A un mois des élections européennes, nous avons rencontré Sylwia Spurek, juriste, militante pour le respect des droits fondamentaux en Pologne et, depuis peu, figure politique dans le parti Wiosna de Robert Biedroń, dont elle est tête de liste dans la circonscription de Grande-Pologne.
Wiosna, le parti social-libéral lancé par Robert Biedroń au début du mois de février fera son baptême du feu aux élections européennes le 26 mai, avant de tenter de reverser la table aux législatives cet automne. Les sondages le créditent d’un peu moins de 10 % pour le scrutin de mai, en troisième position derrière le Droit et Justice (PiS) qui caracole avec 40 % d’intentions de vote et la Coalition européenne (KE), autour de 35 %. C’est dans ce contexte pré-électoral que nous sommes allés à la rencontre de Sylwia Spurek, une juriste et militante pour le respect des droits fondamentaux en Pologne. Elle est tête de liste des candidats de Wiosna dans la voïvodie de Grande-Pologne, dont Poznań est la capitale.

En Pologne, votre nom est en particulier associé à l’institution du Défenseur des Droits (Rzecznik Praw Obywatelskich, RPO), où vous avez été adjointe d’Adam Bodnar durant les trois dernières années. Qu’est-ce qui vous a conduit à vouloir vous engager en politique ?
Sylwia Spurek : Cela fait vingt ans que je suis engagée dans la défense des droits fondamentaux, et en particulier des droits des femmes. Mon engagement a pris des formes très variées : j’ai travaillé dans des associations, j’ai été juriste au bureau du Plénipotentiaire du Gouvernement pour l’égalité de traitement, et, comme vous l’avez indiqué, j’ai été adjointe du RPO durant trois ans et demi. Le travail des associations et du RPO sont d’une grande valeur et sont indispensables. Cela dit, je crois qu’en politique j’aurai davantage la possibilité de « changer le monde », ou à tout le moins les conditions de vie des femmes, des personnes âgées, des personnes LGBT+, des personnes en situation de handicap – des laissés pour compte de la Pologne d’aujourd’hui. Si je me suis engagée aux côtés de Wiosna, ce n’est pas uniquement pour changer le marché politique et en sortir le PiS. C’est réellement pour changer cette réalité.
Bien que faisant vos débuts en politique, vous avez déjà des responsabilités importantes et un défi considérable à relever : vous êtes tête de liste pour Wiosna pour les élections européennes dans la circonscription de Grande-Pologne, où la Plateforme civique (PO) est bien implantée. Comment vous préparez-vous à cette tâche ?
Tout d’abord, sachez que je me suis installée à Poznań afin d’être plus près des habitants de la circonscription. Je ne suis pas originaire de Grande-Pologne : j’ai grandi à Skarżysko-Kamienna, une ville située entre Radom et Kielce [en Voïvodie de Sainte-Croix, Ndlr] ; j’ai étudié à Łódź ; j’ai passé quelques mois à New York ; et je me suis installée à Varsovie. Etant candidate dans cette circonscription, je trouve important d’y être établie : je ne peux pas me satisfaire d’une campagne menée depuis Varsovie et je me refuse à n’être pour les électeurs qu’une personnalité qui passe à la télévision. Être sur le terrain me permet de rencontrer des gens, militants ou simples curieux, et d’échanger sur notre programme au cours de discussions, mais aussi de conférences, de tables rondes… J’y mets en avant mon expertise en matière de droits fondamentaux, et je crois que les électeurs apprécient cette expertise à sa juste valeur.
