Recherches sur la « magyarité » : la Hongrie ressuscite des controverses du XIXe siècle

La Hongrie a depuis un mois un Institut de recherche entièrement dédié à sonder les tréfonds de la « magyarité ». Derrière cette notion, renvoyant à ce qui constituerait l’essentiel de l’identité hongroise, l’instrumentalisation de l’histoire et de la génétique à des fins idéologiques inquiète la communauté scientifique. Analyse.

Depuis le 1er janvier dernier, la « magyarité » a son propre institut de recherche. Annoncé au mois d’octobre 2018, le MKI (ou MaKI pour ses détracteurs) a été placé sous la tutelle du ministère des ressources humaines, qui chapeaute les secrétariats d’État à l’éducation, la culture, aux affaires sociales, au sport, etc. Le ministre, Miklós Kásler, est d’ailleurs connu comme un fervent défenseur de l’Histoire « alternative », sous-entendue éloignée d’un putatif « discours officiel » qui serait véhiculé au sein des structures académiques.

Cet institut devrait, selon les mots du ministre, « mettre fin au vieux débat sur nos origines, au moins linguistiques, entre l’hypothèse turcique et finno-ougrienne, et faire la lumière sur la vérité fondée scientifiquement ». Miklós Kásler aimerait que les chercheurs des différentes disciplines impliquées (archéologues, historiens, linguistes, ethnologues, anthropologues, généticiens, etc.) travaillent à une synthèse définitive au sujet de « l’origine de la magyarité ».

Comprendre le débat sur l’origine des Hongrois

La notion de magyarité est un néologisme construit à partir de la notion hongroise de « magyarság ». Certes, la version anglophone du site officiel du ministère des ressources humaines évoque une « Institute for Research on the Hungarian Peoples » (sic !), mais « magyarság » se superpose mal à l’idée de « peuple hongrois » (qui se dit d’ailleurs « magyar nép »). Il s’agit d’une substantivation de l’adjectif « magyar », laquelle insiste sur ce qui est propre aux Hongrois, sous-entendant une idée d’unité et d’homogénéité ethno-culturelle qui n’est pas étrangère aux instigateurs de l’institut incriminé. Le lecteur n’aura pas de peine à comprendre la nuance de taille qui existe entre la recherche sur les origines du peuple hongrois et sur les origines de la magyarité en tant que sentiment d’unité.

Les onze missions qui ont été attribuées à ce centre de recherche portent sur l’histoire hongroise précédant « l’Occupation de la patrie » (Honfoglalás) au IXe siècle et plus largement la « préhistoire hongroise », les reconstitutions géohistoriques des paysages de l’Europe orientale entre le VIIIe et Xe siècles, la documentation des sources de la magyarité, les recherches ethnographiques et ethnomusicologiques, les études archéogénétiques, les analyses sur la place de l’histoire hongroise ancienne dans la conscience nationale contemporaine, mais également sur des activités de promotion et de valorisation de la recherche, dans les domaines de l’enseignement et du tourisme notamment.

Le discours officiel qui a accompagné la création de cette organisation pose la question de son ancrage dans le paysage institutionnel et académique et de sa possible instrumentalisation politique.

Un ministre auteur d’une étude fortement contestée

Avant d’être nommé ministre en avril dernier Miklós Kásler a été un acteur de premier plan dans la réhabilitation de la thèse « orientale » sur l’origine des Hongrois. Médecin-cancérologue de métier, il avait dirigé une étude génétique très controversée sur les os d’un individu identifié comme le roi Béla III à l’Institut national de cancérologie qu’il dirigeait. Il avait tiré de ses résultats la conclusion selon laquelle les membres de la maison des Árpád (première dynastie du royaume de Hongrie) étaient indubitablement d’origine « eurasiatique » (!) et non finno-ougrienne. Formulé autrement : originaires du grand continent européen et asiatique, comme finalement l’écrasante majorité des populations européennes, y compris celles désignées comme « finno-ougriennes »…

Miklós Kásler

Par ailleurs les conclusions de l’étude présentent des limites méthodologiques avérées, ne permettant ni de généraliser les résultats à l’ensemble d’une dynastie, ni d’exclure formellement l’origine finno-ougrienne de l’haplogroupe reconnu dans le génotype de l’individu analysé. Au-delà des erreurs d’interprétations, la communauté scientifique a souligné que c’était les postulats à l’origine de la recherche qui étaient à revoir et que ce sont les fondamentaux de la pratique scientifique qui n’avaient pas été respectés.

