À Grodno, au Bélarus, « nous sommes fatigués d’avoir peur »

À Minsk, de nombreux Bélarussiens ont affiché leur soutien aux candidats à l’élection présidentielle qu’Alexandre Loukachenko s’évertue d’écarter. En plus de réclamer des élections équitables, ces citoyens protestent contre les arrestations arbitraires d’opposants et de journalistes. Fait notable, ces manifestations n’ont pas été l’apanage de la capitale, mais ont aussi touché différentes villes dans le pays, de Vitebsk à Grodno ou de Brest à Baranovitchi. Par Gwendal Piégais.

En l’espace de quelques heures, les rues principales de Minsk ont été le théâtre d’une mobilisation, inédite au Bélarus depuis plusieurs années. Alors qu’on atteignait la date limite pour la collecte des parrainages des candidats à l’élection présidentielle – qui doit se tenir cet été -, plusieurs manifestants sont descendus dans les rues de la capitale. Souhaitant afficher leur soutien à ces candidats que le président Loukachenko s’évertue d’écarter du scrutin, des citoyens ont formé un « chaîne de solidarité » dans les rues principales de la ville. Les autorités bélarusses, non contentes d’avoir arrêté plusieurs candidats et journalistes présents sur les lieux, s’en sont également pris à plus de 80 personnes dans les rues de Minsk.

Loukachenko acculé : des élections pas comme les autres au Bélarus

Malgré les efforts du pouvoir, la mobilisation est cette fois bel et bien sans précédent, en ce qu’elle a aussi lieu dans plusieurs villes du pays : à Vitebsk, Grodno, Brest, Mogilev, Lida, Pinsk, Baranovitchi, Bobruïsk, ou même Soligorsk et Molodechno. Des chaînes humaines se sont formées dans les centres de ces différentes villes provinciales… avec des manifestants masqués et séparés d’un mètre et demi les uns des autres.

Ces derniers ont toutefois fait bien davantage que d’offrir leurs parrainages aux candidats de l’opposition. Des tracts, des affiches et des pancartes ont circulé de mains en mains. Le drapeau de la République populaire du Bélarus, pourtant proscrit, a été brandi. On pouvait entendre certains manifestants scander « Relâchez-les ! », conjurant les autorités de mettre fin aux détentions arbitraires auxquelles s’est livré le régime. Devant les chaînes humaines, les passants applaudissaient et les voitures klaxonnaient en signe de solidarité.

Chaîne humaine, sur le pont de Grodno, 19 juin 2020. Photographie de Katernia Gordeeva.

Bien malin qui aurait pu prédire que la contestation gagnerait les calmes et paisibles – pour ne pas dire dociles – villes provinciales du Bélarus. À Grodno – Hrodna, en biélorusse -, capitale administrative d’un voblast du nord-ouest du pays, qui jouxte la Pologne et la Lituanie, des citoyens ont également formé une longue chaîne humaine. Partie de la place Soviétique, dominée par la cathédrale jésuite Saint François-Xavier, la longue chaîne humaine s’est allongée jusqu’à l’autre rive du Niemen, empruntant le pont principal de la ville. La ville a ainsi offert l’insolite spectacle d’une manifestation colorée et bigarrée, sous l’œil vigilant des bataillons d’Omons.

Bien malin qui aurait pu prédire que la contestation gagnerait les calmes et paisibles – pour ne pas dire dociles – villes provinciales du Bélarus.

« Les gens sont fatigués, car le pays est dirigé par la même personne depuis 26 ans », nous dit Tatyana, jeune diplômée de l’université de Grodno, avec qui nous échangeons par messagerie sécurisée depuis le début des manifestations au Bélarus. « Et maintenant, qu’on peut enfin avoir d’autres candidats, on trouve des casseroles pénales aux plus populaires d’entre eux », ajoute-t-elle exaspérée. Il y a cinq ans, ces mots, Tatyana les auraient murmurés. M’interrompant avec humour, elle ajoute : « on passe la frontière polonaise, et on en reparle ? »

Omons bélarussiens, dans le centre de Grodno, 19 juin 2020. Photographie de Katernia Gordeeva.

Elle s’étonne presque, elle-même, de prendre part à ces manifestations. « Je ne connais pas les chiffres exacts, et c’est plus un ressenti qu’autre chose, mais c’est certains qu’il y a beaucoup plus de gens dans la rue, en particulier dans les différentes régions du Bélarus. Les gens sont venus soutenir les candidats, » soutient-elle, la mine réjouie.

