Tchéquie : la catastrophe écologique de la Bečva fait monter le ton

Une substance inconnue s’est échappée dans la rivière Bečva, en septembre 2020 en Tchéquie. Près de 40 tonnes de poisson ont trouvé la mort dans le cours d’eau. Cette catastrophe écologique ne quitte plus le débat politique tchèque, sans pour autant que la lumière soit faite sur l’affaire.

Tous les éléments d’une intrigue politico-médiatique à succès sont d’ores et déjà réunis : un drame écologique avec sa dose d’images choc, un Premier ministre poussé à bout par des journalistes pugnaces, des soupçons de corruption qui émergent alors que l’enquête policière patine… et le tout sur un fond d’élections en approche.

Acte I : L’empoisonnement.

Dimanche 20 septembre 2020. « Une substance inconnue s’est échappée dans la rivière Bečva, un grand nombre de poissons sont morts ». La dépêche de l’agence de presse tchèque ČTK tombe, les articles suivent. Les premières nouvelles qui commencent à circuler, en début d’après-midi, font état d’une substance aussi mystérieuse que toxique qui commence à contaminer une rivière de l’Est de la Tchéquie. Au fil des heures, puis des jours, les informations se précisent : la substance étant miscible dans l’eau, les barrages installés par les pompiers sont inefficaces. Il ne reste aux autorités environnementales qu’à accroître le débit de la rivière, afin de favoriser la dilution de l’agent toxique. D’ici là, interdiction formelle de s’approcher du cours d’eau.

Dans le même temps, le bilan s’alourdit. Le 20 septembre la presse tchèque rapporte que “des poissons sont morts”, le lendemain la chaîne d’information publique ČT24 affirme que “des tonnes de poissons ont été empoisonnées”. Après dix jours, le bilan devient définitif : ce sont près de 40 tonnes de poissons qui ont péri dans la catastrophe. La substance en cause est aussi connue, désormais : les autorités affirment “qu’il s’agit de cyanure”. Sans doute en grande quantité.

Acte II : Révélations.

Dès le lendemain de l’accident, l’une des usines suspectées, attire très vite le regard des médias et des internautes. Il s’agit de l’entreprise DEZA qui appartient au groupe Agrofert, dont le Premier ministre Andrej Babiš est toujours accusé d’être aux commandes, bien qu’il l’ait placée sur un fonds fiduciaire. Très vite pourtant, le porte-parole du groupe Karel Hanzelka rejette toute responsabilité de l’entreprise dans cette affaire, et déclare auprès du quotidien régional Olomoucký Deník :

« DEZA n’est certainement pas la cause de la mort des poissons dans la rivière Bečva. Nous n’enregistrons aucune fuite de substances dangereuses. Aujourd’hui, l’Inspection tchèque de l’environnement est venue enquêter, et n’a relevé aucune erreur de notre part ».

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Une version dans un premier temps confirmée par la  porte-parole de l’Inspection tchèque de l’environnement (ČIZP) Radka Nastoupilová qui affirme le 21 septembre « qu’une enquête locale avait permis d’exclure DEZA comme cause possible de l’accident ».

Le 29 septembre, le Deník Referendum, journal en ligne ancré à gauche et fondé par un militant écologiste, publie une enquête. L’article est signé par Zuzana Vlasatá. Elle donne le ton dès les premières lignes : « L’usine DEZA a immédiatement attiré les regards. Pourtant, les autorités reprennent la défense de l’entreprise. Mais peut-on leur faire confiance ? ». La journaliste revient en détail sur le fil des événements, et sans apporter d’élément nouveau, questionne néanmoins les dénégations très rapides de l’entreprise et des autorités : « Au final, la défense du groupe du Premier ministre peut s’avérer convaincante. Néanmoins, il n’est pas surprenant que des doutes subsistent chez une grande partie du public. L’Inspection tchèque de l’environnement a défendu DEZA trop tôt et avec trop de véhémence ».

Il faut dire que le contexte ne se prêtait pas à une enquête apaisée. Le République tchèque était alors à quelques semaines des élections sénatoriales et régionales, dernier scrutin avant la grand-messe des législatives de 2021.

Dès le début du mois d’octobre, la version défendue par les autorités se fissure. Alors que la police autant que le ministre de l’environnement, Richard Brabec, affirment que l’empoisonnement provient du canal reliant le complexe industriel de Tesla Rožnov, le journaliste de la Radio publique tchèque Jakub Troníček relève le 5 octobre un certain nombre d’incohérences. A l’endroit où était censé se trouver la source de l’empoisonnement, les pêcheurs s’adonnaient à leur activité sans difficulté, alors qu’à quelques kilomètres en aval les premières alertes étaient lancées.

« Au final, la défense du groupe du Premier ministre peut s’avérer convaincante. Néanmoins, il n’est pas surprenant que des doutes subsistent chez une grande partie du public. L’Inspection tchèque de l’environnement a défendu DEZA trop tôt et avec trop de véhémence ».