« Nous voulons un droit égal au mariage, un renforcement de l’éducation en matière de non-discrimination, une réforme du code pénal afin de mieux protéger les personnes LGBT+ contre les crimes motivés par l’orientation sexuelle. »
Un événement récent permet justement d’illustrer ce lien entre votre expérience passée et vos thèmes de campagne. Vous avez été très active ces derniers jours à Gniezno, dont le maire a tenté d’interdire la tenue de la Marche pour l’Egalité, qui s’y est finalement déroulée le week-end dernier à l’issue d’une bataille juridique. Or cet événement est en tout point identique à un autre dans lequel vous avez eu un rôle à jouer en tant qu’adjointe du RPO : la tentative du maire de Lublin d’interdire la Marche de l’Égalité à l’automne dernier. L’approche de la femme politique diffère-t-elle de celle de l’adjointe du Défenseur des Droits que vous étiez ?
Oui et non. Oui parce que je ne voulais pas faire de récupération politique : il est important, en particulier en Pologne, que les associations se tiennent loin des partis, en particulier dans le domaine de la défense des droits des personnes LGBT+. Cela dit, il était impossible de ne rien faire. Pour tout vous dire, j’ai été choquée de voir que le maire de Gniezno répétait le schéma de Lublin, sur lequel la justice s’était déjà prononcée. Il s’agissait du même événement, la Marche pour l’Égalité ; le motif d’interdiction [risque d’atteinte à la sécurité publique du fait d’une manifestation organisée par des groupes nationalistes sur le même lieu, Ndlr] était le même : la Cour de Poznań ne pouvait que suivre la Cour de Lublin et conclure à une violation de la liberté de réunion. Je me suis dit que, décidément, la PO [parti dont sont membres les maires de Gniezno et Lublin] n’avait pas retenu la leçon et aurait bien besoin d’une formation en matière de droits fondamentaux…
De ce fait, je voulais être aux côtés des organisateurs afin de leur témoigner mon soutien, mais tout en gardant une certaine distance, pour les raisons que j’ai évoquées. Je crois personnellement que les hommes et les femmes politiques devraient participer à ce genre d’événements. Mais cela ne suffit pas pour changer les choses : il faut agir concrètement contre les actes homophobes et contre les discriminations dont sont victimes les personnes LGBT+. À cet égard, Wiosna a un programme très clair : nous voulons un droit égal au mariage, un renforcement de l’éducation en matière de non-discrimination, une réforme du code pénal afin de mieux protéger les personnes LGBT+ contre les crimes motivés par l’orientation sexuelle. On ne peut pas en dire autant des autres partis.
Parlons justement de vos concurrents. Les listes PO et PiS en Grande-Pologne sont composées pour moitié de professionnels de la politique, parlementaires, anciens ministres… Ce n’est pas le cas de la liste Wiosna. Ceci est cohérent avec la volonté affichée du parti de présenter de nouveaux visages, et ce peut être un avantage de ce point de vue. Cela dit, cela peut aussi nuire à la visibilité des candidats. Comment faites-vous pour les faire connaître aux électeurs ?
C’est vrai, la liste de Wiosna en Grande-Pologne ne comprend pas de figures politiques nationales. Cela dit, vous remarquerez que beaucoup sont des militantes et militants locaux, qui sont donc connus des électeurs pour avoir organisé les Czarne Protesty contre les projets de loi anti-avortement, pour avoir participé au Congrès des femmes (Kongres Kobiet), ou pour avoir monté des événements culturels. Et ceci non pas uniquement à Poznań, mais dans différentes villes de la circonscription – Konin, Kalisz… Ce sont donc loin d’être des inconnus, et, ce qui est très important, ils doivent leur renom à leur engagement et à leurs réalisations.
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Ceci m’amène à vous demander ce que devient cet avantage comparatif une fois ces militants locaux devenus députés européens à Bruxelles. Comment pensez-vous maintenir cet ancrage local ?
C’est un point très important car je crois que la déconnexion des députés avec leurs électeurs et leur circonscription est l’une des raisons pour lesquelles les élections européennes ont un taux de participation si faible. Au sein de la liste, nous pensons créer des groupes de travail, basés à Poznań et animés par une équipe de militants locaux, qui soutiendraient et orienteraient le travail mené à Bruxelles. Cela me paraît tout à fait faisable compte tenu du dynamisme de la Grande-Pologne dans de nombreux domaines : la défense des droits des femmes via le Congrès des femmes, la défense des droits des personnes LGBTI+ grâce à l’association Grupa Stonewall, la protection des animaux – un thème auquel je suis attachée en tant que végane.
