Russie 2 – Tchéquie 0 ?

En une semaine, deux ministres du gouvernement d’Andrej Babiš ont été poussés à la démission. Si beaucoup y voient un des effets de la russophilie et de la sinophilie du président, Miloš Zeman, ces remaniements relèvent bien davantage d’intérêts politiques domestiques.

(Prague, correspondance) – Russie 2 – Tchéquie 0. C’est en ces termes sportifs que l’opposition de droite a réagi, dimanche, à l’annonce du limogeage du ministre des Affaires étrangères, Tomáš Petříček (social-démocrate, ČSSD). Tout comme son collègue à la tête de la Santé, démis mercredi dernier, sa faute aurait été de s’être trop fermement opposé aux intérêts du Kremlin. En réalité, ces changements trahissent plutôt des dynamiques internes à la veille des élections.

Remaniements et intrigues

Le ministre de la Santé Jan Blatný limogé sans ménagement en raison de son opposition à l’utilisation du vaccin russe Spoutnik V sans permis européen ; le ministre des Affaires étrangères limogé pour s’être opposé à une participation de Rosatom (compagnie d’État russe) au projet nucléaire de Dukovany. Voilà le portrait simpliste des remaniements ministériels tels que présentés par une partie de l’opposition. « Blatný et Petříček retirés, Spoutnik prépare son entrée sur le terrain pour recevoir la passe d’Arenberger [NDLR: le nouveau ministre de la Santé], Rosatom est à l’échauffement et se mettra en action sous peu: Russie 2-0 », a tweeté dimanche soir le chef du parti chrétien-démocrate Marian Jurečka.

Plus perspicace que son collègue de coalition, le député européen du parti libéral TOP09 Jiří Pospíšil a remarqué que « le gouvernement se trouve encore plus fortement sous l’emprise de Zeman et de sa bande » et que les sociaux-démocrates finalisent leur ‘babišisation’. Bien que des intérêts russes soient impliqués, il est plus juste de voir des dynamiques domestiques derrières les intrigues des différents partis. En effet, les remaniements ministériels montrent que le premier ministre Andrej Babiš joue quitte ou double en misant tout sur une alliance avec le président Miloš Zeman à six mois des élections législatives d’octobre.

Les désirs du président sont des ordres

Début mars, le président Zeman donnait une entrevue au portail de désinformation Parlamentní listy et il y exprimait son désir de voir les ministres de la Santé et des Affaires étrangères remplacés, car ils bloquaient l’utilisation sans certificat européen des vaccins russe et chinois. De plus, selon Petříček, Zeman lui en voulait pour son appui aux conclusions des services de renseignement, qui recommandent au gouvernement de ne pas laisser les compagnies d’État russes ou chinoises participer au projet d’agrandissement de la centrale nucléaire de Dukovany. Dans l’entretien, le président remarquait que le maintien de ces ministres ne contribuerait pas à ses relations amicales avec le premier ministre.

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Il semble que le premier ministre Andrej Babiš ait très bien compris ces menaces à peine voilées, surtout depuis que les sondages ont cessé de lui être favorables. Ces derniers mois, son parti ANO a glissé en deuxième position derrière la coalition des Pirates et des Maires et Indépendants (STAN) après avoir dominé les intentions de vote pendant des années. La coalition d’opposition caracole à quelque 30% tandis que Babiš tombe autour de 25%. D’ici aux élections législatives d’octobre, il peut encore se passer bien des choses, mais les perspectives ne sont pas roses pour le chef du gouvernement, qui a donc tout intérêt à se ménager son allié du Château de Prague.

