Pour penser des « politiques radicales » dans les Balkans

Paru en janvier 2015 chez Verso Books, Welcome to the Desert of Post-Socialism – Radical Politics After Yugoslavia est un ouvrage collectif coordonné par deux des plus connus intellectuels de gauche dans la région, le croate Srećko Horvat et le bosnien Igor Štiks.

Article publié originellement le 4 janvier 2016 dans Révolution permanente.

L’objectif du livre est de briser certains préjugés qui pèsent sur l’Europe de l’Est et particulièrement sur les Balkans après l’effondrement de l’URSS et la disparition du « bloc socialiste » et de penser des « politiques radicales » pour cette partie du continent. Comme ses éditeurs l’affirment dans l’introduction : « ces régions ont été vues comme une cause perdue pour le développement de processus progressistes après 1989 et seulement vouées à des politiques de droite et à l’extrémisme, au soutien aux politiques pro-Etatsuniennes et pro-OTAN et à une capitulation inconditionnelle au néolibéralisme » (p. 3).

Vingt-cinq ans après le début du processus de « transition » il s’agit effectivement pour cet ouvrage d’en faire la lumière sur les conséquences sociales, politiques et économiques néfastes pour les classes populaires des pays issus de l’ex-Yougoslavie. Mais un autre objectif est également de pointer les luttes et résistances qu’il y a eu (et qu’il y a) dans la région de la part de la classe ouvrière, de la jeunesse et d’autres secteurs opprimés ainsi que le surgissement de ce que les auteurs appellent « des nouvelles subjectivités politiques ».

Vingt-cinq ans après le début de la restauration capitaliste il est question également de faire état de toutes les « promesses déçues » concernant la « démocratie », le progrès économique et social. Les contributeurs du livre posent aussi les bases d’une critique au discours sur une transition devenue interminable qui, en dernière instance, ne sert que de légitimation à l’interventionnisme des puissances impérialistes et à l’application de politiques antipopulaires au nom de la « modernisation » et de la « route vers l’Europe ».

C’est dans ce contexte, et comme conséquence de cette situation, que des mobilisations sociales se développent depuis quelques années dans les Balkans et en Europe de l’Est (voir ici, ici et ici). Comme signalé dans l’introduction du livre, « tous ces exemples [de mobilisations] montrent que pour la première fois on a plus qu’une rhétorique anti-gouvernementale – il y a plutôt un vrai sentiment anti-régime. Non seulement l’Etat mais tout l’appareil sur lequel l’oligarchie actuelle se base sont remis en cause par des citoyens auto-organisés (bien que de façon chaotique). (…) Le surgissement et la nature de ces mouvements nous invitent à repenser les catégories utilisées pour expliquer la situation sociale, politique et économique dans les Balkans et partout dans l’Europe de l’Est postsocialiste. Ils nous obligent à comprendre la nature non seulement des institutions d’Etat, dans leur faiblesse ou faillite, mais la nature des régimes postsocialistes [qui semblaient] (presque) inébranlables ces deux dernières décennies mais qui sont susceptibles de se briser sous le poids de leurs propres contradictions et conséquences comme par exemple la pauvreté rampante » (p. 12).

Retour sur la période titiste

Le livre est divisé en quatre parties comprenant chacune trois chapitres. La première partie est consacrée à la « Yougoslavie socialiste », le modèle d’autogestion titiste, sa crise et le « désastre capitaliste » qui a eu lieu dans les années 1990 lors du processus de « transition » et ses conséquences sur le syndicalisme et la classe ouvrière.

Ce retour historique est effectivement fondamental pour avoir une vision claire sur les problèmes qui touchent la région aujourd’hui car beaucoup des éléments de la « crise finale » de la Yougoslavie étaient présents, en germe, dans la période titiste. En ce sens on peut évoquer l’endettement croissant vis-à-vis des créanciers internationaux dans les années 1970, quand les banques occidentales étaient avides de recycler les « pétrodollars » ; les différentes réformes « libérales » qui faisaient augmenter les tendances individualistes et particularismes régionaux, etc.