Au début du mois de novembre, le Deník Referendum s’engage encore un peu plus dans l’affaire en relayant la réponse d’un chimiste de l’Université d’Olomouc. Ce dernier, dans deux publications, pointe certaines incohérences dans la défense de l’entreprise DEZA. La firme s’est défendue dans un communiqué : « DEZA ne ​​produit, ne traite, n’utilise, ne commercialise ni ne stocke de cyanure pur d’aucune façon. Il n’y a pas de réservoir de cyanure à DEZA. […] Il est donc techniquement impossible pour une substance de cette nature de s’échapper dans la rivière depuis Deza et de provoquer une catastrophe écologique de cette ampleur ».

Enfin, le 30 novembre, le Deník Referendum jette un pavé dans la mare : témoignages et photographies à l’appui, Jakub Patočka (fondateur et rédacteur en chef) et Zuzana Vlasatá révèlent que le jour de la catastrophe, l’entreprise DEZA a connu une avarie. En pleine nuit, une cuve contenant divers produits chimiques, mais en particulier de la soude, surchauffe. L’installation est défaillante, l’alarme hors-service. 12 mètres cube de liquide se répandent.

Ce mélange pouvait-il tuer les poissons ? A-t-il pu rejoindre la rivière ? Selon les journalistes la réponse est la même pour les deux questions : oui. Mais il ne s’agit pas de cyanure : les analyses réalisées pour le journal tendent à montrer qu’il s’agit en réalité de phénols. C’est alors tout un autre pan de la version des autorités qui est remis en question. Selon des vétérinaires cités par le Deník Referendum, les effets des phénols correspondraient davantage à l’état des poissons observés que ceux du cyanure.

Hors de question en revanche de crier victoire trop vite, façon “emballé c’est pesé”. De nombreuses questions restent en suspens, et aucun lien direct n’a été établi entre l’usine et l’empoisonnement. Tout au plus, un concours de circonstances, voire une coïncidence. Les journalistes eux-mêmes s’interrogent : « Si le mélange s’est déversé vers deux heures du matin, les poissons de la rivière ont commencé à mourir à onze heures du matin. Que s’est-il passé entre-temps? ».

Acte III : On ne voit toujours pas le rapport.

Dans ce contexte explosif, l’opposition n’a eu de cesse de dénoncer des manipulations de la part du gouvernement dans le dossier. En clair, hors de question de glisser la Bečva sous le tapis. Le ministre de l’Environnement, Richard Brabec, dont l’attitude avait été jugée très complaisante vis-à-vis de l’entreprise DEZA au début de l’affaire, a juré le 10 mars dernier « sur la santé de ses proches » que le gouvernement ferait tout pour mettre à jour la vérité.

Mais depuis septembre, l’enquête patine. Cette attente inexorable ne calme donc ni les esprits, ni les soupçons qui pèsent sur l’indépendance de l’enquête. Questionné par un député d’opposition sur les révélations du Deník Referendum, Andrej Babiš s’est emporté le 13 novembre dernier, au cours d’une séance au Parlement : « [Le Deník Referendum] est la pire fosse d’aisance journalistique mensongère ».

Pour l’heure, le Premier ministre est plus que jamais embourbé dans la crise sanitaire et le drame humain qui se joue depuis quelques mois en République tchèque. Inutile de dire que dans ce contexte, même un écosystème pollué pour plusieurs années et 40 tonnes de poissons morts ne pèsent pas lourd à côté.

Alors que la presse mène ses propres investigations, l’expert médico-légal Jiří Klicpera qui devait rendre son rapport en décembre 2020 a demandé un premier report jusqu’à la fin du mois de février. Le 3 mars 2021, il a fait savoir qu’il demandait un nouveau report, de six mois cette fois. Début février, dans une émission de la Télévision tchèque, il avait pourtant fait une déclaration fracassante qui n’avait pas manqué de provoquer l’ire de la police : « DEZA est en-dehors de tout soupçon ». Il avait, dans la foulée, affirmé « savoir qui est le coupable », mais que la « crise sanitaire l’avait empêché de recueillir certains documents ».

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Une fois le rapport rendu à la police, la justice devrait pouvoir se mettre en marche pour ouvrir le temps des procès. S’il est compliqué de faire obstruction à la justice, sur le terrain politique rien n’est moins sûr. Alors que l’opposition conservatrice (ODS, KDU-ČSL et TOP 09) réclame l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire, la majorité composée du parti du Premier ministre et de ses alliés sociaux-démocrates et communistes ont fait le choix de tuer le projet dans l’œuf. 

 Si l’affaire continue de bénéficier d’une couverture médiatique relativement régulière, les conséquences politiques pour le gouvernement de l’imbroglio de l’automne dernier sont encore incertaines. Il s’agirait de ne pas surestimer les conséquences de la catastrophe écologique, en dépit du qualificatif de « pire de la décennie en République tchèque ». Pour l’heure, le Premier ministre est plus que jamais embourbé dans la crise sanitaire et le drame humain qui se joue depuis quelques mois en République tchèque. Inutile de dire que dans ce contexte, même un écosystème pollué pour plusieurs années et 40 tonnes de poissons morts ne pèsent pas lourd à côté.

Thibault Maillet

Étudiant à Sciences Po Paris, résidant actuellement à Prague, en Tchéquie.

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