Sveta, une architecte bélarusse de vingt-cinq ans, s’est engagée pour Viktor Babariko, le candidat à la présidentielle détenu depuis le 18 juin et dont la candidature a été rejetée mardi par la commission électorale. Depuis Minsk, elle nous livre son expérience de militante au cœur du Bélarus d’Alexandre Loukachenko.
Sveta milite pour Viktor Babariko, directeur de la banque russe Belgazprombankle et principal adversaire de Loukachenko aux élections le 9 août. L’autocrate qui tient le pays depuis vingt-cinq ans l’a fait arrêter pour malversations financières le 18 juin. Nous avons demandé à la jeune architecte de Minsk à quoi ressemble la vie de militante en Biélorussie. Depuis qu’elle nous a parlé, la commission électorale a annoncé, mardi 14 juillet, le rejet de la candidature de Viktor Babaryko, douchant certainement les espoirs de ceux qui, comme elle, espèrent la fin de l’autocratie.
Le Courrier d’Europe centrale : Bonjour Sveta. Tout d’abord, comment en êtes-vous venu à militer ?
Sveta : D’abord avec un ami, nous avons lu quelques articles où cet homme, Viktor Babariko, émettait une opinion critique, mais raisonnable. Nous avons pensé que ce serait une bonne chose qu’il soit candidat. Babariko a ensuite annoncé sa candidature, qui était vraiment inattendue. Mon ami s’est alors enregistré comme membre du groupe d’initiative pour récolter les signatures nécessaires pour se présenter. J’ai fait un post sur Instagram qui a interpellé beaucoup de gens. En voyant la réaction de mes amis, collègues et proches, j’étais sûre de vouloir faire tout ça et de vraiment changer les choses. J’ai donc aidé mon ami à recueillir des signatures pour Babariko, surtout parmi mes proches.
Vos signatures ont-elles été acceptées par l’administration ?
Mes deux signatures pour Babariko et Tsepkalo [diplomate et entrepreneur dans les nouvelles technologies – Ndlr.], ont été annulées. En tout, environ 200 000 signatures pour Babariko et 80 000 pour Tsepkalo ont été refusées. Le weekend dernier, j’étais dans ma ville natale d’Orcha où je suis enregistrée, à 200 kilomètres de Minsk, j’ai déposé une demande à l’administration : « je suis Sveta, j’existe et où sont mes signatures ? ». Normalement on peut seulement envoyer des lettres, mais comme j’étais à Orcha, j’ai décidé de faire ça personnellement. Je sais que beaucoup de mes amis qui viennent d’Orcha ont fait la même chose.
Je viens de recevoir la réponse. On m’a dit qu’il n’y a pas de loi qui me permette de contester le refus des signatures et que seul le candidat peut le faire. Mais quand tu es en prison, je pense que c’est compliqué de déposer la demande (rires) ! Tout le monde comprend que c’est bizarre, mais on continue quand même… Au moins, je suis allée voir en personne les gens qui font tout ça. Beaucoup de mes amis ont aussi envoyé des lettres. Ils vont commencer à comprendre qu’il faut en faire quelque chose !
Lors des élections présidentielles de 2015, vous étiez déjà en âge de voter, pourquoi ne vous étiez-vous pas engagée à l’époque ?
A l’époque, je ne m’étais pas sentie impliquée dans les élections car il n’y avait pas de candidat fort. Je me rappelle qu’il y avait Loukachenko et d’autres candidats presque inconnus. C’était évident que Loukachenko allait gagner ces élections. Je suis allée aux urnes et j’ai voté contre tous les candidats. Personne ne voulait rien changer, les gens étaient peut-être effrayés par les événements en Ukraine et en Crimée. Mais aujourd’hui c’est différent.
Vous avez soutenu Babariko, mais que pensez-vous du blogueur Tikhanovsky, ex-candidat, lui aussi détenu par le pouvoir ?
Tikhanovsky est plutôt populaire dans les régions. Il était connu pour ses vidéos sur YouTube pour lesquelles il a voyagé dans tout le pays pour demander aux gens simples comment ils vivent et travaillent. Les gens regardaient sa chaîne et comprenaient qu’il montrait leur vie. Et il n’est pas riche, il est entrepreneur. Alors que Babariko est chef de banque et Tsepkalo est ex-ambassadeur aux Etats-Unis. A Minsk, on examine plutôt ce qu’a déjà fait le candidat, s’il a de l’expérience, etc. Dans les régions, les gens voient que Tikhanovsky est comme eux, c’est pourquoi ils pensent qu’il peut mieux les comprendre.
