Pologne : « Droite et gauche sont tombées dans le même piège d’une rhétorique romantique. »

Deux cent ans se sont écoulés depuis la publication du premier livre d’Adam Mickiewicz, qui devint le prophète national en Pologne. 1822 est ainsi l’année de naissance d’un romantisme dont les Polonais n’ont toujours pas su s’affranchir à ce jour.

En novembre 2021, la Diète polonaise a déclaré l’année 2022 « Année du Romantisme polonais », célébrant le bicentenaire du début de ce mouvement culturel en Pologne. Selon les députés, c’est une bonne raison pour célébrer « le patrimoine spirituel que les héros romantiques, les artistes et les penseurs nous ont laissé ».

1822 marque un tournant dans l’histoire des arts et des lettres en Pologne. La publication du premier recueil de poésie d’Adam Mickiewicz, Ballades et Romances, marque conventionnellement la naissance du romantisme polonais. Les députés soulignent qu’à cette époque, « sont apparus de nombreux génies poètes, artistes et compositeurs, penseurs et militants politiques qui ont créé un pays de liberté spirituelle dans une situation de captivité nationale ».

« La littérature et la culture du romantisme polonais ont façonné la dimension spirituelle et le profil des Polonais » grâce aux qualités suivantes : « honneur, bravoure, patriotisme profond, attachement à la tradition, empathie pour le sort des autres, et volonté de faire des sacrifices, ouverture aux autres cultures et engagement pour la liberté ». Tous ces traits « ont permis de survivre même aux tentatives les plus dramatiques de destruction de la nation ».

Suite à l’échec de l’insurrection du Janvier en 1863, la dernière de grandes insurrections patriotiques du XIXe siècle, la domination du romantisme s’estompe. Cependant, les idéaux de l’époque restent vivaces.

Paradigme romantique dans la culture polonaise

En 1996, dans son fameux texte Zmierzch paradygmatu (Le crépuscule du paradigme), Maria Janion expliquait que le « paradigme romantique » régnait sur la culture polonaise depuis deux siècles. Que les concepts tels que le messianisme, le culte de sacrifice et de l’insurrection, avaient grandement influencé la pensée polonaise.

Toutefois, suite à l’effondrement du bloc de l’Est, cette hégémonie se serait estompée alors même qu’elle aurait contribué à l’indépendance nouvellement acquise. En effet, l’indépendance, avec ses changements systémiques, économiques et politiques, ne pouvait plus être alimentée par les idéaux romantiques, trop symboliques et utopiques. La spécialiste du romantisme polonais constatait alors que :« nous participons à un processus douloureux et dramatique : l’extinction d’un certain cycle historique dans la culture polonaise »[1]. Elle ajoutait :  « le crépuscule du paradigme romantique qui a prévalu dans la culture polonaise depuis deux cents ans a provoqué une crise de la forme traditionnelle du patriotisme et brouillé le sentiment d’identité nationale »[2].

« Les partis de droite et de gauche sont tombés dans le même piège d’une rhétorique romantique imprudemment utilisée, créant l’atmosphère d’une forteresse assiégé. »

Mais la même Maria Janion révisa son opinion en 2006 dans son livre Niesamowita Słowiańszczyzna en affirmant que « la rhétorique postromantique s’est intensifiée pendant la campagne électorale au Parlement européen »[3]. Elle base son argumentation sur les thèmes utilisés notamment par le PiS : le combat contre l’Europe (la Pologne doit se défendre, l’Europe est une menace), la souffrance de la Pologne qui devrait être vengée (nous avons souffert à cause de l’Europe), la foi chrétienne (nous allons montrer à l’Europe les valeurs qu’elle a oubliées). « Cela révèle le fait qu’un ensemble de stéréotypes romantiques est considéré comme le fondement de la polonité. (…) Les partis de droite et de gauche sont tombés dans le même piège d’une rhétorique romantique imprudemment utilisée, créant l’atmosphère d’une forteresse assiégée »[4]. Et hormis la campagne européenne de 2004, l’inspiration romantique est toujours bien présente dans le discours politique de ce parti, aujourd’hui au pouvoir.

Smoleńsk et le messianisme

Les influences romantiques se sont réaffirmées à la suite du tragique accident de l’avion du gouvernement transportant une délégation politique polonaise, dont le président, à Smoleńsk en 2010.