« L’Union est souvent associée en Pologne à la construction d’infrastructures et il faut que cela change. »
Autre question concernant l’ancrage local de votre liste : les militants qui la composent ont pris position sur des problèmes appelant une réponse locale ou nationale. Comment poursuivre ces combats au niveau européen ? Ce n’est pas la même échelle, et les compétences de l’Union européenne sont limitées dans certains domaines.
Je ne suis pas tout à fait d’accord, l’Union européenne ayant des compétences en matière de droits fondamentaux des citoyens. Prenez l’exemple des directives européennes en matière de lutte contre les discriminations qui sont déjà en vigueur. Mais il y a encore beaucoup à faire : les négociations sur la « directive horizontale » en matière de lutte contre les discriminations [qui étendraient la protection contre les discriminations en matière d’emploi et de travail fondées sur l’orientation sexuelle, les convictions religieuses, le handicap et l’âge, à d’autres domaines tels que l’accès aux biens et services, Ndlr] sont au point mort depuis plus de dix ans et il ne semble pas y avoir de volonté politique pour avancer sur ce sujet. Je ferai de l’adoption de cette directive une priorité de mon mandat. De façon générale, je souhaiterais que l’Union européenne fasse davantage dans ce domaine : l’Union est souvent associée en Pologne à la construction d’infrastructures et il faut que cela change.
Cela dit, le droit égal au mariage pour les couples de même sexe, que vous mentionniez plus haut, échappe aux compétences de l’Union européenne. De même, les propositions les plus marquantes de Wiosna, que ce soit l’accès à l’avortement jusqu’à douze semaines de grossesse ou la séparation de l’Église et de l’État, si elles posent de justes questions au niveau national, ne sont pas pertinentes au niveau européen.
Une solution radicale serait effectivement d’amender les traités. Cela dit, ce n’est pas forcément nécessaire, le droit européen offrant d’intéressantes opportunités d’action. Je vous accorde que la question de la séparation de l’Église et de l’État est une question nationale, mais d’autres sujets peuvent être abordés d’un point de vue européen. L’avortement, par exemple, peut être considéré comme un service médical et pourrait à ce titre donc bénéficier de la liberté de prestation de services. Pour ce qui est de l’égal droit au mariage, l’Union européenne ne devrait pas rester indifférente à la situation de citoyens européens mariés dans un État membre, mais dont le statut n’est pas reconnu en Pologne.
Inversement, il y a des domaines dans lesquels l’Union européenne est bien compétente mais sur lesquels Wiosna ne s’est pas prononcé. Je pense en particulier à la politique migratoire de l’Union européenne. Est-ce parce que c’est un sujet sensible en Pologne ?
Non, ce n’est pas cela. Il n’y a pas de « sujet sensible » pour nous. C’est d’ailleurs un sujet que je connais bien, pour avoir coordonné les actions du Défenseur des Droits concernant les refus d’entrée sur le territoire polonais aux postes-frontières de Terespol et Medyka. Et mes positions sont très claires : je suis en faveur de l’accueil des réfugiés sur le territoire polonais – à la différence du PiS, qui voudrait plutôt que nous les assistions dans leur pays. Mais le programme n’est pas arrêté sur ce sujet : le parti n’est lancé que depuis février et ma campagne depuis mars. Nous y travaillons.
« La décision de l’affiliation de Wiosna n’est pas arrêtée. »
Comment le parti Wiosna se projette-t-il au sein du Parlement européen ? Le fait que, durant sa visite à Varsovie début avril, Frans Timmermans ait visité Robert Biedroń en plus de Włodzimierz Czarzasty [président de l’Alliance de la gauche démocratique (SLD), affiliée au groupe politique « Alliance progressiste des socialistes et démocrates » (S&D)], n’est pas passé inaperçu. Faut-il en déduire que Wiosna rejoindra le groupe S&D ?