Mais c’est le modèle d’autogestion titiste lui-même, introduit en 1950, qui était source de problèmes aboutissant souvent à un affaiblissement des liens de solidarité entre les différentes républiques de la fédération. Cette tendance s’est accentuée dans les années 1980 et allait se révéler catastrophique dans les années 1990. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, les auteurs expliquent qu’« un nouveau système de partage du salaire a été introduit en 1958. (…) Maintenant [les travailleurs] avaient le droit à un revenu lié à leur appartenance à un collectif de travail pouvant faire usage d’un site de travail. Cela signifiait que, étant donné que les lieux de travail relevaient de la propriété sociale, les collectifs de travail avaient le droit de gérer et tirer profit de ces sites, mais avec certaines limitations légales comme le payement de plusieurs taxes imposées par les régulations du gouvernement, qui étaient souvent justifiées par des références au bien commun ou à l’intérêt national (…) La distribution n’était pas liée au ‘travail fourni’ mais aux ‘résultats du travail’. (…) Cela encourageait la concurrence entre les travailleurs non seulement à l’intérieur des lieux de travail mais entre les usines elles-mêmes. (…) Les luttes pour attirer les investissements de l’Etat et les politiques économiques étaient de plus en plus fortes entre les régions, ce qui signifiait que les collectifs de travail tendaient à identifier leurs intérêts avec la direction de leur entreprise ou au gouvernement régional de leur république plutôt qu’avec d’autres collectifs de travail ou d’autres républiques de la fédération » (p. 28-29).

Les privilèges des bureaucraties républicaines, s’appuyant sur des réseaux régionaux, allaient entrer en contradiction au milieu des années 1980 avec les politiques du gouvernement central basé à Belgrade qui, sous la pression des bailleurs de fonds internationaux du pays, prônait une orientation de recentralisation de l’Etat. Dans cette même décennie on assistera à la montée des luttes ouvrières contre les mesures d’austérité et la crise.

Par la suite, le début du processus de restauration capitaliste n’a fait qu’accentuer toutes ces tendances auxquelles il faudra ajouter les conséquences terribles des guerres des années 1990, la complète soumission aux puissances impérialistes de l’UE et aux Etats-Unis, la privatisation massive et/ou fermeture des entreprises publiques, la montée en flèche du chômage et des inégalités.

Les fruits amers de la « transition »

Les parties 2 et 3 traitent plus directement de la période de la « transition », ou de ce que l’on pourrait appeler plutôt la restauration capitaliste, dans le territoire de l’ex-Yougoslavie et ce, d’un point de vue des conséquences sociales, politiques et économiques de ce processus.

Un axe important va être celui de pointer les « gagnants et les perdants » du processus. Ainsi, « nous, peuple de l’ex-Yougoslavie, avons appris –ou en tout cas aurions dû apprendre– que la transition a aussi signifié la transformation des voleurs en hommes d’affaires. Du point de vue de l’UE, les voleurs des Balkans sont beaucoup plus désirables que les Rouges des Balkans. Cela répond au fait que les voleurs respectent la « sacro-sainte » propriété privée. Ils l’estiment si fortement car il en va de leur propre liberté d’accumuler de la propriété illégalement, alors que les Rouges veulent la liberté de leur reprendre cette propriété. Quand les voleurs ont réussi à prendre le contrôle sur la propriété désirée, personne n’était plus intéressé à mettre en place un système légal pour maintenir le nouvel statu quo et empêcher toute potentielle révolution. Ceux qui ont accumulé du capital illégalement maintenant ont tous les outils légaux à leur disposition pour protéger la propriété. Les voleurs sont ainsi les principaux soutiens du système actuel car personne d’autre n’est plus déterminé à empêcher le surgissement d’idées su la redistribution de la richesse » (p. 147).

Tout au long de ces deux parties les différents auteurs esquissent à leur manière une critique des « fausses promesses » de la démocratie libérale dans la région ainsi que des visions remplies de préjugés sur les populations des Balkans concernant leur supposé « manque de maturité » pour atteindre les objectifs de construire des « vraies démocraties » et rejoindre l’UE. Sur cette dernière question, un des objectifs de cette partie du livre est de déconstruire l’idée d’un chemin inexorable des pays de la région vers l’UE.