Et par la suite ?
Début juin, j’ai entendu parler de l’initiative «Les gens honnêtes » cherchant à placer un citoyen indépendant dans chaque commission électorale du pays pour contrôler le scrutin. C’était assez ambitieux parce qu’il y a environ 5 700 commissions. Près de 2 800 personnes ont été enregistrées, moi y compris. Le système est le même que le recueil de signatures pour les candidats. Il faut collecter les signatures parmi les amis et les proches. J’ai donc récolté 10 signatures dans ma circonscription, puis je les ai apportées au comité exécutif. Mais au final, seules douze personnes sur les 2 800 ont été acceptées, dont trois en Hongrie et trois en Allemagne. Malgré tout, notre objectif a été partiellement atteint, car beaucoup ont commencé à s’interroger sur le décompte des voix grâce à nos vidéos.
« Je ne fais rien d’illégal donc pour l’instant je suis tranquille. Tout ce que je risque, c’est que mes proches subissent des pressions au travail. »
Comment avez-vous réagi à l’arrestation de Babariko le 18 juin ?
Ce jour-là, son équipe a posté une vidéo réalisée le jour d’avant. Dans celle-ci, en plus de demander aux gens de participer à l’initiative honestpeople, il leur a demandé de s’enregistrer dans le groupe d’initiative pour la tenue d’un référendum. Avec ce référendum, il propose de revenir à notre constitution initiale, celle de 1994, qui assure la séparation des pouvoirs et limite le nombre de mandats présidentiels successifs. Ces deux lois sont les freins qui empêchent notre pays de se développer. J’ai soutenu cette initiative. Il faut 450 000 signatures pour que cette demande puisse être enregistrée. Mais nous avons un problème, et pas des moindres : c’est le président qui a la décision finale. Si Loukachenko ne veut pas la tenue du référendum, il n’aura pas lieu.
Tout ce que vous faites est légal, mais n’avez-vous pas l’impression d’être considérée comme une ennemie du régime ?
Je ne fais rien d’illégal donc pour l’instant je suis tranquille. Tout ce que je risque, c’est que mes proches subissent des pressions au travail. Mais pour l’instant, rien de tel. Et moi, comme je n’ai pas de travail d’Etat (à l’usine, à l’école ou à l’hôpital par exemple), je n’ai aucune pression et je ne peux pas dire que je suis une « ennemie ».
« La génération de mes parents a peur du retour des « années 1990 », quand après la chute de l’Union soviétique, personne n’avait d’argent et que tout le monde était très pauvre. »
Vos parents sont-ils au courant de votre engagement ? Qu’en pensent-ils ?
Ils sont au courant, mais mettent ça sur le compte de la jeunesse et pensent que c’est inutile. Je peux les comprendre parce que nous sommes une génération différente. Moi, j’ai 25 ans, et je n’ai jamais vu un autre président que Loukachenko. La génération de mes parents a peur du retour des « années 1990 », quand après la chute de l’Union soviétique, personne n’avait d’argent et que tout le monde était très pauvre. J’entends souvent : « tout est bon, sauf la guerre et les années 1990 ». Mais j’essaie de parler avec eux. Pour une amie dont la mère est institutrice c’est plus compliqué car elle craint de lui causer des problèmes. Il y a donc déjà une pression de la part des parents. Personnellement, je n’ai pas cette pression.
Comment essayez-vous de convaincre vos parents que Babariko est meilleur ?
Je ne défends pas Babariko, j’essaie de les laisser penser par eux-mêmes, d’expliquer ce qui ne va pas et ce qu’il se passe à Minsk. Parce qu’en province, les gens sont peut-être plus effrayés. A Minsk, ils sont plus actifs : on peut voir dans la rue quand on arrête les gens. J’essaie de leur expliquer tout ça, de leur expliquer ce qu’il se passe au Bélarus, de leur montrer des articles où on décrit ce qu’il se passe, objectivement. Mais pas de leur dire : Babariko est bon, Loukachenko est mauvais.
Vous avez assisté à des arrestations à Minsk. Il s’agissait de proches ?
Non, ce n’étaient pas des personnes que je connaissais. Mais j’ai vu de mes propres yeux des gens arrêtés dans la rue au hasard. C’était le jour où on a arrêté Babariko, où il y avait beaucoup de gens dans la rue, dont moi. J’explique tout ça aux autres, à mes parents, à mes amis. Chaque fois que je vois quelque chose, j’essaie de le faire savoir sur Instagram ou sur les autres réseaux sociaux pour informer les gens. Je comprends parfaitement que certains sont à la maison, qu’ils ne sont pas au courant, et qu’ils ne vont peut-être pas lire des nouvelles pendant plusieurs jours… même si c’est presque impossible chez nous maintenant, au vu de l’actualité. J’essaie toujours d’informer.
