Quelle est l’influence des réseaux d’espionnage russes en Tchéquie ? Après les accusations de Prague, qui tient Moscou pour responsable d’actions de sabotage sur son territoire, le journaliste tchèque Ondřej Kundra, commente pour « Le Courrier d’Europe centrale » les récents évènements.
Samedi 17 avril 2021, les autorités tchèques ont pointé la responsabilité de Moscou dans deux actes de sabotage sur le sol tchèque en 2014. Prague accuse des agents des renseignements militaires russes (GRU) d’être à l’origine de deux explosions visant des dépôts de munitions, qui avaient coûté la vie à deux personnes et occasionné de lourds dommages matériels. (ici et ici) Le Courrier d’Europe centrale s’est entretenu avec le journaliste tchèque Ondřej Kundra, spécialiste des réseaux d’espionnage russes en Tchéquie.
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Le Courrier d’Europe centrale : En tant qu’expert de l’espionnage russe en Tchéquie et en Europe, avez-vous été surpris par les révélations du gouvernement tchèque sur l’implication d’agents secrets russes dans les explosions de Vrbětice en 2014 ?
Ondřej Kundra : Oui, j’ai été surpris. Je ne m’attendais pas à ce que les services secrets russes du GRU fassent sauter des dépôts de munitions à Vrbětice. À vrai dire, j’avais complètement oublié ces explosions qui datent de 2014 et que je n’avais pas couvertes à l’époque comme journaliste. Cela ne m’avait pas fortement intéressé et je ne me doutais pas du tout que cela ait pu avoir un lien avec les services secrets russes.
Il y a des spéculations sur les raisons de cet acte, entre autres basées sur des informations selon lesquelles les armes auraient été destinées à l’Ukraine ou la Syrie. Qu’en pensez-vous ?
Bien évidemment, il y a encore beaucoup de choses que nous ne savons pas. L’enquête suit son cours, la police et le parquet enquêtent, et ils doivent encore trouver certains éléments pour répondre à ces questions.
Néanmoins la version préliminaire des autorités est que les agents russes seraient venus en Tchéquie en octobre 2014 pour placer une bombe dans des munitions qui auraient été destinées au marchand d’armes bulgare Emilian Gebrev. Le même homme que des agents russes du GRU ont tenté de tuer par empoisonnement un an plus tard, ce qui n’a pas marché. La destruction de ces munitions seraient liées à la crainte de voir ces armes livrées à l’Ukraine, au moment où la Russie avait attaqué l’Ukraine et y combattait.
Mais le territoire de ces dépôts de munitions de Vrbětice était énorme et il y avait des dépôts loués par plusieurs marchands, donc il est possible que la cible des agents Tchepig et Michkin était quelque chose d’autre. Peut-être qu’une autre livraison pour l’Ukraine était visée, ou bien d’autres marchandises qui allaient à l’encontre des intérêts de la Russie. Il faut encore clarifier les détails de tout ça.
[M. Gebrev a admis le 24 avril que ses munitions étaient destinées à l’Ukraine, rapportent les médias publics tchèques – Ndlr]
À notre connaissance, il s’agit de la seule opération d’ampleur des services secrets russes en Tchéquie, alors que les révélations dans le passé faisaient plutôt état de collectes d’informations. Était-ce donc un cas exceptionnel ?
Cette opération était exceptionnelle, car c’était une énorme explosion qui a causé plus d’un milliard de couronnes de dégâts [environ 40 millions d’euros – Ndlr.] et tué deux citoyens tchèques ; des centaines de personnes ont aussi dû être évacuées des villages environnants, en octobre et puis en décembre lors de la seconde explosion, alors que des explosifs ont été projetés à plus de 800 mètres, mettant des vies en danger. Certains ont été traumatisés par l’événement et en portent encore les séquelles.
Si cet acte était exceptionnel, l’espionnage russe est bel et bien actif sur le territoire tchèque, avec une ambassade d’une taille démesurée depuis la fin des années 60, époque à laquelle l’Union soviétique s’est mise à surveiller de près le mouvement démocratique réformiste du ‘Printemps de Prague’. À l’époque, ils ont créé toute une structure avec des espions envoyés pour réprimer ce mouvement démocratique. Depuis, ils ont tout une série de contacts, de traditions, de racines.