« Le « peuple », la langue, la structure politique, la culture matérielle et l’apparence biologique ne sont pas nécessairement liés entre eux »

László Klima, linguiste et archéologue à l’Université Lóránd Eötvös (ELTE) de Budapest, réagissant à l’annonce de la création de l’institut, a exposé des principes scientifiques élémentaires : les données paléogénétiques ne peuvent démentir une parenté linguistique, de la même façon que des éléments linguistiques ne peuvent venir contester les données paléogénétiques sur l’origine de Béla III.

« Je suis désolé d’avoir à répéter à mes compatriotes ce qui est évident pour les chercheurs en histoire du monde entier : le « peuple », la langue, la structure politique, la culture matérielle et l’apparence biologique ne sont pas nécessairement liés entre eux », s’était même étranglé Csanád Bálint, archéologue académicien dans une tribune parue en octobre 2017 dans l’hebdomadaire HVG. Si les gènes ne correspondent pas forcément à un peuple, ils correspondent encore moins à des conglomérats ou des confédérations de peuples, comme dans les espaces steppiques d’Europe et d’Asie.

Enfin dans le cas présent, l’origine de la branche paternelle d’un souverain ne peut absolument pas refléter l’origine ou la langue de la population qu’il domine. Il soulignait à l’attention des détracteurs du soi-disant discours officiel des scientifiques, que la recherche n’avait pas exclu ni démenti une origine turque des Árpád ni l’usage de noms d’origine turque. L’auteur en sait quelque chose, car il a travaillé depuis ses débuts dans les années 1960 sur les relations entre les cultures du début du Moyen Âge en Europe centrale et celles des espaces steppiques. Depuis une quinzaine d’années il participe également à des projets de recherches paléogénétiques avec l’anthropologue de l’Institut d’Archéologie de l’Académie des Sciences, Balázs Mende et un laboratoire de l’Université de Szeged.

Derrière la notion de « préhistoire hongroise », ce n’est donc pas tant les recherches sur « la Hongrie avant les Hongrois » qui intéressent l’Institut de recherche sur la magyarité, que l’histoire des groupes a priori considérés comme « hongrois » avant leur arrivée dans le bassin des Carpates. Considérant cette période, parler des Hongrois comme un peuple unitaire, unifié, homogène culturellement et biologiquement est non seulement une vue de l’esprit, mais a été rigoureusement contredit par les recherches scientifiques.

Partant de là, les « débats sur les origines » opposant les hypothèses turciques et finno-ougriennes sont largement considérés comme obsolètes, car dépassés par la thèse d’un mélange d’apports et d’influences diverses, laquelle est très largement reconnue et étudiée par divers spécialistes de différents champs disciplinaires de la communauté scientifique. Ces travaux sont par ailleurs régulièrement soumis à la critique des pairs à l’échelle internationale.

Le sempiternel spectre du touranisme

Pourquoi dès lors, ce vieux débat n’est-il pas clos pour Miklós Kásler et nombreux autres « alternatifs » ? Les partisans du ministre ont justifié ses conclusions simplistes dans les médias comme une pratique courante de vulgarisation scientifique. Le « grand public » mérite sans doute mieux que cela. Sous cette excuse fallacieuse, d’autres réalités justifient la résurgence plus d’un siècle après sa naissance du spectre du « touranisme », tel un phénix renaissant de ses cendres.

Il faut donc remonter au  XIXe siècle pour retrouver une utilisation politique de cet antagonisme. La construction d’une identité nationale hongroise préférait se tourner alors vers des ancêtres non européens et vers l’image de nobles cavaliers turcs et hunniques – représentation déjà utilisée par la dynastie des Árpád pour légitimer son pouvoir – plutôt que vers de « pauvres pêcheurs à l’odeur de poisson » vivant quelque part au bord de l’Ob, selon une expression consacrée de l’époque. Après la guerre d’indépendance hongroise de 1848, certains opposants à la monarchie des Habsbourg se sont réfugiés auprès des Turcs. La thèse d’une influence autrichienne pour asseoir la parenté avec les langues finno-ougriennes a alors vu le jour.

Les partisans du touranisme étaient considérés comme des patriotes et les autres comme des suppôts des Habsbourg. Le même discours a été véhiculé face aux Soviétiques russes. Toutes ces théories ont été déconstruites depuis par les historiens démontrant l’absence de preuve ou leur non-sens.

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Le discours politique reprend là un débat qui avait servi en son temps à forger une identité nationale à travers sa langue, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières. Dans un jeu subtil, cette construction identitaire s’est tour à tour inscrite dans une logique de la différence, se posant comme l’Autre non européen au sein de l’Europe ou comme profondément européen, défendant ses frontières face à l’envahisseur. La présence de la notion de « conscience identitaire » dans les missions de recherche du nouvel institut évoque pleinement cette conception de la recherche sur la magyarité.

