Loi mémorielle en Pologne et travail de mémoire autour de l’Holocauste en Europe centrale, campagne contre Soros et antisémitisme, vie de la communauté juive en Hongrie et relations avec Israël… András Heisler, président de la Fédération des communautés juives de Hongrie (MAZSIHISZ), aborde tous ces sujets dans un entretien avec Le Courrier d’Europe centrale.

Une loi mémorielle adoptée récemment par la Pologne suscite une controverse qui n’est pas sans rappeler celle du mémorial pour les victimes de l’occupation allemande érigé en 2014 sur la place de la Liberté à Budapest. Quelle est la position du Mazsihisz sur ce point ?
Ce mémorial érigé pour le 70e anniversaire de l’Holocauste a provoqué un grand conflit en Hongrie. Le problème, c’est qu’il véhicule un faux message. Il présente l’holocauste comme un évènement soudain et non pas comme un processus. Or selon nous, l’Holocauste est un long processus qui débute dès 1920 avec le numerus clausus et s’achève en 1944-45, avec la participation des autorités hongroises. L’autre problème, c’est la symbolique qu’il porte, rejetant le blâme uniquement sur l’occupant allemand et oubliant le rôle des autorités hongroises. Nous devons nommer les responsables, qui sont aussi du côté des Hongrois et Miklós Horthy lui-même, indépendamment du fait qu’il n’ait pas été reconnu comme un criminel de guerre. Les commémorations historiques sont très importantes pour la communauté juive en Hongrie, car il y a six cent mille martyrs, dont mes deux grand-mères.
Ce qui se passe en Pologne est relativement similaire à cela. J’ai l’intime conviction que ce ne sont pas aux lois d’élaborer une histoire officielle, je crois plutôt dans le dialogue. Nous faisons beaucoup de lobbying en faveur du dialogue entre Israël et les pays du V4, et il semble que cette loi ainsi que les déclarations du premier ministre polonais ont ruiné ces efforts avec cette loi. La Hongrie a présidé la Conférence internationale sur l’Holocauste il y a deux ans et a obtenu de bons résultats, elle a fait avancer les choses dans les domaines de l’éducation notamment. C’est ça la bonne direction, pas les lois.
Plus généralement, où en est le « travail de mémoire » lié à l’Holocauste dans la région ?
La Hongrie a encore beaucoup de travail à faire. Nous avons été en conflit avec le gouvernement récemment, en raison d’une commémoration en l’honneur de Miklós Horthy dans une église catholique, précisément lors du Jour international de l’Holocauste [finalement annulée, ndlr]. C’était parfaitement inacceptable et nous l’avons fait savoir. Nous prenons des claques des deux côtés : de notre communauté à qui nous devons faire expliquer que chacun a le droit de faire une messe pour commémorer Horthy ou qui que ce soit, et de la droite qui nous a accusé d’essayer d’influencer l’église catholique. La Hongrie a tendance à magnifier Horthy et nous ne pouvons pas l’accepter car il a été le régent durant tout le processus qui a conduit à l’Holocauste. Et cela ne concerne pas seulement les Juifs, la Hongrie a été en ruines après son règne, l’armée du Don a été détruite…Il est responsable de toutes ces horreurs et tragédies.
Comment analysez-vous cette position ambiguë du Fidesz vis-à-vis du régent Horthy et de son héritage ?
Il est difficile d’apprécier leur position vis-à-vis de Horthy. Un jour le Premier ministre dit qu’il a été un « homme d’Etat extraordinaire » et le suivant il déclare « qu’on ne peut pas ériger de statue pour des collaborateurs de l’Allemagne nazie, y compris Horthy ». Il est difficile d’y voir clair dans ces déclarations contradictoires. C’est précisément pour ça que nous pensons que l’histoire doit être élaborée par les historiens et pas par les politiciens.
[Ecouter le podcast de notre entretien avec Catherine Horel, auteure de « L’amiral Horthy, régent de Hongrie ».]Comment sont les relations entre le Mazsihisz et le Fidesz ?
Les trois-quarts des Juifs de Hongrie ont été tués pendant la Shoah et quarante années de communisme ont suivi, pendant lesquelles la communauté juive – comme les autres églises – a été affaiblie par l’Etat. Ils ont pris nos traditions, beaucoup d’écoles juives ont été fermées… Toute la communauté juive a été humiliée. Nous avions donc besoin de secouer de nouveau la communauté. Nous devons coopérer avec le gouvernement dans de nombreux domaines. Nous avons des milliers de coopérations importantes avec lui et cela progresse. Il nous aide beaucoup pour restaurer des synagogues, des cimetières, des hôpitaux… Nous venons par exemple de lancer un programme pilote avec le ministre de l’agriculture, nous sommes en contact avec le ministère de l’Intérieur et les services secrets. C’est donc une relation très active. En échange, nous l’aidons dans ses relations avec l’Etat d’Israël. J’ai mentionné précédemment nos activités de lobbying pour favoriser la coopération entre les pays du Groupe de Visegrád et Israël. Mais nous ne pouvons pas transiger sur les questions historiques et idéologiques, car c’est la condition pour être une communauté fière et droite. C’est ce qui compte le plus à mes yeux. Nous menons cela en parallèle : coopération, confrontation.
