Loukachenko acculé : des élections pas comme les autres au Bélarus

Au Bélarus, une partie de l’élite et de la population souhaitent tourner la page de l’ère Loukachenko. Le prochain scrutin présidentiel, en août, fait apparaître une opposition déterminée et mobilisée derrière les réseaux sociaux. Le président, en place depuis 1994, réprime mais n’arrive pas à faire taire. Par Mathieu Besson.

Le 18 juin a eu lieu un nouvel épisode dans la répression menée par le pouvoir. Viktor Babariko, principal candidat contre l’indéboulonnable Loukachenko aux élections présidentielles ce mois d’août, a été placé en arrestation par la justice bélarusse, accusé de malversations financières, alors qu’il remettait des signatures aux autorités, selon le journal indépendant Naviny.

La banque Belgazprombank, dont il est le président, avait été perquisitionnée le 11 juin, accusée de fraude fiscale et de blanchiment de sommes illégales. 15 employés ont été arrêtés, plus de 4 millions de dollars en espèces et plus de 500 000 dollars en titres ont été saisis, comme le rapporte le Journal national bélarusse. Babariko a rapidement été limogé de la direction de la banque, et remplacé par la pro-Loukachenko Nadezhda Yermakova.

Pourtant, Loukachenko, en visite le 12 juin à Polotsk, en qualifiant Babariko de « scélérat », souhaitait « qu’il se rende aux urnes » et déclarait que « nous ne ferons pas de lui un prisonnier de conscience ». Le président risque désormais, en retirant son opposant de la course, une forte désapprobation de la population. En effet, sur son site de campagne, le banquier compte plus de 400 000 signatures vérifiées, bien au-delà des 100 000 nécessaires pour être candidat, faisant de lui le principal candidat d’opposition.

Une campagne qui se joue autour des stands de signature

Afin de collecter les signatures, les candidats et leurs partisans installent des stands, aussi appelés « piquets de grève », dans les centres-villes bélarusses. 15 candidats ont été enregistrés par la Commission électorale centrale (CEC). Seulement six auraient obtenu 100 000 signatures, en comptant Loukachenko, selon le journal BDG. Pour la police, ces lieux de rassemblement, pourtant très encadrés, sont le prétexte d’arrestations pour troubles à l’ordre public.

« Piquets de grève » à Minsk. Source : Delovaïa Gazeta.

L’un des premiers à en faire les frais est le blogueur Serguei Tikhanovsky, arrêté lors d’un « piquet » tenu le 29 mai à Gomel, afin de collecter des signatures pour son épouse Svetlana Tikhanovskaya. Selon BDG, une perturbatrice s’est intégrée à la longue file d’attente du stand, entraînant une émeute et l’intervention de la police, aboutissant à l’arrestation de Serguei Tikhanovsky.

Beaucoup plus facile pour Loukachenko de collecter ses signatures. Il bénéficie d’un grand nombre de relais dans tout le pays, qui récoltent pour lui des signatures dans les entreprises et dans les administrations bélarusses. Ses stands de signature s’accompagnent de jeux et de chants patriotiques, pour attirer un maximum de passants, comme le rapporte Naviny dans la ville de Grodno.

Le blogueur Serguei Tikhanovsky devait initialement candidater, comme annoncé sur sa chaîne YouTube, mais a été remplacé au dernier moment par son épouse Svetlana Tikhanovskaya. Pour s’inscrire, il devait signer personnellement sa déclaration d’investiture. Mais au moment de le faire, début mai, il était détenu pour avoir organisé une manifestation fin 2019. Svetlana Tikhanovskaya a alors candidaté à sa place. Le couple dénonce la fraude électorale qui s’opère depuis plus de 20 ans au Bélarus.

Déloger le « cafard » Loukachenko : tel est l’objectif de l’opposition surprise

Viktor Babariko, lui, mise sur la libéralisation du pays. Ce banquier, pourtant membre de l’establishment bélarusse, est le symbole d’une élite qui cherche à se débarrasser de Loukachenko. Parmi ses thèmes de campagne : l’indépendance du pays, la limite de deux mandats présidentiels, la séparation des pouvoirs et la liberté de la presse comme « quatrième pouvoir ».

