Le 2 mai 1989, il y a 30 ans jour pour jour, la frontière commune entre la Hongrie et l’Autriche était ouverte. Entretien avec Thomas Angerer, maître de conférences à l’Université de Vienne, qui nous explique en quoi cet événement constitua la première – et sans doute décisive – brèche dans le rideau de fer. Propos recueillis par Matthieu Boisdron.
Le Courrier d’Europe centrale. Pourriez-vous nous indiquer quelle était la place de l’Autriche dans l’Europe de la guerre froide ?
Dans la première décennie qui suit la Seconde Guerre mondiale, l’Autriche est occupée par les Alliés (États-Unis, Royaume-Uni, France, URSS). Pour cette raison, et sur son propre territoire, le pays a fortement ressenti les tensions Est-Ouest. Très attachée à un système politique et économique occidental, l’Autriche s’en est finalement tirée en acceptant un statut de neutralité permanente. Malgré ce statut assez délicat, et même sans doute partiellement grâce à lui, l’Autriche a fini par jouer un rôle de « pont » en Europe centrale, surtout dans les domaines économiques et culturels, mais parfois aussi dans le domaine politique.

Quelles relations Vienne et Budapest ont-elles entretenues pendant ces années ?
Les relations ont longtemps été difficiles, surtout après l’écrasement par les troupes soviétiques de la révolte d’octobre 1956 en Hongrie. Imaginez un petit État européen neutre, positionné à la lisière du rideau de fer, qui demande à l’ONU le rétablissement des droits de l’Homme chez son voisin hongrois, le tout au beau milieu de l’intervention soviétique et qui fait le choix résolu d’accueillir temporairement sur son sol des dizaines de milliers de réfugiés.
Pour autant, la libéralisation de la Hongrie sous Kádár est par la suite allée si loin que les relations austro-hongroises ont pu refleurir, et cela bien avant la chute du régime communiste. Ainsi, les années 1980 ont pu être considérées comme une sorte âge d’or de ces relations bilatérales qui ont vu s’intensifier les contacts dans tous les domaines, et bien plus qu’avec aucun autre pays du bloc de l’Est. Assez naturellement, on a pu constater alors un relent de nostalgie austro-hongroise. Une blague de l’époque témoigne de cet état d’esprit : « C’est quoi le match de football de ce soir ? » ; « Autriche-Hongrie » ; « Contre qui ? ».
Quel était l’aspect du rideau de fer entre les deux pays ? Était-il aussi imperméable qu’en Allemagne ?
Oui, du côté tchécoslovaque. Du côté hongrois, le rideau de fer avait des trous notoires. Dès les années 1980, il était largement dysfonctionnel. On constate cette situation bien avant son démantèlement qui débute le 2 mai 1989. Le 27 juin 1989, les deux ministres des affaires étrangères autrichien et hongrois, dans un acte symbolique, cisaillent devant les médias la barrière de barbelés. En fait, le rideau de fer avait pris de l’âge et le gouvernement hongrois, très endetté, refusait de mobiliser de nouveaux crédits pour le rénover. Par ailleurs, il n’y avait pas d’armes à tir automatique comme en Allemagne, mais un simple système de signalisation qui déclenchait une alerte si l’on touchait les clôtures. Comme cela pouvait aussi bien être un lapin ou un coup de vent, les fausses alertes rendaient les conditions de travail des troupes hongroises contrôlant les frontières de plus en plus difficiles. Enfin, les citoyens hongrois ont gagné leurs passeports et la liberté de voyager dès 1988. A partir de là, le rideau de fer hongrois ne protégeait en fait plus que le régime de la République démocratique allemande de la fuite de ses citoyens en vacances dans la région du lac Balaton.

Qui décide finalement d’ouvrir la frontière et pour quelles raisons ? Quelles sont les conséquences de cette décision ?
Ce fut le gouvernement hongrois, d’ailleurs très surpris de constater que Mikhaïl Gorbatchev – préalablement consulté à ce sujet – n’y voyait pas d’inconvénient. Les conséquences furent capitales, mais échelonnées. Dès le 2 mai, ceux des citoyens de la RDA qui pouvaient capter la télévision ouest-allemande virent avec stupéfaction les images du démantèlement du rideau de fer en Hongrie et la conférence de presse au cours de laquelle les dirigeants hongrois expliquèrent leur décision. C’était un signal d’espoir : l’espoir de pouvoir profiter de ce trou béant dans le rideau de fer lors des prochaines vacances en Hongrie. En fait, les vacanciers ont pour la plupart dû attendre jusqu’au mois de septembre avant de pouvoir franchir en masse la frontière austro-hongroise et rejoindre la République fédérale d’Allemagne. Ce fut le début de la déstabilisation profonde de la RDA qui a contraint le gouvernement est-allemand à assouplir son régime de sortie du territoire et finalement ouvrir le mur le 9 novembre.

Quelle mémoire les Autrichiens gardent-ils aujourd’hui de cet événement ?
Il leur faut être âgé de quarante ans au moins pour en garder encore un souvenir personnel ! Mais pour ceux-là, cette mémoire demeure très forte et hautement symbolique. Après tout, les générations qui ont vécu la guerre froide n’avaient jamais pensé voir de leur vie la fin de ce système. Il y a aussi un peu de fierté, d’ailleurs parfois exagérée, vis-à-vis de l’idée que la politique de neutralité active de l’Autriche durant la guerre froide, son souci permanent de garder contre vents et marées une porte ouverte sur les pays de l’Est, l’engagement de beaucoup d’acteurs et d’institutions civiles également, ont modestement contribué à maintenir dans ces pays, en Hongrie notamment, certains contacts avec les pays occidentaux, ce qui, à la longue, a fini par contribuer à miner leurs régimes de l’intérieur. Surtout, le démantèlement du rideau de fer et la dissolution du bloc communiste symbolisent la fin d’une période de l’histoire durant laquelle l’Autriche se trouvait dans une situation difficile entre les blocs et était en quelque sorte marginalisée au sein de la politique européenne occidentale. Depuis, l’Autriche a retrouvé sa place au centre de l’Europe.