« Nous ne pouvons pas transiger sur les questions historiques et idéologiques, car c’est la condition pour être une communauté fière et droite ».
Quels sont les contours actuels de la communauté – ou des communautés – juives en Hongrie ?
Depuis des milliers d’années, la communauté juive dans le monde a toujours été multipolaire, éparpillée autour d’intellectuels et de rabbins indépendants les uns des autres et sans hiérarchie. Il en va de même pour la communauté juive en Hongrie. Il y a approximativement cent mille Juifs en Hongrie, et au maximum quinze ou vingt mille d’entre eux sont connectés aux institutions juives. On compte cinq congrégations juives et le Mazsihisz est leur parapluie, incluant les Néologues et les Orthodoxes, il y a aussi deux organisations réformées, la communauté traditionnelle orthodoxe, et le mouvement Habad (EMIH). Ajoutez à cela de nombreuses organisations civiles indépendantes.
Considérez-vous que la vie juive soit « florissante » en Hongrie comme on le lit souvent ?
On peut effectivement dire qu’elle est florissante, mais malheureusement presque exclusivement à Budapest, puisque à cause de la Shoah les communautés en province sont réduites à peau de chagrin. Et l’autre problème c’est que seulement 15 % d’entre eux sont actifs et nous avons du mal à atteindre les autres. Il faut leur proposer des institutions, (maternelles, jardins d’enfants…) et des événements communautaires, et surtout de l’éducation, encore et toujours.
Comment sait-on qu’il y a cent mille Juifs en Hongrie ?
C’est une estimation basée sur une étude très sérieuse du meilleur sociologue sur la question, András Kovacs [Interrogé en 2012 par Le Courrier d’Europe centrale, Les Juifs ont-ils peur dans la Hongrie de Viktor Orbán ?]. Il a basé son étude sans les sources de l’Etat et seulement sur les sources de la communauté pour être indépendant. Nous sommes impatients de lire sa prochaine étude sociologique qui va interroger deux milles personnes.
Qu’en est-il du mouvement orthodoxe Habad Loubavitch « EMIH » du rabbin Slomó Köves ? [1]EMIH = Egységes Magyarországi Izraelita Hitközség.
Le Mazsihisz est une organisation démocratique : je dois soumettre mes idées et mes stratégies à une Assemblée générale qui compte cent vingt membres. Ce ne sont pas mes ambitions qui comptent. Notre communauté a décidé que le Mazsihisz et les autres organisations juives doivent être fières, ce n’est que sur cette base que nous pouvons bâtir une communauté. C’est pour cela que, quand il le faut, nous sommes capables de nous opposer au gouvernement. EMIH voit les choses différemment. Ils pensent qu’ils doivent créer les conditions de fonctionnement de leur organisation et c’est pour cela qu’ils coopèrent si activement avec le pouvoir actuel. A ce que je peux voir, ils ont réalisé et continuent de réaliser de très belles opérations immobilières. Mais par leur servitude sans limite, ils s’éloignent de la communauté juive. Il y a de sérieuses différences entre nos deux organisations : nous croyons dans notre stratégie sur le long terme et nous considérons qu’il est plus important de rendre à la communauté sa fierté que d’acquérir de l’immobilier.
« EMIH voit les choses différemment […]. Ils coopèrent activement avec le pouvoir actuel ».
EMIH et le gouvernement se rapprochent-ils aussi sur une base idéologique conservatrice ?
C’est juste une question de servilité, pas d’idéologie. Ils ne s’engagent jamais dans des conflits idéologiques avec le gouvernement, ils n’émettent la moindre opinion ou le moindre communiqué que lorsque qu’ils sont absolument certains que cela ne présente aucun risque pour eux. Ils attendent le communiqué du Mazsihisz, évaluent la situation et éventuellement après…
Pouvez-vous donner un exemple de cela ?
La messe de commémoration pour Horthy. C’est nous qui avons réagi en premier. EMIH a émis un communiqué seulement plusieurs jours après…et ce fut pareil lors de la polémique sur le mémorial sur la place de la Liberté. J’ai posé les choses aux membres de notre conseil d’administration : « si on ne se montre pas serviles, on recevra moins d’argent du gouvernement », ais-je prévenu. Et nous avons tranché en faveur de notre intégrité.
Depuis quand EMIH est-il présent en Hongrie ?
