent. La question est de savoir où va l’argent payé par ces entreprises pour les émissions : il revient au pays pour qu’il investisse dans des projets énergétiques moins émetteurs. Les pollueurs roumains paient donc pour le CO2 qu’ils émettent, mais le pays reçoit également de l’argent pour ces projets. Et la Roumanie a également un mauvais bilan en ce qui concerne l’absorption de l’argent du Fond de Modernisation.
À l’avenir, la Roumanie sera-t-elle plus touchée que l’Europe de l’Ouest par la transition énergétique ?
Nous sommes assis sur un tas d’argent et nous ne l’utilisons pas pour décarboner. Ensuite nous nous plaignons de devoir payer pour le CO2, mais cet argent nous revient : il est en fait plus élevé que le coût total que nous payons parce que le Fond de Modernisation cible les pays les plus pauvres de l’UE. C’est un système de redistribution des pays riches vers les pays moins développés.
Le problème de l’absorption de ces fonds n’est pas le problème d’une municipalité, c’est un problème au niveau gouvernemental avec le ministère de l’Énergie qui n’a pas été capable de mobiliser le Fond de Modernisation jusqu’à présent. Regardez, la Pologne et la République Tchèque ont commencé à attirer l’argent du Fond de Modernisation depuis cet été et nous n’avons soumis qu’un seul projet pour Transelectrica, la société nationale de transport d’électricité. Le problème est que le ministère de l’Énergie aurait dû organiser, préparer des documents et directives pour sélectionner de manière compétitive les entreprises qui feront des investissements. La responsabilité du ministère de l’Énergie est claire.
En Roumanie, le sujet est extrêmement sensible et politique. Dans une interview, le ministre de la Défense Vasile Dîncu estime que la plus grande menace pour la population sont les factures de l’énergie, plus que la situation internationale entre l’OTAN et la Russie. Le maire de Timișoara est devenu la risée des autres partis politiques. Pourquoi ce sujet est si politisé ?
Il y a beaucoup de populisme. Les prix de l’énergie ont augmenté partout dans le monde et partout en Europe. Le problème est qu’il y a trop peu d’offres sur le marché et trop de demandes, donc tous les États membres de l’UE ont introduit des mesures pour aider les ménages à faire face à l’augmentation des prix, mais ils ne se sont pas attaqués à la cause de l’augmentation des prix qui est l’écart entre ce qui est offert et ce qui est demandé. Donc, à l’heure actuelle, toutes les politiques qui soutiennent les ménages, pour payer une partie de leur facture, aident simplement les consommateurs à mieux concurrencer les autres consommateurs pour une quantité limitée d’énergie existante sur le marché. Cela peut aider les ménages, mais cela fait grimper les prix de l’énergie pour les consommateurs industriels. Bien sûr, il est très difficile de réduire la consommation des ménages en hiver. Cela signifie des températures plus basses dans chaque foyer. C’est un sujet très politique et sensible.
Pour en revenir à la cause de la hausse des prix, les actions de Gazprom pour l’approvisionnement en gaz de l’Europe, ou du moins de la région, sont des facteurs majeurs de cette hausse. On pourrait s’attendre à ce que l’approvisionnement en gaz soit coupé. Je vais contredire le ministre de la Défense et je dirais que la situation internationale est plus préoccupante pour la population roumaine.