Au lendemain de l’annonce de la police l’accusant, lui et ses proches, de détournement de fonds européens, le premier ministre tchèque Andrej Babiš a contre-attaqué en remplaçant son ministre de la justice, jeudi 18 avril. Le tollé est général dans le pays, l’opposition et la société civile l’accusant de vouloir influencer le système judiciaire.
Pour les familles tchèques qui se sont risquées à parler politique lors du repas pascal, c’était assurément le dernier coup de Babiš qui était sur toutes les lèvres. Alors que tous se préparaient à partir pour une longue fin de semaine, son ministre de la justice, Jan Kněžínek, a surpris tout le monde en remettant, jeudi, sa démission, sans conférence de presse ni raison convaincante. Cela un jour après que la police a recommandé l’ouverture de poursuites judiciaires à l’encontre du Premier ministre Andrej Babiš dans le cadre de l’affaire de fraude aux subventions européennes dite du « Nid de cigognes ». Qui plus est, la nouvelle ministre se trouve être la conseillère du président Miloš Zeman, Marie Benešová. Il n’en fallait pas plus pour que tous soupçonnent une manigance entre les deux alliés de l’exécutif.
L’opposition n’a pas tardé à réagir, et sans mâcher ses mots. Le principal parti d’opposition, le Parti démocratique civique (ODS, droite), l’a fait par le biais du vice-président de son groupe parlementaire, Marek Benda, qui a estimé « fort probable que cela ait à voir avec la mise en accusation du premier ministre et des membres de sa famille » et déclaré que cette situation « suscite de grandes craintes. » Le chef du deuxième parti d’opposition, le Pirate Ivan Bartoš a ironisé sur Twitter : « L’espérance de vie des ministres au gouvernement Babiš est si courte que je n’ai même pas le temps de mettre à jour mon tableau. » En effet, Benešová sera la quatrième à ce poste en deux ans.
Le limogeage suspecté de Jan Kněžínek a aussi provoqué une réaction immédiate de la présidente de l’Association professionnelle des juges, qui a envoyé un communiqué dans lequel elle s’inquiète du manque de transparence et du fait que cela « fait douter du respect du principe de séparation des pouvoirs en République tchèque et laisse penser qu’il y a violation des principes de l’État de droit. » du côté de la société civile, le mouvement ‘Un million de petits moments pour la démocratie’, né de la mobilisation anti-Babiš de 2017, a annoncé des manifestations le 29 avril sous le slogan « Nous ne sommes pas aveugles! Marche pour l’indépendance de la justice ». Le mouvement veut ainsi protester contre ce qu’il considère comme « la plus grande atteinte contre le pouvoir judiciaire depuis [le changement de régime de] novembre 1989. »
La main du président ?
Si les réactions ont été aussi fortes qu’immédiates, il est prématuré d’annoncer la mort de l’indépendance judiciaire en Tchéquie. Il est vrai que la nouvelle ministre aura de puissants instruments entre ses mains, mais il n’est pas certain qu’elle les utilisera. Son principal levier est la possibilité de remplacer le procureur général, Pavel Zeman (sans lien de parenté avec le président), qui contrôle les nominations des procureurs et des juges, et qui a toujours fait la preuve de son indépendance. En y plaçant quelqu’un de plus avenant, la ministre pourrait donc mettre de la pression sur ceux qui mènent l’instruction de l’affaire dite du « Nid de cigogne » dans le cadre de laquelle le premier ministre et ses proches font face à des accusations de détournement de deux millions d’euros de fonds européens.
Bien que la nouvelle ministre de la justice, Marie Benešová, soit une fidèle du président Miloš Zeman et que sa nomination peut être vue comme une manigance entre ce dernier et le premier ministre, c’est aussi une politicienne d’expérience qui ne ressemble pas à un pantin politique. En effet, cette ancienne députée du parti social-démocrate (ČSSD) a été elle-même procureure et avocate pendant de longues années, avant d’être brièvement ministre de la justice sous le gouvernement technocrate Jiří Rusnok en 2013-2014. Dès sa nomination, elle s’était empressée de faire la tournée des médias pour contrer les accusations de tous bords selon laquelle elle était satisfaite du travail du procureur en chef. Elle a ainsi rejeté toutes les accusations d’interférence dans le travail de la justice, affirmant à la télévision publique que « seul un fou pourrait insinuer que je vais couvrir quoi que ce soit« .
Le duo Babiš-Zeman continue d’asseoir son pouvoir
Au-delà de l’étrange moment choisi pour sa nomination, ce que l’on retient contre elle, c’est surtout sa proximité avec le président dont elle est la conseillère. C’est à la demande de celui-ci qu’elle a récemment produit un rapport indiquant qu’il était effectivement possible que l’affaire du « Nid de cigogne » relève d’une manipulation politique contre Andrel Babiš, ce qui laisse croire qu’elle doute elle-même de l’impartialité de ses nouveaux subordonnés. De plus, Benešová avait été parmi la poignée de députés sociaux-démocrates à voter contre la levée de l’impunité parlementaire de Babiš en 2017.
Néanmoins, comme l’indique le politologue Lubomír Kopeček de l’Université Masaryk au magazine Respekt, Babišová commettrait un « suicide politique » en s’attaquant au procureur général dans le cadre de l’affaire du ‘Nid de cigogne’ et il est peu probable que Babiš risque de s’exposer à une telle controverse. Kopeček appelle plutôt à la prudence et analyse la nomination comme un échange de bons procédés entre le premier ministre et le président, qui voit d’un bon œil la présence des siens aux postes clefs. Comme il l’analyse, si la justice ne risque pas d’être démantelée du jour au lendemain en Tchéquie, le duo Babiš-Zeman continue d’asseoir son pouvoir.