Un institut de recherche en fer de lance du Kulturkampf anti-progressiste

S’il était encore permis d’accorder le bénéfice du doute à l’instigateur principal de sa création, celui-ci est venu confirmer toutes les craintes lors de la nomination du directeur général du nouvel établissement, Gábor József Horváth-Lugossy. Ce juriste était jusqu’alors parfaitement inconnu de la communauté scientifique mais a déjà travaillé dans la haute administration, notamment comme chef de cabinet de ministre. D’après Válasz Online, il aurait effectué une visite du site de l’Institut dès fin novembre avant même le début du processus officiel de recrutement lancé par un comité ministériel créé pour l’occasion.

Miklós Kásler avait indiqué fin novembre, qu’il ne cherchait pas « le chercheur le plus renommé pour remplir cette fonction mais un bon organisateur, qui posera les bases d’un travail apaisé et fructueux. » Le fait est, Gábor József Horváth-Lugossy n’est pas un chercheur renommé puisqu’il n’est pas chercheur du tout.

Ce même média numérique a révélé qu’il serait proche d’Árpád Szakács, rédacteur en chef à la rédaction centrale de Mediaworks, consortium de médias proche du pouvoir. Or ce dernier a été salarié d’un groupe de gestion locative, Magyar Társasház Kft., dont le propriétaire n’est autre que le nouveau directeur général de l’Institut de recherche, également propriétaire de l’appartement où siège la maison d’édition Kárpátia Stúdió du même Árpád Szakács, qui a publié plusieurs ouvrages d’historiens dits « alternatifs ». Le contributeur de Magyar Idők et auteur de la série Kinek a kultúrális diktatúrája? (« La dictature culturelle de qui ? ») s’est fait connaître depuis un an pour son « Kulturkampf » (combat culturel) contre les élites intellectuelles de la gauche libérale (« ballib ») et ses prises de position contre la décadence occidentale, le genre et les mouvements migratoires.

Comme l’a souligné l’article de Magyar Idők annonçant la nomination du juriste, « l’institution a pour mission de conduire des études sur le passé, la langue, l’origine de la magyarité qui n’ont pu être possibles en raison de l’opposition intensive de la communauté scientifique ». La défiance vis-à-vis d’institutions académiques trop indépendantes du pouvoir a poussé ce dernier à construire un établissement hors des structures classiques, sous le contrôle direct de son ministère. Ce n’est pas le premier de la liste comme l’a rappelé un article d’Index dès l’annonce de sa création.

Une dotation gouvernementale de 880 millions de forints (plus de 2,7 millions d’euros) a été attribuée au MKI qui devrait compter 101 collaborateurs. D’après les sources d’Index, la moitié serait issue de l’Institut pour la Stratégie de la Langue hongroise créé en 2015 qui devrait intégrer le nouvel établissement. L’Institut Gyula László créé au printemps, dont la mission et l’activité sont restées jusqu’à présent assez nébuleuses, sera aussi intégré à la structure. György Szabados avait été nommé à sa tête, proche de Miklós Kásler pour avoir également participé au projet de recherche génétique sur Béla III.

Certains défenseurs du projet prennent pour exemple plusieurs instituts de recherches en Europe ayant des axes de recherche et des objectifs similaires à ceux dévolus au MKI. Seulement à bien y regarder, la plupart de ces instituts ont été créés par des partenariats universitaires ou fonctionnent dans un cadre académique classique. La création du nouvel établissement de recherche hongrois intervient quant à lui après plusieurs mois de mobilisations des chercheurs et des étudiants pour la liberté académique, après la suppression de l’autonomie financière de l’Académie des Sciences, du déménagement de l’Université d’Europe centrale et de la suppression du financement d’un cursus d’études de genre de l’Université Lóránd Eötvös de Budapest.

Le directeur de communication du Fidesz affirme qu’aucun a priori n’a orienté la formulation des missions de l’institut. Miklós Kásler cherche quant à lui à « faire la lumière sur la vérité fondée scientifiquement ». Peut-être faut-il leur proposer ce qu’ils n’attendent pas : face au « populisme réactionnaire », trois chercheurs en archéologie ont récemment affirmé que « la provocation, l’engagement et l’éducation (…) devaient devenir les nouveaux concepts clés guidant nos relations avec la société. (…) Nous devons rendre l’archéologie à nouveau politique. »[1]González-Ruibal et al. 2018, Antiquity 92 n° 362.

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Notes

Notes
1 González-Ruibal et al. 2018, Antiquity 92 n° 362
Ilona Bede

Doctorante à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Rédige une thèse en Archéologie sur la place du cheval dans la société des Avars tardifs du bassin des Carpates.

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