Le cas de Robert Rachardžo [démasqué en 2010 – Ndlr.] est un exemple concret des méthodes employées ici par les services secrets russes. C’était un agent double sans couverture diplomatique qui ressemblait à monsieur Tout-le-monde et qui avait un emploi, une famille, des passe-temps, mais qui menait une double vie et se livrait à de l’espionnage pour les services secrets russes du GRU. Il dressait des profils psychologiques de généraux de l’armée tchèque afin de pouvoir éventuellement les compromettre et obtenir des informations confidentielles sur le système de défense.
Un autre cas plus récent touche un agent du GRU attrapé ici alors qu’il essayait d’acheter des armes sur le marché noir. Il a été arrêté et expulsé vers la Russie. L’année dernière, il y a eu l’affaire de la ricine, quand la police et les services de renseignements tchèques ont obtenu des informations depuis l’intérieur de l’ambassade russe selon lesquelles un agent aurait pu venir attenter à la vie de trois politiciens municipaux critiques envers la Russie, dont le maire de Prague.
En deux mots, tous ces cas montrent bien qu’il y a une présence massive des services secrets russes sur notre territoire. Ce n’est pas qu’ils soient activement déployés contre la Tchéquie ou contre les états voisins, mais le cas de Vrbětice montre bien de quoi ils sont capables.
« La mission diplomatique russe en Tchéquie était un centre important pour les gens liés aux structures de renseignement russes, que ce soit le contre-espionnage (FSB), le service de renseignement militaire (GRU) ou le service des renseignements extérieurs (SVR) ».
Quelle place occupe la Tchéquie dans ce réseau d’espionnage russe en Europe ?
Il est assez particulier car la quantité d’agents est relativement importante. Comme je l’ai expliqué, les raisons sont historiques, mais il y a aussi une certaine perception russe qui les amène à penser qu’ils comprennent bien la Tchéquie et qu’ils peuvent la manipuler, la diriger. Ils voient qu’une partie de la population est bien disposée vis-à-vis de Moscou.
De plus, avec la libre circulation dans l’espace Schengen, il est aisé d’opérer depuis la Tchéquie pour des opérations en Allemagne, en Slovaquie, en Autriche. Prague est une ville appréciée par les Russes, et par leurs services secrets aussi. Donc, c’est une ville spéciale pour leurs espions, mais Vienne -historiquement la ville de l’espionnage – continue d’occuper une place prépondérante dans ce dispositif. Après Vienne, Prague et Genève sont les plus importantes.
Quelles seront les conséquences pour l’espionnage russe de la décision de la Tchéquie de réduire le corps diplomatique russe sur son sol ?
La situation va bien sûr s’améliorer un peu, car la mission diplomatique russe en Tchéquie était un centre important pour les gens liés aux structures de renseignement russes, que ce soit le contre-espionnage (FSB), le service de renseignement militaire (GRU) ou le service des renseignements extérieurs (SVR). Ils utilisaient leur couverture diplomatique pour se livrer à de l’espionnage.
La diminution de leur nombre représente donc un coup important contre cette structure. Mais, plus important, le président Poutine et son administration ont reçu le message clair que nous sommes prêts à défendre notre liberté, notre indépendance et notre appartenance aux institutions euro-atlantiques, que nous ne sommes pas prêts à accepter de telles attaques et que nous sommes prêts à prendre des mesures résolues pour défendre cette liberté.
Comment expliquez-vous que la réduction du corps diplomatique russe ne survienne que maintenant, même s’il est clair depuis longtemps que cette ambassade est surdimensionnée et qu’il s’y passe de « drôles de choses » ?
Dans mes livres et mes articles, cela fait longtemps que je souligne la nécessité de réduire la mission diplomatique russe et cela fait longtemps que le gouvernement aurait dû trouver le courage de le faire. Mais aucun gouvernement jusqu’à présent n’avait trouvé le courage politique, car cela signifiait se confronter directement à la Russie. Nous avons logiquement expulsé un plus grand nombre d’agents russes car l’espionnage russe est responsable de dégâts considérables à Vrbětice et de deux morts (un bilan qui aurait pu être beaucoup plus lourd). La réaction du gouvernement tchèque est logique, mais la Russie a décidé d’expulser le même nombre de diplomates tchèques, par simple mesure de rétorsion.
Quelles sont les activités habituelles des agents russes, hormis les cas mentionnés ?
C’est difficile à dire, car nous n’avons pas une grande quantité de cas démasqués. Je peux encore mentionner le cas d’agents du FSB récemment démasqués alors qu’ils tentaient de mener des attaques informatiques et qu’ils tentaient d’établir un groupe pour collaborer avec d’autres unités cybernétiques dans d’autres pays. Cela fait partie d’efforts récents de la part de ces services de s’immiscer dans les processus électoraux de plusieurs pays occidentaux.