Par ailleurs, ce processus de « transition » est identifié comme étant une contre-révolution avec des conséquences néfastes pour les classes populaires : « la révolution antibureaucratique a été en réalité une contre-révolution. Immédiatement après l’installation d’une nouvelle direction communiste, elle a troqué la rhétorique de classe par celle de l’ethno-nationalisme. (…) Les guerres yougoslaves et les sanctions ont été exploitées pour accélérer ce qui se trouvait au cœur de la dissolution de la Yougoslavie : la transition du socialisme vers le capitalisme. Les processus socio-économiques du dernier quart de siècle sont aujourd’hui déformés et revendiqués comme l’entrée dans un âge de démocratie parlementaire, de transition, d’indépendance et d’intégration dans l’UE et l’OTAN, mais leurs ramifications réelles sont bien différentes : généralisation des tendances fascistes dans la société, guerre, hausse du chômage, élimination des droits des travailleurs, privatisation (synonyme de pillage), commercialisation de la santé et de l’éducation, inégalité fleurissante, désindustrialisation et dé-sécularisation » (p. 145).

Dans un tel contexte il n’est pas étonnant qu’un sentiment de « yougo nostalgie » ou « titostalgie » se développe comme forme de contestation du système actuel. Cependant, cela ne veut pas dire qu’un « retour » à l’ancien système soit proposé concrètement aujourd’hui par une quelconque force politique ou même que cette « nostalgie » implique une revendication acritique du passé : « la Titostalgie est plus un rejet de la situation politique actuelle et des dirigeants politiques qu’une glorification acritique de la politique d’il y a plusieurs décennies et de Tito lui-même. Cela peut donc être compris comme une forme de protestation, ou une provocation, ou même comme une forme de défense, notamment pour la jeunesse, contre l’agressive imposition de nouvelles tendances idéologiques (nationalisme, diktat d’une humble intégration européenne, néolibéralisme, conservatisme, traditionalisme, cléricalisme, restauration de la vieille situation politique) » (p. 189).

Une montée des luttes

Mais la « nostalgie » n’a pas été la seule réaction des masses dans la région. En effet, depuis 2008 et la phase la plus aiguë de la crise économique mondiale, les pays des Balkans ont été très fortement atteints et les attaques contre les conditions de vies des travailleurs se sont intensifiées. Cela n’a fait qu’approfondir la crise de légitimité des gouvernements de la région et accentuer les luttes ouvrières et de la jeunesse. C’est précisément de cette montée des luttes que parle la quatrième partie du livre.

C’est ainsi qu’en 2009 on a assisté à une vague de luttes ouvrières en Serbie concernant autour de 30.000 travailleurs de 40 à 45 entreprises. Les actions ont pris des formes multiples et variées : de grèves jusqu’à la séquestration de patrons en passant par des blocages de rue, des grèves de la faim et même des gestes désespérés comme des automutilations et un suicide. La lutte contre les mesures du gouvernement néolibéral se couplait d’une très grande méfiance vis-à-vis de certains syndicats traditionnels que les travailleurs percevaient comme des complices des patrons et saboteurs de leurs luttes. C’est de cette façon qu’en août 2009 est né le Comité de Coordination des Luttes des Travailleurs (voir page 206).

Peut-être l’une des luttes les plus emblématiques de la période en Serbie (et dans la région) est celle des travailleuses et travailleurs de l’entreprise pharmaceutique Jugoremedija, au nord de la Serbie. La lutte est devenue tout un symbole car les salariés se battaient pour préserver leurs postes de travail contre une privatisation mafieuse, ce qui exprimait la situation de milliers d’ouvriers dans le pays et la région. Au cours de cette longue lutte, les salariés sont même allés jusqu’à mettre en place une forme d’autogestion de type « actionnariat ouvrier », ce qui a limité beaucoup leurs possibilités et même créé des tensions avec les salariés non-actionnaires : « Malgré [les] succès et capacité des travailleurs à stabiliser et élargir la production, la situation est restée fragile. La difficile situation économique a posé de lourdes contraintes sur le modèle organisationnel de Jugoremedija et la division entre les travailleurs actionnaires et les travailleurs ‘ordinaires’ est devenue plus visible. Ces derniers étaient moins disposés à accepter des salaires stagnés et des heures supplémentaires pour une usine qui ne leur appartenait pas » (p. 208).