Le mouvement Habad n’est pas traditionnel en Hongrie. Ils sont arrivés il y a un peu plus de vingt ans, vingt-quatre précisément, et se sont développés très rapidement depuis. Contrairement à eux, le mouvement néologue hongrois fait partie intégrante de la culture nationale. Nos membres ont une double identité qui se combine : nous sommes des Hongrois de religion juive. Les Habad, eux, ne sont que Juifs. C’est une différence fondamentale. Les membres de la communauté juive sont tellement intégrés dans la société hongroise que les auteurs hongrois, tout ce qui est hongrois, l’histoire, est une partie de notre histoire, ce n’est pas du nationalisme, ce sont des valeurs nationales. Pendant l’âge d’or des Juifs de Hongrie, 1870 et 1920, ces valeurs étaient très intégrées dans la vie juive hongroise.
« Nous sommes des Hongrois de religion juive. Les Habad, eux, ne sont que Juifs ».
Considérez-vous que la campagne actuellement menée contre George Soros soit antisémite ?
Nous ne pouvons pas le tolérer que les valeurs nationales soient infectées par le nationalisme, le chauvinisme, la xénophobie, les discours de haine, l’exclusion de certains de la communauté nationale. La communauté juive hongroise a vécu avec le reste de la société en symbiose et des valeurs extraordinaires ont émergé de cette symbiose. Il suffit de regarder le centre de Budapest pour voir les réalisations des architectes juifs hongrois. La chanson « szól a kakas már » qui passe pour une chanson folklorique hongroise connue dans le monde a été composé par un juin hongrois, de même que la célèbre nouvelle « Les gars de la rue Paul » [2]Les garçons de la rue Paul, de Ferenc Molnár, Pál utcai fiúk.. Toutes ces valeurs ne peuvent être prises par personne, mais si elles tournent au nationalisme, nous devons nous y opposer.
Quand la campagne contre Soros a commencé, nous avons immédiatement dit que c’était jouer avec le feu. Les commentaires et les opinions antisémites dans les médias ont augmenté dès le début de la première campagne. J’ai écrit une lettre ouverte à Viktor Orbán lui demandant de cesser immédiatement cette campagne et notre opinion n’a pas changé. Je ne connais pas les intentions du gouvernement, mais je connais ses effets. Le gouvernement Orbán n’est pas antisémite, mais il créé des conflits avec ses commémorations, en ne prenant pas garde aux détails, et par cette campagne contre Soros.
Lors du Congrès Juif mondial il y a deux ans à Budapest, Orbán a justifié son refus d’accueillir des migrants comme ceci : « Nous n’importerons pas l’antisémitisme en Hongrie ». Est-ce une position qui séduit des Juifs en Hongrie ?
Les Juifs hongrois sont divisés sur cette question, en tant que communauté et au niveau de chaque individu. Depuis deux mille ans, les Juifs ont toujours été en exil et ont dû se faire accepter par d’autres communautés. Les étrangers doivent être respectés, c’est une loi juive. Mais d’autre part, beaucoup des réfugiés viennent de pays où l’antisionisme et l’antisémitisme sont prégnants, et cela fait peur à des Juifs. Mais comme nous le disons souvent dans les médias, nous ne tolérons aucun discours de haine à l’encontre de quelconque minorité : Roms, Juifs, Musulmans, homosexuels…
« Beaucoup des réfugiés viennent de pays où l’antisionisme et l’antisémitisme sont prégnants, et cela fait peur à des Juifs. Mais nous ne tolérons aucun discours de haine. »
Le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, a soutenu Orbán dans sa cabale contre George Soros. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
On dit souvent que je suis idéaliste, mais je crois en la démocratie et au droit de chacun d’exprimer ses opinions. Il était très important pour notre communauté que Netanyahou fasse cette visite à Budapest et nous sommes très heureux de la forte relation entre les deux pays. Mais comme la démocratie nous permet d’exprimer nos opinions, c’est ce que j’ai fait à ce moment…
Le Mazsihisz reçoit-il un soutien important de la part d’Israël ?
Nous avons de fortes relations avec l’Etat d’Israël, pas seulement dans le cadre du Mazsihisz. Israël organise beaucoup d’événements en Hongrie pour rapprocher la communauté juive d’Israël, comme des cours de langue, des séjours en Israël…
Israël encourage-t-il les Juifs de Hongrie à faire l’Alyah ?
Dans les années 60 et 70, la position de l’Etat d’Israël était que les Juifs de Hongrie devaient faire leur Aliyah. Mais à partir de la fin des années 80 et au début des années 90, cette position a changé : faites votre Aliyah si vous le souhaitez, mais la première étape est de connaitre Israël. Et maintenant l’Etat d’Israël a besoin d’une diaspora. Quand Netanyahou est venu, je lui ai fait savoir dans mon discours que, selon moi, Israël fait moins qu’auparavant pour sa diaspora et que cela doit changer.