Qui ne critique pas l’Europe, n’est pas tchèque

Il est bien difficile de s’y reconnaître dans la position tchèque vis-à-vis de l’Union européenne. Consciente de la nécessité de son appartenance au club des Vingt-huit, et des avantages qui en découlent, la République tchèque s’investit toutefois assez peu dans le projet européen. Et si la critique est facile à Prague, les propositions concrètes pour repenser et relancer la construction européenne sont rares.

Prague, correspondance – Ses propos ont surpris. Ils ont d’autant plus surpris que le chef de la diplomatie, apprécié par ses collègues à Bruxelles pour son sens de la mesure, est considéré comme un des ministres les plus pro-européens de l’actuelle coalition gouvernementale tchèque. Alors, si même lui s’en prend désormais à l’Union européenne (UE)… Dans un entretien publié dans l’édition de lundi dernier du quotidien économique Hospodářské noviny, Lubomír Zaorálek (Parti social-démocrate, ČSSD) est allé si loin dans la critique qu’il a semblé vouloir remettre en cause ce que Prague considère pourtant comme une de ses priorités en matière d’affaires européennes. Et d’abord le droit à la libre circulation des travailleurs, sujet toujours très délicat dans les pays d’Europe centrale et de l’Est depuis les négociations qui ont précédé leur adhésion en 2004.

« Quand deux millions de personnes de l’Est arrivent chez vous et vous prennent votre travail, vos allocations sociales et tout un tas d’autres choses, vous avez beau convaincre mille fois vos concitoyens qu’il faut qu’ils s’habituent, ceux-ci ne l’acceptent pas, tout simplement parce que vous avez poussé le bouchon trop loin et que vous ne leur avez pas dit la vérité », a ainsi expliqué Lubomír Zaorálek pour dénoncer les abus en la matière. Selon lui, le vote des Britanniques en faveur du Brexit démontre que, dans le contexte général actuel de ras-le-bol, même la défense de l’une des libertés fondamentales de l’Union a ses limites. « Nous parlons sans cesse de la nécessité de respecter la liberté de circulation et d’autres principes pour lesquels nous serions prêts à nous laisser crucifier. Mais le résultat, c’est que l’Union peut se désintégrer précisément à cause de ces principes », a-t-il ajouté.

En décembre dernier, lors du passage à Prague de Michel Barnier, le négociateur en chef chargé, au nom de la Commission européenne, de préparer le divorce entre l’UE et le Royaume-Uni, le Premier ministre Bohuslav Sobotka avait pourtant clairement indiqué que, pour la République tchèque, une des priorités dans les négociations qui seront menées entre Bruxelles et Londres quant aux conditions de la sortie britannique de l’UE, devait être le maintien des avantages qui sont ceux aujourd’hui du marché européen.

Interrogé par la Télévision tchèque quelques heures après la publication de l’article, Lubomír Zaorálek a précisé le fond de sa pensée : « Mon idée n’est pas de vouloir limiter la libre circulation des personnes. Il s’agit plutôt pour nous d’être en mesure de mener une politique qui puisse empêcher l’importation d’une main-d’œuvre bon marché, l’emploi via les agences d’intérim ; une politique qui nous permette en tant qu’Etat membre de nous positionner contre une migration qui abaisse le coût du travail et crée des problèmes sociaux dans les endroits où se concentrent ceux qui arrivent. Pour ce qui est de notre pays, je préfère clairement voir arriver une main-d’œuvre qualifiée. »

Un discours populiste de campagne électorale

Paradoxalement, les travailleurs tchèques sont relativement peu nombreux au Royaume-Uni. Leur total est estimé à 40 000, une minorité par rapport aux centaines de milliers de Polonais présents sur le territoire britannique. Il faut dire que l’économie tchèque affiche une très bonne santé depuis quelques années déjà. Tous les indicateurs sont actuellement au vert avec une croissance de 2,4% en 2016, un taux de chômage parmi les plus faibles en Europe (5,1% en février dernier), des finances publiques saines et équilibrées (le budget 2016 s’est soldé sur un excédent de 2,3 milliards d’euros, un record dans l’histoire du pays), et plus généralement un niveau de vie (15 800 euros/habitant) qui augmente et reste un des plus élevés dans la région (Allemagne et Autriche voisines exceptées). Seulement voilà : les Tchèques comptent aussi parmi les peuples les plus insatisfaits et les plus anxieux tant pour l’avenir de leur pays que pour celui du monde qui les entoure.

A sept mois de la tenue des élections législatives (probablement les 20 et 21 octobre prochains) – dont le milliardaire et actuel ministre des Finances Andrej Babiš est le grand favori selon les sondages – certains observateurs estiment donc que, à travers le durcissement de son ton vis-à-vis de l’UE, et en s’inspirant des discours populistes à la mode, Lubomír Zaorálek cherche à gagner les électeurs à la cause du ČSSD, unique formation de gauche, avec les communistes, représentée à la Chambre des députés.

L’Europe de l’Est, quantité négligeable pour Jean-Claude Juncker

Mais le ministre tchèque s’en est pris aussi au fonctionnement d’ensemble de l’UE. « Les crises ont démontré que l’Europe aujourd’hui ne dispose pas des instruments pour y faire face et convaincre les citoyens qu’elle constitue un ensemble qui fonctionne efficacement », constate-t-il ainsi tout en redoutant que, dans une nouvelle Europe à plusieurs vitesses, « où de nombreux anciens pays membres sont déçus du grand élargissement de l’Union », la République tchèque puisse être reléguée au second plan. « Pourquoi les Etats existent-ils ? », s’interrogeait-il toutefois toujours dans Hospodářské noviny. « Pour assurer la sécurité, pour pouvoir contrôler les personnes qui entrent dans un pays. Aujourd’hui, les citoyens n’acceptent pas qu’une force autre que l’Etat leur dicte ce qu’ils doivent faire. C’est ce qui se passe chez nous. Les gens pensent que personne n’a le droit de nous imposer qui nous devons accueillir dans notre pays, et nous devons respecter leur volonté. » Sur ce point précis – concrètement l’accueil des migrants – Lubomír Zaorálek a attaqué le président de la Commission européenne. Il reproche à Jean-Claude Juncker notamment de ne pas voyager davantage dans les pays de l’Est considérés à l’Ouest comme problématiques pour discuter avec eux. « Cela me dérange que nous ayons un président de commission qui a six représentants des pays fondateurs au téléphone, mais ne daigne venir en Europe de l’Est que quand la Slovaquie assure la présidence de l’UE. »

Critique, le chef de la diplomatie tchèque l’est, assure-t-il, seulement parce qu’il est un défenseur du projet européen. « Je veux une Europe qui fonctionne, pas une Europe qui tracasse inutilement des milliers de gens. Si c’est le cas, je continuerai à la critiquer et à vouloir la changer. Dans le cas contraire, elle se désintégrera, et je ne le souhaite pas ! » Discours de campagne électorale ou pas, voilà qui résume somme toute assez bien la position tchèque actuelle : vouloir le beurre et l’argent du beurre. Ou profiter de tous les avantages qu’offre la qualité de membre de l’UE, subventions et marché unique avec l’Allemagne entre autres, sans trop s’engager, ou alors essentiellement symboliquement, dans l’effort de solidarité lorsque cela est nécessaire. Et puis laisser les grands décider et résoudre les problèmes entre eux. Pour mieux critiquer ensuite.

Guillaume Narguet

Journaliste

Membre de la rédaction de l'édition francophone de Radio Prague

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