Cette difficile situation économique, les contradictions inhérentes à la forme d’organisation que les salariés ont choisie pour mettre en place « l’autogestion » et les pressions politiques ont conduit à la fin de cette expérience.

Un autre acteur important dans la région a été le mouvement étudiant croate qui depuis 2008 mène des luttes qui ont influencé des secteurs qui vont au-delà de la jeunesse. En effet, « en mai 2008 [les étudiants] ont organisé la première manifestation à l’université de Zagreb avec quelques 5.000 participants (…) Avec leur revendication ‘d’éducation gratuite’ et une critique du néolibéralisme et des privatisations, les étudiants attaquaient le cœur de la politique des dernières années. Même le processus d’accession à l’UE était critiqué. Pour la première fois en plus de vingt ans, les piliers du néolibéralisme et du capitalisme étaient ouvertement contestés et remis en cause. Comme conséquence de cela, la mobilisation étudiante, ses pratiques et perspectives ont ouvert des espaces au-delà du champ de l’enseignement supérieur » (p. 2013-214).

Mais c’est le mouvement du printemps 2009 et l’occupation de la faculté d’Humanités et Sciences Sociales de Zagreb qui a le plus marqué les esprits. Avec les méthodes de démocratie directe et la jonction avec les travailleurs en lutte et les paysans, le mouvement a sans aucun doute influencé d’autres mouvements qui ont eu lieu dans la région, comme celui en Bosnie en février 2014 où on a vu l’unité entre les travailleurs et la jeunesse ainsi que le surgissement de « plenums ».

Quelques observations finales

Il n’y a aucun doute que ce livre constitue une initiative très importante pour la région et au-delà. Essayer de livrer une lutte sur le terrain des idées dans une région aussi dévastée et gangrenée par les idées réactionnaires du nationalisme au cléricalisme en passant par le néolibéralisme n’est pas une tâche simple. Cependant, elle est fondamentale pour poser les bases de la récupération de la mémoire collective des exploités et opprimés de l’espace ex-yougoslave, et plus largement de l’Europe de l’Est, et mettre les idées émancipatrices à l’offensive.

De ce point de vue, le livre part d’une situation catastrophique, un vrai « désert » d’idées émancipatrices, anticapitalistes, révolutionnaires. Et de ce fait, on sent que le livre est traversé par une sorte d’éclectisme idéologique, fait de disparités entre les différents auteurs et surtout d’un certain flou/ambiguïté stratégique. Dans le titre lui-même on aperçoit cette ambiguïté : parler de « politiques radicales » ne précise pas forcément si l’on parle d’anti-néolibéralisme ou d’un certain type d’anticapitalisme. En outre, jamais n’est posé clairement l’objectif en positif.

Par ailleurs, peut-être le plus grand manque du livre est l’absence d’un chapitre consacré à la révolte sociale de février 2014 en Bosnie-Herzégovine, sans aucun doute et malgré son caractère explosif et de courte durée, l’un des mouvements sociaux les plus importants de la région ces derniers 25 ans. Celui-ci a associé la lutte contre les privatisations des entreprises publiques à la dénonciation de la corruption du patronat et de la caste politicienne du pays et du chômage qui touche très particulièrement la jeunesse. Autrement dit, une combinaison explosive entre classe ouvrière, jeunesse et secteurs populaires dans un mouvement qui avait comme axe central des revendications de classe, à la différence d’autres mouvements dans la région portant des revendications plus floues et polyclassistes.

Dans le postscriptum les éditeurs reviennent sur ce mouvement et expliquent que celui-ci a eu lieu après la remise des textes pour le livre. Cependant, étant donné l’ampleur et l’importance du mouvement et prenant en compte que le livre n’a été publié qu’en janvier 2015, on ne peut que regretter cette absence.

Quoi qu’il en soit, Welcome to the Desert of Post-Socialism est un ouvrage qui, sans aucun doute, ouvre le débat et permettra et encouragera dans les prochaines années la publication de plus d’écrits de ce type dans l’espace ex-yougoslave et dans l’Europe de l’Est en général qui pendant longtemps ont été au centre de la propagande impérialiste contre toute idée de dépassement du capitalisme.