Après plus d’un siècle d’exploitation, la transformation des anciennes mines en lacs semble faire consensus pour redynamiser le Nord-ouest de la Bohème. Mais malgré les promesses d’une région verte et respectueuse de l’environnement, les lacs pourraient dissimuler des problèmes environnementaux encore persistants, et noyer le poisson des enjeux sociaux.
L’horizon est flou, rendu indistinguable par l’épais brouillard qui règne sur Most et sa région. Malgré tout, on discerne, du haut de la colline qui surplombe la ville, un relief vallonné, fait de monts naturels et de profonds trous laissés par plus d’un siècle d’exploitation minière. Au pied de notre promontoire s’étend une ville qui n’a eu de cesse de faire couler de l’encre dans toute la République tchèque. En 2019, la télévision publique tchèque a consacré une série à la ville et à ses habitants. Les problématiques sociales propres à la région s’y exprimaient dans l’intimité des appartements. Si à l’échelle nationale les huit épisodes ont été bien reçu, pour un grand nombre de locaux, le sentiment d’avoir été une fois de plus la risée du pays prédomine.
Dans l’imaginaire collectif tchèque, c’est la figure d’une ville polluée, sale et pauvre qui s’impose. De cette réputation, il ressort un mélange de colère et de résignation chez celles et ceux qui y vivent, et qui bien souvent chérissent leur ville. Depuis une dizaine d’année, les élus de la ville tentent de changer cette image en vantant des programmes ambitieux de « revitalisation ».
Un lac modèle, pour en inspirer d’autres
Symbole de la trajectoire d’une ville qui a souffert, mais tente de se reconstruire un lac artificiel est ouvert au public depuis le début du mois de septembre. Il se tient sur l’emplacement d’une ancienne mine de lignite, qui elle même avait pris la place de l’ancienne ville de Most, rasée dans les années soixante pour permettre l’extraction des ressources logées dessous. De la cité, dont les plus anciens bâtiments dataient de l’époque médiévale, il ne reste plus que l’église, sauvée grâce à une opération titanesque. En 1975, l’édifice fut mis, d’un seul bloc, sur des rails, et déplacé sur huit cents mètres, à raison de trente mètres par jour. Désormais, le lac s’étend à ses pieds.
Selon le gouvernement local, ce-dernier incarne un renouveau à la fois vert et social. Vert, car il devrait permettre à la faune et la flore de se recréer, à l’endroit où se trouvait une ancienne carrière de lignite. Social, car le maire de Most, Jan Paparega, espère créer un entrain touristique pourvoyeur d’emploi et de dynamisme dont la région manque cruellement.

Au bord du lac, quelques dizaines de familles, promeneurs et cyclistes ont bravé virus et mauvais temps pour profiter de ce nouvel espace. Lucie vient d’une ville voisine, et découvre pour la première fois l’étendue d’eau vaste d’environ 300 hectares : « Il y a cinq ans, j’étais venue pour voir les travaux, c’était encore fermé. Il y avait déjà de l’eau, mais ils ont eu des problèmes pour que le sol ne s’effrite pas, et pour éviter les rejets toxiques … ça a pris plusieurs années de retard ».
Un lac artificiel se trouve à l’emplacement d’une ancienne mine de lignite, qui elle même avait pris la place de l’ancienne ville de Most, rasée dans les années 60, pour permettre l’extraction des ressources.
À peine quelques kilomètres derrière le lac, des raffineries sont installées depuis la seconde guerre mondiale. De nombreuses cheminées déversent vapeur d’eau et fumées dans le ciel, les volutes se fondant dans le brouillard – si bien que l’on se demande si la couleur grisâtre permanente du ciel est si naturelle que ne le disent la plupart des habitants rencontrés.
Malgré la proximité de ces usines la jeune femme ne se décourage pas : « Oui, c’est un peu bizarre dans le paysage, j’essaye de cadrer mes photos de sorte à ce qu’on ne voit pas les usines […] Je suis quand même impatiente de pouvoir m’y baigner l’été prochain ». Elle espère « que de nouveaux lacs seront construits dans la région car c’est vraiment très beau ».