Qu’en est-il de l’accès à l’information au Bélarus ?
Je suis toujours très triste quand je vois ce que l’on montre à la télé alors que je sais ce qu’il se passe en réalité. Pour beaucoup, surtout les retraités, il n’y a pas l’accès à Internet et la télévision est la seule source d’information. On dit par exemple à la télévision que Babariko est un criminel, qu’il a volé l’argent et les œuvres d’art qu’il a amené au Bélarus. Les gens y croient. Notre télé, c’est vraiment comme dans le roman 1984, comme si l’information était vérifiée par le ministère de la Vérité.
« Notre télé, c’est vraiment comme dans 1984, comme si l’information était vérifiée par le ministère de la Vérité. »
Que faites-vous pour informer ces personnes ?
On essaie de parler avec les gens. Ce weekend, nous avons eu trois jours de congé à cause du jour férié de l’indépendance. L’équipe de Babariko a lancé un flashmob « Nous sommes ensemble » (#мывместе), le but était d’aller chez nos proches, nos parents, pour leur expliquer ce qu’il se passe dans le pays, et donner un autre point de vue que celui de la télévision. J’ai vu sur Facebook et Instagram que beaucoup de photos ont été postées avec le hashtag #мывместе et ce geste consistant à faire le cœur avec ses mains, lancé par Babariko. Ce qui me plaît, c’est que l’équipe de Babariko donne l’information toujours de manière positive, même si quelque chose de très mauvais se passe, par exemple des arrestations. C’est aussi encourageant.
Quelle était l’ambiance dans la chaîne de solidarité lorsque Babariko a été arrêté le 18 juin ?
Je ne suis pas restée dans la chaîne, je suis seulement passée. Mais j’ai vu que les gens n’étaient pas furieux. Ils étaient plutôt solidaires et sentaient qu’on était nombreux. Même quand la pluie a commencé, j’ai vu que les gens sont restés dans la rue.
Quand vous faites du porte-à-porte pour récolter les signatures, est-ce qu’il vous arrive de convaincre des personnes qui soutiennent Loukachenko ?
Je n’ai pas vu de gens qui supportaient Loukachenko. Peut-être parce que j’ai parlé avec des gens qui sont dans mon environnement, de mon âge, ou d’une dizaine d’années de plus. Je sais que les gens qui supportent Loukachenko existent, mais ce sont souvent les gens les plus âgés, les retraités. Beaucoup considèrent suffisant que Loukachenko paie la retraite et garantisse la paix. Ils ne veulent pas lire de nouvelles, ils ne veulent pas s’informer objectivement de la situation. Les gens habitent dans leur propre monde (rires) ! Malheureusement il y a en a beaucoup parmi les retraités.
Un slogan a beaucoup circulé, selon lequel Loukachenko aurait seulement « 3% » de soutien dans le pays. Selon vous, est-ce réel ou exagéré ?
Il s’agissait de sondages sur différents sites bélarusses où l’on demandait juste « qui soutenez-vous ? ». Mais ce n’est pas objectif car les retraités n’utilisent pas internet. C’est devenu une blague populaire mais je pense que c’est exagéré.
Pourtant, le pouvoir l’a pris au sérieux…
Oui, un commerce qui appartient à des gens de l’opposition a eu des problèmes quand il a commencé à imprimer des t-shirts « 3% ». En fait, avec un jeu de mots « ПСИХОЗ% », « psychose », l’expression que Loukachenko utilise pour qualifier le coronavirus. Le pouvoir a décrété la fermeture du magasin. Beaucoup de gens ont rapidement convergé vers lui et une vingtaine de personnes dans la file d’attente qui s’étirait dans la rue se sont fait arrêter. Le jour suivant, la queue était deux fois plus longue et pendant une semaine, une file d’attente s’étirait chaque soir. Ça a été une façon pour les gens d’afficher leur solidarité.
J’ai moi-même essayé de me faire un t-shirt avec le slogan « 3% » mais le magasin d’impression me l’a refusé de crainte de subir le même sort que l’autre magasin. On plaisante en disant que dans quelques jours, le chiffre « 3 » sera interdit au Bélarus. Le 3 juillet, nous avons eu le jour de l’indépendance du Bélarus. A Borisov, à environ 100 kilomètres de Minsk, trois personnes ont été arrêtés parce qu’ils avaient sur leur t-shirt écrit « 3 июля » (3 juillet) avec le trait de la lettre « и » en rouge ; cela ressemblait à 3%. Elles ont été arrêtées illico.