Autre figure forte à candidater : Valery Tsepkalo. Ancien proche de Loukachenko, il est le fondateur du Hi-Tech Park (HTP), l’équivalent de la Silicon Valley à l’échelle du Bélarus. Il a ensuite été ambassadeur aux Etats-Unis et au Mexique, avant de devenir le conseiller informatique du président. Face à l’économie du tracteur prônée par Loukachenko, Tsepkalo propose une modernisation du pays.

Ces candidats contestataires sont solidaires les uns pour les autres. Pour Tsepkalo, l’affaire Babariko est « une pression évidente sur l’un des candidats ». Veronica Tsepkalo, l’épouse de de Valéry, a également apporté son soutien à la candidate Svetlana Tikhanovsky.

Rassemblement devant l’ambassade du Bélarus à Washington, en soutien aux détenus au Bélarus. Les militants de l’Association bélarusso-américaine brandissent des pantoufles et le slogan « Stop au cafard ». Source : Naviny.By.

Le couple Tikhanovsky, comparé aux deux élites Babariko et Tsepkalo, se montre néanmoins plus virulent à l’encontre de Loukachenko. Avec le slogan « Stop au cafard », Tikhanovsky a visé juste. Des Bélarusses manifestent désormais avec des pantoufles, symbolisant le moyen d’écraser le président au pouvoir depuis 26 ans.

Des élections qui échappent à Loukachenko ?

Loukachenko est-il en train de perdre la main sur les élections ? En tout état de cause, l’opposition semble plus tenace qu’il y a cinq ans. En 2015, les candidats les plus radicaux avaient été empêchés de se présenter, permettant à Loukachenko d’obtenir 84% des voix.

En 2020, l’opposition classique bélarusse n’est toujours pas de la partie. Le Parti de la gauche « Un monde juste », et le Front populaire bélarusse, parti de centre-droit, ont décidé de boycotter le scrutin, qui selon eux était « irresponsable » dans le contexte du Covid-19. Cependant, des candidats inattendus, déjà évoqués, viennent bouleverser les plans de Loukachenko : deux de ses anciens proches, Babariko et Tsepkalo, ainsi que la contestataire Svetlana Tikhanovskaya.

Aujourd’hui, certains osent la comparaison entre le Bélarus de Loukachenko et la Russie de Poutine. Comme Alexeï Venediktov, rédacteur en chef de la radio « Echo de Moscou ». Il compare Viktor Babariko, candidat récemment limogé de Belgazprombank par Loukachenko ; à Mikhail Khodorkovski, dirigeant de Ioukos et adversaire de Poutine, emprisonné en 2003. Venediktov déclare : « Quand Poutine a cru que Ioukos essayait de lui prendre le pouvoir, de financer ses adversaires : arrestations, changement de direction, […]. Loukachenko agit exactement comme Vladimir Vladimirovitch a agi. »

Mises à part les habituelles détentions de 15 jours pour troubles à l’ordre public, on voit mal comment Loukachenko pourrait barrer la route à ses opposants.

Cette année, le scénario selon lequel Loukachenko éliminerait tous ses opposants semble plus difficile à imaginer. Trois véritables contestataires de Loukachenko, déjà inscrits, lui font face. Leur légitimité politique est acquise, grâce à leurs 100 000 signatures récoltées. La marge de répression du président est d’autant plus restreinte, que les opposants disposent de nouveaux moyens par rapport à 2015. Avec le succès des réseaux sociaux dans la campagne électorale, tels que YouTube ou Telegram, ils ont une audience élargie, et peuvent communiquer en direct les arrestations.

Mises à part les habituelles détentions de 15 jours pour troubles à l’ordre public, on voit mal comment Loukachenko pourrait barrer la route à ses opposants. S’il réprime trop fort l’opposition, il risque de se mettre à dos l’UE, alors qu’il est déjà en froid avec la Russie depuis janvier. Le 3 juin, à la suite de l’arrestation de Tikhanovsky, une déclaration conjointe de l’UE, des États-Unis et du Royaume-Uni communiquait : « nous exhortons les autorités biélorusses à prendre les mesures nécessaires pour organiser des élections sûres, pacifiques, libres et équitables et pour garantir les libertés fondamentales. ».

Restent alors les attaques ad hominem contre ses opposants. Pour Loukachenko, Babariko, en tant qu’ancien directeur d’une filiale bancaire de Gazprom, est un agent de l’étranger qui servirait les intérêts de la Russie. Au sujet de Tsepkalo, il se moque de son limogeage de la direction du Hi-Tech Park en 2018.