Jaroslav, retraité profitant également pour la première fois du lac, avec son épouse, partage cet avis : « D’ici cinquante ans, la région sera vraiment magnifique, pleine de verdure et de lacs ! ». Résidant à Teplice, à une vingtaine de kilomètres, il a été témoin des évolutions radicales au cours de la seconde moitié du XXe siècle. « Ici, dans les Sudètes, il y avait une majorité d’allemands, près de 3,5 millions. Après la guerre, ils ont été expulsés, et on a déplacé des tchèques pour qu’ils repeuplent les environs. »
Un consensus relatif pour une région (presque) revitalisée
Les élus locaux veulent faire de ce lac un modèle pour les années à venir et que de telles initiatives se multiplient. D’une manière générale, « revitaliser » les mines en lacs fait plutôt consensus. Lukáš Hrábek, porte-parole de Greenpeace CZ souligne que dans certains cas il s’agit même d’un « juste retour à la nature », certaines mines ayant été fondées sur des lacs asséchés pour l’extraction. Jan Rovenský travaille également pour Greenpeace et fait partie de la Commission du charbon tchèque, qui fixe les orientations en matière d’extraction. Il ajoute : « Les lacs sont malheureusement nécessaires, ce sont des trous géants de plusieurs hectares et assez profonds. Ils se rempliraient dans tous les cas, mais l’eau serait polluée par tous les produits contenus dans les sols ».
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Plus surprenant, certains élus et industriels revendiquent la transition en lacs comme un argument pour continuer à creuser. Le Parti Communiste (KSČM) était le seul parti à défendre à l’échelle nationale un projet qui, au début des années 2010, voulait abolir certaines limites de forage, quitte à raser des quartiers de villages aux abords de Most. Malgré la volonté des compagnies minières et d’élus locaux dont Jan Paparega, le gouvernement a finalement tranché contre le projet en 2015.
Vojtěch Filip, président du KSČM défend aujourd’hui encore que les mines ne sont pas un problème en soi, puisqu’à terme « elles peuvent devenir des terres arables pour produire du vin, ou être remplies d’eau et devenir des lacs », ce qui favoriserait selon lui « l’indépendance en eau de la République tchèque » et à terme le tourisme. Il résume ainsi : « D’abord on utilise la richesse naturelle, économiquement parlant, en assurant l’emploi pour les gens, et quand l’exploitation est terminée on leur donne de nouveau un travail, durable ».
Certains élus et industriels revendiquent la transition en lacs comme un argument…pour continuer à creuser.
Par-delà les rives du lac se trouve la ville de Litvínov. Depuis Most, un tramway rejoint la ville en passant au cœur des raffineries, monstres d’acier et de tuyaux fumants, censé être le poumon économique de la région. Tout au long du trajet, sur les murs qui encerclent les cuves et les cheminées on peut lire « UniPetrol s’engage pour la qualité de l’air ». Pourtant, ce mercredi 22 octobre la pollution de l’air atteint des sommets. Joint par téléphone, le « Centre écologique de Most », institution fondée par les autorités locales et … l’industrie pétrochimique, nous conseille « de limiter les sorties », et « d’éviter les activités sportives ». Le taux de particules en suspension (PM10) dépassait alors les 130 µg/m3 ,pire taux du pays, bien au-delà des valeurs relevées à Prague (entre 25 et 40 µg/m3), selon l’Institut tchèque d’hydrométéorologie.

Lukáš Hrábek de Greenpeace ne s’étonne pas de ces données, et note même une amélioration radicale par rapport aux années 1990 : « Quand ma famille devait traverser le nord de la Bohême, nous préférions la contourner ». Avec cette poussière jaune, on n’y voyait rien, c’était complètement fou ». Jan Rovenský a grandi dans la région : « Les conducteurs de bus avaient même besoin d’une assistance spéciale pour pouvoir s’orienter, on n’y voyait pas à cinq mètres ».
« Janov est l’un des plus grands quartiers socialement exclus de République tchèque »
Depuis le troisième étage de sa maison en rénovation à Litvínov, Petr Globočník se souvient lui aussi : « À cause du souffre, le brouillard était complètement jaune. Maintenant c’est bien mieux même si un smog comme aujourd’hui arrive assez régulièrement ».
S’il a tenu à nous faire venir à Janov, le quartier de Litvínov qui l’a vu naître, c’est pour évoquer les enjeux sociaux, une préoccupation majeure de la région – bien plus que l’environnement. Petr Globočník est travailleur social. Membre du parti écologiste Zelení, il a mené la campagne d’une coalition mêlant écologistes, partis locaux et centre-droit aux dernières élections régionales et siège désormais au parlement régional.
« Les gens qui vivaient là sont allés habiter ailleurs, la population baisse ici, et c’est peut-être une bonne chose, parce qu’avec autant de gens et de problèmes sociaux, le cocktail était insoluble ».
À Janov l’immense majorité des habitants sont Roms, et ont été déplacés et ghettoïsés dans des quartiers de la région lors de la chute du régime communiste, au début des années 1990. « Quand ils ont pu bouger, les gens de la région s’en sont allés. On en a profité pour racheter les appartements des Roms endettés dans le reste du pays, et on les a installés ici », explique-t-il. Depuis plusieurs années, Petr Globočník s’est engagé dans le milieu associatif et dans la solidarité aux côtés des populations qui vivent ici, entre discrimination et problèmes sociaux. « Janov est l’un des plus grands quartiers socialement exclus de République tchèque, près de 4000 personnes vivent ici » précise-t-il.