Sinon, les Russes sont aussi actifs dans le processus législatif, où ils tentent d’influencer le cours des choses, comme par exemples dans le cas de l’appel d’offres pour l’agrandissement de la centrale nucléaire de Dukovany. Ils auraient chargé un employé de la ČEZ (NDLR: le producteur et distributeur d’électricité étatique) de leur fournir des informations confidentielles sur l’appel d’offres. Il y a aussi ici le siège de l’Agence du GNSS européenne (radionavigation par satellite) et il a été remarqué que des agents russes ont tenté d’obtenir des informations. Il y a aussi eu des tentatives d’infiltrer les plus hauts échelons de la politique. Il y a vraiment toute une série d’opérations de ces services.
« La Tchéquie se trouve à la croisée des chemins, car le président et ses hommes ont tout misé sur la Russie et ils ne se rendront pas si facilement ».
Sur le volet politique, quel est le rôle du président Miloš Zeman, notoirement pro-Kremlin, et de son administration ?
La politique du président Zeman, orientée d’abord et avant tout vers la Russie et la Chine, est cruciale, et c’est à peu près tout ce qui lui reste après que la plupart des pays occidentaux lui a tourné le dos. En ce qui a trait à la Chine, il a misé sur la diplomatie commerciale, mais il n’a pas eu de succès, car l’afflux d’investissements chinois promis n’a pas eu lieu. L’entreprise chinois qui devait chapeauter l’opération s’est effondrée et le conseiller chinois du président a été arrêté en Chine, où il a disparu. On ne sait toujours pas ce qu’il lui est arrivé.
Quant à son orientation pro-russe, je dirais que Zeman et son entourage jouent leur propre jeu. Le conseiller du président, Martin Nejedlý, qui a vécu en Russie par le passé et y a des contacts, est une pièce-maitresse. Nous avons écrit sur le voyage de cet homme en Russie l’année dernière, en pleine pandémie, alors même que le gouvernement tchèque discutait de l’appel d’offres pour la centrale de Dukovany. M. Nejedlý a nié être allé discuter d’énergie nucléaire, mais il y a de fortes spéculations selon lesquelles M. Zeman et son entourage jouent un rôle important dans ce processus. La Tchéquie se trouve à la croisée des chemins, car le président et ses hommes ont tout misé sur la Russie et ils ne se rendront pas si facilement.
En Tchéquie, on parle beaucoup des médias pro-russes comme des canaux d’influence et de déstabilisation. Quel est leur rôle et pensez-vous qu’ils soient réellement pilotés par Moscou ?
En tant que journaliste, et je crois que c’est la même chose pour la police ou les services de renseignement, nous n’avons pas encore pu découvrir toute la vérité à ce sujet. Moi-même, j’ai enquêté sur le site de désinformation pro-russe Aeronet avec l’aide de la télévision publique tchèque et nous avons pu découvrir qui dirigeait ce site. C’étaient des Tchèques qui semblaient plutôt être des ‘idiots utiles’, ou bien des gens qui ont trouvé un sens à leur vie ou une bonne source de revenus. Une bonne partie de ces portails de désinformation semblent être dirigée par des Tchèques qui ont adopté le narratif pro-russe et les opinions du président Poutine. Ils pourraient avoir des liens avec les services secrets russes, mais nous n’avons pas encore de preuves.
La semaine dernière, la police a procédé à l’arrestation de plusieurs membres du groupuscule ‘Garde nationale’ accusés d’être mêlés aux opérations militaires pro-russes dans le Donbass. Voyez-vous un lien avec les événements de Vrbětice ?
En quelque sorte, puisque c’est une intervention de plus contre l’influence russe en Tchéquie. Les gens arrêtés avaient participé ou voulaient participer aux combats en Ukraine du côté russe. La police et le parquet affirment qu’ils ne sont pas en lien avec les services secrets russes, mais les spécialistes sur le sujet, tel que mon confrère Tomáš Forró (NDLR: journaliste du quotidien slovaque Denník N qui a couvert le conflit dans le Donbass, notamment du point de vue des volontaires tchèques et slovaques), sont dubitatifs. Je m’attends donc encore à certaines révélations à ce sujet.
Propos rapportés par André Kapsas le 24 avril 2021.