Le PiS décrit cette catastrophe en usant d’un langage spécifique, véhiculant une vision du monde très dramatique. La catastrophe « a été décrite et comprise en termes directement empruntés de la poésie romantique tyrtéenne. Des journalistes (…) décrivaient la relation nécessaire entre la politique et le sacrifice du sang, dévoilée à Smoleńsk – un président qui a donné sa vie pour une idée politique », remarque Tomasz Plata, docteur en sciences humaines.

Le PiS crée une vision messianique de la tragédie, contribuant à la formation du mythe de Smoleńsk. L’enterrement de Lech Kaczyński à Wawel (le lieu du repos éternel des rois polonais et héros nationaux), n’était nullement le fruit du hasard. Le parti construit la légende de « l’homme d’État », du martyr. Le président Kaczyński n’est pas « mort », il est « tombé » (comme au combat). Il s’est sacrifié pour l’État.

La Pologne serait donc à nouveau une nation élue, comme dans le concept messianique d’Adam Mickiewicz, présenté dans son œuvre Les Aïeux. Et ces propos revenaient dans les publications du journaliste de droite, Tomasz Terlikowski, peu après la catastrophe : « Les Polonais – qu’ils le veuillent ou non – sont appelés à une mission (…). De temps en temps, les Polonais paient un énorme tribut de sang. Et même s’il semble que cela devrait être différent maintenant, que maintenant – après de nombreuses années – nos élites sont enfin en sécurité, nous avons appris douloureusement que ce n’est pas le cas, que le sacrifice polonais est toujours en cours. Et dans des lieux aussi symboliques que Katyń. »

La trahison et la disgrâce

Jarosław Kaczyński, le président du PiS et frère jumeau du président « tombé », avec ses partisans émettaient l’hypothèse d’un complot mené par Donald Tusk (le Premier ministre polonais de l’époque) et Vladimir Poutine. Il a accusé en personne Tusk d’être moralement et politiquement responsable du crash. Des députés et des journalistes sympathisant du PiS n’hésitaient alors pas à insinuer de graves accusations, comme Antoni Macierewicz, à l’époque ministre de la Défense, ayant déposé plainte envers Tusk en l’accusant de trahison diplomatique.

Le député du PiS Zbigniew Girzyński déclarait en avril 2012 sur l’antenne de TVN : « Le collaborateur et traître à la solde de Moscou est le Premier ministre Donald Tusk. (…) Restaurons ces concepts : le traître est le Premier ministre Tusk et c’est la confédération de Targowica du XXIe siècle ». Aux yeux des Polonais, la Confédération de Targowica renvoie aux représentants de la noblesse polonaise appelant à l’aide la Russie pour s’opposer à la Constitution du 3 mai 1791, car elle réduisait fortement leurs privilèges. C’était un élément déclencheur du deuxième partage de Pologne en 1793.

Katarzyna Kłosińska, linguiste et chercheuse en sciences humaines et Michał Rusinek, théoricien de la littérature, écrivain et traducteur, ont mené des études sur le langage utilisé par des dirigeants entre 2015 et 2019. Dans leur livre « Bon changement. Comment diriger le monde avec des mots ? », ils décrivent 69 slogans résumant la vision du monde du PiS.

Selon eux, des mots tels que disgrâce, honteux, trahison, honneur « sont volontairement employés par les mouvances de droite, constituant une sorte d’auto-identification : l’homme politique qui les adopte se présente comme l’héritier des valeurs patriotiques, quelqu’un, qui appartient à une certaine tradition de réflexion sur la Pologne et la polonité. Cette tradition peut être qualifiée de romantique du XIXe siècle (…). Derrière cela se cache l’image des Polonais en tant que nation dotée d’une moralité irréprochable, fidèle à sa patrie et non déshonorée par la trahison. »[5]

La division entre nous (le bien) et eux (le mal)

Le langage du PiS repose sur l’antithèse : nous ou vous, le patriote et le traître, le bon gouvernement et la mauvaise opposition. Cette dichotomie évoque la tradition romantique ne jugeant le monde qu’en termes opposés de bien (la Pologne) et de mal (l’anti-Pologne). Comme l’expliquent Kłosińska et Rusinek, l’idée d’anti-polonisme « est apparu au XIXe siècle, lorsque le chancelier Bismarck voulait éliminer tout ce qui était polonais au sein de son Reich, et [ce terme] est revenu pendant la Seconde Guerre mondiale, » lors de l’occupation nazie de la Pologne.