Il nous emmène au sommet de la maison qu’il a achetée et souhaite réhabiliter afin d’en faire un centre culturel où les habitants du quartier pourraient se retrouver. Si les vitres ont été réparées, le bâtiment longtemps laissé à l’abandon a encore besoin de travaux. « Ici, nous pourrons organiser des concerts, là il y a une salle pour les joueurs en ligne de Magic, à côté nous en aurons une autre pour les graffers, à l’étage il y aura plusieurs appartements pour loger en urgence des personnes qui se retrouveront à la rue … » Les pièces sont encore vides et en attente de réparations, mais l’association qu’il dirige organise déjà quelques événements afin de faire connaître le lieu.
Face à une précarité importante, et à ce qu’il juge comme un désintérêt de la part des édiles locaux, il promet d’apporter « ce que les services sociaux ne permettent pas » : « Ils disent »voilà, vous devez faire cela, et cela et cela ». Non, ici, nous leur apportons un endroit sûr, et de l’assistance dans leurs problèmes. […] Le but c’est qu’ils ne soient pas dépendants, mais de les aider à marcher sur leurs propres jambes ». En contrebas de la maison, des barres d’immeubles sont laissées à l’abandon et vouées à la destruction. Petr Globočník a grandi dans l’un de ces immeubles, progressivement délabrés, abandonnés et squattés. « Les gens qui vivaient là sont allés habiter ailleurs, la population baisse ici, et au final, c’est peut-être une bonne chose parce qu’avec autant de gens et autant de problèmes sociaux, le cocktail était insoluble ».
La spirale infernale entre précarité, pollution et stéréotypes
A l’image de Janov, Most et ses environs se dépeuplent progressivement. Pavla travaille à Most pour l’organisation Charita. Les conditions sanitaires rendent ses missions de terrain encore plus compliquées, alors que les effets sociaux du virus sont importants : « En temps normal j’accompagne les gens à l’hôpital, en formation, ou je les assiste pour obtenir des aides, mais avec les conditions sanitaires je ne peux quasiment plus aller chez les gens ». Rien de nouveau en revanche à la détresse qu’elle tente de combattre : « Il est très compliqué de trouver un travail ici pour les Roms. Ils n’ont en général aucune qualification et très peu été à l’école. Les entreprises préfèrent embaucher des italiens, des français, des bulgares, des hongrois … ».

De cette manière, dans la région de Most, les enjeux sociaux renvoient les questions écologiques au second plan – et monopolisent les débats aux élections. Les affiches de campagne, reliques du dernier scrutin régional et sénatorial racontent quelques unes des priorités. SPD (extrême-droite) : « Les citoyens bien élevés et travailleurs d’abord ! » ; Lepší Sever (parti local, droite) : « Nous arrêterons le dépeuplement de la région ! » ; ČSSD (sociaux-démocrates) : « Santé. Sécurité. Éducation. Prospérité ».
En Tchéquie, les militants anti-charbon passent à l’action
Ainsi, Most semble être la ville des écarts. Entre les promesses d’un avenir vert et prospère, et la difficulté de mettre en place des solutions efficaces. Entre la détresse sociale, et la vitalité de quelques un qui bénéficient de l’industrie. Entre les maisons cossues qui s’étendent sur la colline, et le ghetto en contrebas.
Et par dessus tout, il y a un gouffre entre l’image dont la ville est affublée à l’échelle nationale, et la volonté farouche de celles et ceux qui y vivent de pouvoir un jour enfin démonter les clichés, et montrer le meilleur de leur région. Le lac n’est pour eux qu’une pierre du renouveau. Reste à savoir s’il sera suffisant pour enrayer la spirale infernale.