Il serait plus exact de dire que M. Timmermans n’a rencontré M. Czarzasty que durant cinq minutes, tandis qu’il a activement participé au « brainstorming européen » organisé par Wiosna. Pour en revenir à voter question : la décision de l’affiliation de Wiosna n’est pas arrêtée. Nous pourrions rejoindre le groupe des Verts, notre programme étant très axé sur l’écologie et la protection des animaux. Mais il est évident partageons également des valeurs communes avec S&D en matière de politiques sociales, de lutte contre les discriminations et de promotion des droits fondamentaux.
J’avais rencontré M. Timmermans en 2017, lorsque j’étais engagée sur la campagne « 16 jours d’activisme contre les violences faites aux femmes ». Il avait alors manifesté son soutien en portant le Ruban Blanc en signe de solidarité. En outre, autre signe de proximité avec Wiosna, il a indiqué lors de son récent passage à Varsovie qu’il ferait du respect des standards de la Convention d’Istanbul [sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, Ndlr] au sein de l’Union européenne une priorité, en particulier en ce qui concerne la protection des victimes de violence.
Je rebondis sur ce dernier point. Sauf erreur, vous y avez consacré votre doctorat : vous avez donc une expertise certaine en la matière. Quelles actions à l’échelle européenne pourraient changer la situation en Pologne ? Je pose la question car la Pologne a ratifié la Convention d’Istanbul.
La Pologne a en effet ratifié la Convention d’Istanbul en 2015, mais le gouvernement n’a rien fait pour la mettre en œuvre. Je crois que c’est le rôle de l’Union européenne, qui a signé la Convention d’Istanbul sans la ratifier, de s’engager davantage sur ce sujet afin d’imposer des standards contraignants pour chaque État membre. Je suis convaincue que ce sujet mérite plus qu’une résolution non-contraignante du Parlement européen.
Voyez-vous une analogie avec la situation des personnes en situation de handicap en Pologne ? Vous avez suivi le sujet de près en tant qu’adjointe du RPO : le Comité des droits des personnes handicapées des Nations Unies a remis cet automne son premier rapport sur la mise en œuvre par la Pologne de la Convention relative aux droits des personnes handicapées, et ce rapport pointe plusieurs manquements. Pensez-vous que l’Union européenne, partie à la Convention, puisse jouer un rôle important sur ce dossier ?
L’Union européenne peut en effet faire beaucoup plus qu’elle ne le fait actuellement. C’est d’ailleurs l’opinion exprimée par le Comité des Nations Unies dans le rapport remis à l’Union européenne sur sa propre mise en œuvre de la Convention des droits des personnes handicapées. Vous le voyez bien : il y a encore de nombreuses choses à faire évoluer au niveau européen. Et pour cela il faut plus d’énergie et d’audace au sein de l’Union européenne.
Et êtes-vous optimiste à cet égard ? Le contexte semble bien sombre à l’heure où les forces conservatrices pourraient s’assurer un peu plus de 150 sièges au Parlement, où le PiS s’allie avec les Fratelli d’Italia, où la Konfederacja Korwin Braun Liroy Narodowcy [coalition de partis polonais nationalistes eurosceptiques, Ndlr] pourrait dépasser la barre des 5%…
« No Risk, No Fun« … Plus sérieusement, j’ai un regard tout à fait réaliste sur la situation. Je sais que Wiosna n’engrangera pas cinquante sièges au Parlement européen. Mais je crois que même en étant présent en nombre plus restreint nous pouvons changer les perspectives sur certains sujets et influer sur la direction à prendre. Il est important d’affirmer haut et fort quelles sont nos valeurs et nos exigences. C’est une question d’énergie et de volonté de coopération. Et de ce côté-là, nous sommes ouverts.
Propos recueillis par Béranger Dominici.
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