Natasha, une de ses amies de l’université, partage quelque peu son incrédulité devant la mobilisation à Grodno. « J’avoue qu’on a toujours été conscients de se sentir un peu plus proches de nos voisins, vue la situation géographique de la ville. Les gens de Gomel nous traitent souvent de Polonais… » admet-elle en riant. Après tout, il suffit de faire quelques pas dans le centre historique de Grodno pour découvrir des églises et une cathédrale baroque, qui ont bien peu à voir avec les bulbes orthodoxes, rappelant les siècles de présence polonaise. « Mais jamais je n’aurais pensé voir une telle mobilisation de sitôt. » 

« J’avoue qu’on a toujours été conscients de se sentir un peu plus proche de nos pays voisins, vue la situation géographique de la ville. Les gens de Gomel nous traitent souvent de Polonais… »

« Le Coronavirus a changé beaucoup de choses », admet-elle. « Rendez-vous compte, Loukachenko ne reconnaît même pas qu’il y a un virus ! Les mesures de quarantaine n’ont pas été introduites, même les écoles ont fonctionné en pleine pandémie ! » Poursuivant son énumération, Tatyana raconte la peur qu’elle a vu grandir autour d’elle. Elle a vu ses proches, craignant la maladie, considérer avec une suspicion nouvelle ce qu’ils entendaient à la radio ou la télévision. C’est à partir de ce moment, assure-t-elle, qu’elle a senti que plusieurs personnes, dans son entourage, étaient désormais prêts à soutenir de nouveaux candidats à la présidentielle, ou au moins à se mobiliser pour avoir le choix. Beaucoup étaient, jusque-là, tout à fait apolitiques.

Manifestations à Grodno, Bélarus, 19 juin 2020. Photographies de Katerina Gordeeva.

La crise sanitaire, provoquée par la pandémie, a bel et bien constitué un moment de rupture du contrat social tacite entre les Bélarussiens et Loukachenko. Les déficiences de la politique de l’homme fort du pays n’en ont rendu que plus insoutenable l’arbitraire du régime. À Grodno, cet arbitraire s’est matérialisé par une détention contestée, rapportée par les journalistes de « TUT.by ». Vladimir Naumik, jeune père de famille, a été arrêté le 29 mai dernier à Grodno, près d’un piquet de collecte de signatures, pour la candidate Svetlana Tikhanovskaya. Selon son épouse, Vitalia, Vladimir s’est trouvé sur la place Soviétique, alors qu’il passait là par hasard, avant de rentrer chez lui pour l’anniversaire de sa fille, Lisa. « Le mauvais endroit, au mauvais moment » témoigne son épouse.

Depuis, le domicile familial a été perquisitionné et tout le matériel informatique saisi. Vitalia a alors appris que son mari a été transféré à Minsk, où il est maintenu en détention. Pourtant elle assure que son mari ne s’est jamais intéressé à la politique, qu’il n’en parlait même jamais, comme beaucoup de Bélarusses, qui ont bien compris que ça ne les regardait pas.

« Mon mari n’a jamais discuté de politique. Nous sommes une famille simple : travailler, vivre. »

Vladimir Naumik a, depuis, été inculpé, en vertu de l’article 342 du code pénal, pour « organisation et préparation d’actions troublant l’ordre public ». À la peur, se sont ajoutées les pressions : le 17 juin, des représentants de la maternelle où est placé leur enfant ont inspecté le domicile familial pour contrôler les conditions de vie de l’enfant et produit, selon Vitalia, un rapport mensonger. « Le personnel m’a posé des questions étranges et provocantes comme, par exemple, si je ne voulais pas aller à l’étranger. Ils ont dit avoir trouvé de l’alcool et du tabac chez nous. »

Manifestations à Grodno, Bélarus, 19 juin 2020. Photographies de Katerina Gordeeva.

L’histoire de la Vitalia, qui ne sait désormais comment elle va pouvoir vivre avec sa fille, sans le salaire ni le logement professionnel de son mari, a pour le moins ému ses proches et plus d’un habitant à Grodno. Repensant aux récents événements, aux arrestations qui ont lieu dans tout le pays, Tatyana avoue ne pas savoir ce qui va se passer maintenant, Ni elle, ni son amie ne sont surprises par la réaction du régime. « Les gens présents sur les piquets de grève ont été arrêtés dans de nombreux endroits par la police anti-émeute. Ce sont les classiques du genre », soupire-t-elle. Mais elle est sûre d’une chose : « les gens sont fatigués d’avoir peur ».

Gwendal Piégais

Docteur en histoire

Université de Bretagne occidentale, spécialisé en histoire militaire, Première Guerre mondiale, Europe Centrale, Russie impériale et soviétique