Il n’hésite pas non plus à s’en prendre à une femme de 81 ans : fin mai, Galina Andreychik Filippovna est interrogée par le blogueur Serguei Tikhanovsky. Elle se montre alors critique vis-à-vis de la politique économique et sociale de Loukachenko. S’ensuit une forte pression du président et des médias officiels contre elle. Le chef du KGB bélarusse aurait même pris une photo par drone de la maison de la retraitée, directement transmise au président et aux médias, pour montrer que la dame âgée n’est pas aussi « pauvre » qu’elle le prétend, rapporte la chaîne Current Time TV.

La rupture du contrat social entre les Bélarusses et Loukachenko ?

Afin de s’attirer les faveurs de l’opinion publique en pleine campagne, Loukachenko avait limogé son gouvernement le 3 juin. Il déclarait : « ceux qui, aujourd’hui, ne peuvent pas gérer de tels volumes de travail en cette période de crise, doivent bien sûr être remplacés et envoyés à un autre poste ».

Ces actions médiatiques menées par le président ne cachent pas une désapprobation grandissante de la population. Sa gestion du Covid-19, en premier lieu, est très mal vue par les Bélarusses. Le pouvoir a décidé de maintenir, entre autres, le championnat de football ou la parade militaire du 9 mai. Pourtant, 74% des Bélarusses étaient en faveur d’une interdiction des rassemblements de masse, et 71% auraient aimé être mieux informés sur la propagation de la pandémie, selon une étude d’avril 2020, menée par Civitta et par le Centre de recherche économique bélarusse (BEROC).

Le président bélarusse n’a pas viré de bord sur sa gestion du virus,  au contraire, il avait affirmé le 4 juin : « Aujourd’hui, le monde entier confirme que Loukachenko a raison ». Pourtant, deux jours plus tard, 40 camions polonais acheminaient du matériel médical au Bélarus, comme le rapporte Naviny. Aussi, face à l’inaction du Ministère de la Santé, c’est un mouvement caritatif, nommé ByCovid19, qui a récolté des dons pour aider les médecins bélarusses.

Depuis 26 ans, le succès relatif de Loukachenko repose sur une forte intervention de l’État en matière sociale.

L’économie n’est pas non plus en faveur de Loukachenko. 62% des Bélarusses pensent que la situation économique s’est dégradée entre février et avril 2020, et ceci même avant que la pandémie de Covid-19 n’ait atteint le pays, selon une étude de l’Atelier d’analyse biélorusse. Il s’agirait de la plus grande insatisfaction économique des Bélarusses depuis 20 ans.

Cette situation pourrait creuser un fossé entre les Bélarusses et leur président. Depuis 26 ans, le succès relatif de Loukachenko repose sur une forte intervention de l’État en matière sociale. Aujourd’hui, la détérioration économique, accompagnée de mesures impopulaires comme la hausse de l’âge de départ à la retraite, pourrait invalider le contrat social sur lequel repose le pouvoir de Loukachenko.

Une marge de manœuvre restreinte pour Loukachenko

Loukachenko, pour s’assurer le maintien au pouvoir, aurait pu décider d’annuler la campagne présidentielle en raison de la pandémie. Cette option n’a pas pu s’offrir à lui, puisqu’il a décidé de ne pas mettre le pays en quarantaine. « Si nous enfermions les gens et provoquions la panique, nous aurions des problèmes. », a-t-il déclaré le 26 avril.

La popularité de Loukachenko parmi les Bélarusses est incertaine, celui-ci ayant interdit les sondages à partir du moment où ils ne lui étaient plus favorables. La présence de ces nouveaux contestataires dans les urnes est un scénario inédit sous l’ère Loukachenko, dont nul ne peut prédire l’issue. Mais les candidats et les opposants au président recueillent néanmoins le soutien de militants et de sympathisants déterminés. Dans la soirée du 18 juin, des rassemblements et des chaînes humaines se sont formées, en soutien aux opposants récemment arrêtés.

Mathieu Besson

Mathieu Besson est étudiant à Sciences Po Lyon où il suit un cursus spécialisé sur la Russie contemporaine et l'aire post-soviétique.

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