Aujourd’hui, ce terme anti-polonais est utilisé pour discréditer ceux qui critiquent les initiatives du gouvernement. Puisque les valeurs du PiS représenteraient les valeurs de la nation polonaise, être contre le PiS, ce serait être contre la Pologne. Le discours de l’opposition ne tiendrait donc qu’à « des interprétations narratives compétitives du même domaine idéologique et discursif dans la vie publique polonaise et dans la pensée politique polonaise. Le parti PO (ndlr: Platforma Obywatelska, la Plateforme civique), libérale, plus clairement laïque et internationalisée, a pris une position opposée au PiS conservateur, soutenu par l’église et nationaliste »[6].

Le PiS, en utilisant ce langage, impose donc une interprétation de la réalité. Le professeur de sociologie, Ireneusz Krzemiski, souligne que « le langage du PiS est construit de manière à proclamer la seule vérité, absolument juste (..). Ce n’est pas discutable : soit vous l’acceptez et êtes en bonne position, soit vous le niez ou en doutez et vous devenez un adversaire et un ennemi ». Ce langage est l’expression d’un pouvoir imposant « une ligne de valeurs claires qui conduit à une polarisation (…). Souvent, les jugements menant à des divisions dichotomiques l’emportent sur le sens. Les significations peuvent être floues et imprécises tant que les évaluations sont expressives et sans ambiguïté »[7].

Il serait faux de croire que seul le PiS profite d’une telle polarisation. Les deux camps politiques principaux attisent les émotions pour mobiliser leurs électorats respectifs.

Le PiS crée la vision d’un monde manichéen dans lequel la Pologne et les Polonais sont menacés. Le parti mène une lutte pour la préservation de l’identité, de la souveraineté et des valeurs menacées actuellement par toute une armée de terroristes : les gauchistes, les personnes LGBT, les Allemands, l’Union européenne, les réfugiés, etc., etc.

Il serait faux de croire que seul le PiS profite d’une telle polarisation. Les deux camps politiques principaux attisent les émotions pour mobiliser leurs électorats respectifs. Il suffit d’écouter le discours de Donald Tusk lors du conseil national de la Plateforme civique le 3 juillet 2021 : « Aujourd’hui, le mal règne en Pologne. Nous sortons sur le terrain pour combattre le mal. (…) Le mal fait par le PiS est tellement évident, tellement éhonté, tellement permanent qu’il arrive tous les jours dans pratiquement tous les cas. (…) Il faut commencer par le premier commandement, le plus important : lorsque vous voyez le mal, combattez-le et ne demandez pas de raisons supplémentaires ».

Entre 2005 et 2014, sa lutte contre le PiS a valu à son parti deux victoires électorales aux législatives. L’ancien Premier ministre souhaiterait répéter ce succès en suivant le même schéma sans offre de coopération et de dialogue avec d’autres acteurs politiques, à croire que seulement deux partis existent en Pologne. Par conséquent, les Polonais sont mobilisés autour d’un conflit toxique entre le PO et le PiS qui organise la vie politique. Avec ces deux options, la réunification de la nation semble lointaine.

[1] JANION, M., « Czy będziesz wiedział, co przeżyłeś? » [en ligne], Tower Press, 2000, p. 7 [Disponible sur : <http://biblioteka.kijowski.pl/janion%20maria/co%20prze%BFy%B3e%9C.pdf>]

[2] Ibid., p. 24

[3] JANION, M., Niesamowita słowiańszczyzna, Wydawnictwo Literackie, 2006, p. 304-307

[4] Ibid.

[5] KŁOSIŃSKA K. et RUSINEK M., Dobra zmiana czyli jak się rządzi światem za pomocą słów [ebook], Znak, 2021, Disponible sur : <https://woblink.com/ebook/dobra-zmiana-katarzyna-klosi-nska-michal-rusinek-176550u> (consulté le 6 décembre 2021)

[6] HARPER J., Koniec z Bolkami! [dans:]  HARPER Jo, et coll. Nieliberalna rewolucja w Polsce, Wydawnictwo naukowe SCHOLAR, 2020, p. 19

[7] GŁOWIŃSKI M., Nowomowa po polsku, Warszawa 1990, p. 65-66.

Aleksandra Wlodarczyk

Diplômée en Philologie Romane à l'Université Adam Mickiewicz de Poznań, Aleksandra Wlodarczyk est traductrice indépendante et journaliste en formation, passée par Gazeta Wyborcza, Global Voices Online ou encore Radio Campus Paris.

×
You have free article(s) remaining. Subscribe for unlimited access.