Gouvernement Zeman 3.0

En apportant au président les têtes de ses ministres sur un plateau d’argent, et peut-être même en préparant d’autres cadeaux, Andrej Babiš planifie déjà le lendemain des élections. Même si le parti ANO venait à finir deuxième derrière l’équipe Pirates-STAN, le président a déjà annoncé début janvier qu’il confierait la formation d’un gouvernement au parti ayant remporté le plus de voix, sans considérer les coalitions. Ainsi donc, Zeman utilisera toutes ses prérogatives, et plus encore, pour maintenir Babiš au pouvoir. Il avait déjà fait fi du parlement en 2013, formant un gouvernement technocrate qui avait pu gouverner pendant près de six mois sans la confiance des députés, puis il avait mis Babiš seul aux commandes pendant six mois au lendemain des élections en 2017-2018. Dans les deux cas, le parlement avait exprimé son désaccord dès l’intronisation de ces gouvernements, mais cela ne les avait pas empêchés de gouverner pendant plusieurs mois.

Troisième option, et non pas la plus improbable: le président fera tout son possible pour nuire à ses adversaires, sans aucun objectif stratégique.

Il est donc à parier que, pour une troisième fois, Zeman tire les ficelles d’une équipe gouvernant sans la confiance des députés. Dans quel but ? Bien qu’un gouvernement ne puisse pas faire tout ce qu’il veut sans l’appui du parlement, il pourrait bien permettre à Zeman d’avancer quelques pions. De plus, la stratégie du président pourrait être de faire durer les choses pour mettre de la pression sur les députés pour soutenir un nouveau gouvernement mené par ANO. En laissant pourrir la situation après les élections, le président pourrait réussir à pousser ANO à s’allier avec les communistes du KSČM et l’extrême-droite (SPD). Ou bien à menacer d’une telle coalition avec les extrémistes pour pousser le ČSSD (si celui-ci réussit à se maintenir au parlement) à renouveler son alliance avec Babiš, comme ce fut le cas en 2018. Troisième option, et non pas la plus improbable: le président fera tout son possible pour nuire à ses adversaires, sans aucun objectif stratégique.

Sociaux-démocrates aux poubelles de l’histoire

Pour le parti social-démocrate ČSSD, qui peut se targuer d’une histoire remontant à 1878, les derniers jours marquent la conclusion de la stratégie suicidaire des dernières années. En sacrifiant leur ministre des Affaires étrangères Petříček au nom de l’alliance Babiš-Zeman, les sociaux-démocrates semblent compléter le hara-kiri qui résultera en leur disparition de la chambre basse en octobre 2021. Depuis leur union avec le parti ANO d’Andrej Babiš, le ČSSD s’est fait progressivement cannibaliser jusqu’à glisser aujourd’hui sous les 5% d’intentions de vote qui leur seraient nécessaires pour sauver quelques députés.

Signe de la désorientation complète du parti, la stratégie a été entérinée par les délégués en fin de semaine dernière lors du congrès, alors que ceux-ci ont réitéré leur confiance envers le chef du parti, le ministre de l’Intérieur, Jan Hamaček, qui refuse de mettre en cause l’union avec Babiš. Et ce, malgré les résultats médiocres du parti aux régionales de 2020. Et ce, malgré la gestion catastrophique de la pandémie par Babiš. Pour les électeurs, où est donc l’attrait de soutenir un parti qui n’est que l’idiot utile du premier ministre ? Le choc attendu des élections législatives viendra peut-être réveiller ce parti de dinosaures, et sinon il aura au moins le mérite de faire un peu de place sur la gauche de l’échiquier pour une nouvelle génération prête pour les défis du XXIe siècle.

Photo d’illustration : le président tchèque Miloš Zeman avec le président russe, Vladimir Poutine. (Source : Wiki Commons)

Adrien Beauduin

Correspondant basé à Prague

Journaliste indépendant et doctorant en politique tchèque et polonaise à l'Université d'Europe centrale (Budapest/Vienne) et au Centre français de recherche en sciences sociales (Prague). Par le passé, il a étudié les sciences politiques et les affaires européennes à la School of Slavonic and East European Studies (Londres), à l'Université Charles (Prague) et au Collège d'Europe (Varsovie).