« Personne ne veut de révolution et reproduire le scénario en Ukraine. On se souvient très bien de ce qu’il s’est passé en 2014 à Kiev ».
Sur votre photo de profil Facebook, vous avez ajouté le logo de Babariko. Iriez-vous jusqu’à porter ce logo sur un t-shirt dans la rue ?
Certainement pas. Sur les réseaux sociaux je pense que les gens sont plus libres. Sur Facebook, presque 70% de mes amis ont affiché le logo de Babariko ou de l’initiative honestpeople. On parle même de « révolution sur les réseaux sociaux » alors qu’il faudrait une « révolution réelle ». Mais personne ne veut de révolution et reproduire le scénario en Ukraine. On se souvient très bien de ce qu’il s’est passé en 2014 à Kiev. Voilà pourquoi on essaie d’agir en toute légalité.
Dans le cas où quelqu’un se fait arrêter, comme cela se passe ?
Je ne sais que ce que j’ai lu, car je n’ai pas été arrêtée pour l’instant ! Je n’ai pas de t-shirts car on ne m’a pas laissée l’imprimer, je suis donc en sécurité pour quelques jours (rires) ! Mais je sais aussi qu’on peut être arrêté sans raison. Il y a une petite blague qui circule et qui dit que l’on peut se faire arrêter si on ne laisse pas la police nous arrêter. Il y a des raisons vraiment bizarres, et au tribunal, quand on examine les cas, on n’écoute que la police. S’il s’agit d’une affaire politique, dans 100% des cas, tu auras une amende ou tu seras arrêté. Des fonds ont été collectés pour aider les gens qui ont reçu des amendes. J’ai donné aussi un peu d’argent pour cette initiative.
Est-ce qu’il vous arrive de vous retrouver entre militants, ou cela se passe-t-il toujours sur les réseaux sociaux ?
Non, je n’ai pas vu de réunions dans la rue ou dans les bars. D’ailleurs je ne vais pas dans les bars à cause du coronavirus. Je communique seulement avec mes amis, pas avec des inconnus. Cela se produit seulement lorsqu’il y a une chaîne de solidarité ou une file d’attente où l’on peut rester et montrer sa solidarité, par exemple devant le magasin. Les gens comprennent qu’ils peuvent être arrêtés pour n’importe quelle raison et ils sont assez prudents.
Loukachenko a récemment déclaré que le poste de président n’était pas fait pour une femme. Qu’avez-vous pensé de cette déclaration ?
Je me suis peut-être déjà habituée à ce genre de déclarations de la part de notre président. Personnellement, je trouve ça bizarre d’entendre cela au XXIe siècle.
Où en sont les droits des femmes au Bélarus ?
La question peut se poser, mais c’est surtout un problème de pays riches. Nous, nous nous battons pour nos droits fondamentaux, Je sais que ce problème existe, mais nous avons des problèmes un tout petit peu plus graves pour le moment. Mais bien sûr on essaie de convaincre que les femmes ont les mêmes droits que les hommes. Personnellement je n’ai pas subi de pression en tant que fille…
Si Loukachenko reste au pouvoir, envisages-tu de rester dans ton pays ?
Cela peut sembler trop patriotique, mais j’aime mon pays et je veux qu’il se développe ! J’y suis née, mes parents aussi. Mes amis, mes collègues, mes proches, tout le monde est ici. Et je vois dans mon entourage des gens qui veulent changer les choses. Je voudrais qu’on gagne, qu’on nous écoute et rester dans mon pays.
La jeunesse bélarusse vous donne-t-elle de l’espoir ?
J’ai beaucoup d’espoir parce que nous sommes la génération qui n’a jamais eu d’autre président que Loukachenko. Je pense que nous pouvons penser différemment, et essayer d’expliquer à nos parents, à nos grands-parents, que nous voulons vivre autrement et dans un pays plus libre. On comprend tous parfaitement qu’on ne peut pas changer le pays tout de suite, même en une ou deux années. Je pense qu’on est prêts au changement. On comprend que la situation économique sera plus compliquée après les élections, quel que soit le président élu. Mais on sait qu’il faut d’abord souffrir pour avoir quelque chose de plus clair, de plus développé pour le futur. Cela s’est déjà passé dans les pays européens, mais nous, nous avons pour l’instant la « stabilité » de Loukachenko.
Propos recueillis par Mathieu Besson.