Après le grand mouvement citoyen qui a bousculé la Slovaquie au printemps dans le sillage de l’assassinat du journaliste Ján Kuciak, ses initiateurs n’ont pas l’intention de baisser la garde face à un pouvoir tenté par les expériences autoritaires des pays voisins. Rencontre avec Peter Nagy et Juraj Šeliga, du collectif « Pour une Slovaquie intègre », qui organise cet été des forums citoyens dans tout le pays pour secouer sa société civile.
Les propos ont été rapportés par Corentin Léotard à Bratislava. Cette interview a été publiée une première fois le 19 juillet 2018 sur le site Mediapart. |
Bratislava (Slovaquie), envoyé spécial.- Katarína, Jakub, Karolína, Robert, Táňa, Veronika… Cette poignée de jeunes Slovaques, étudiants, psychologues ou encore cinéastes a mobilisé des dizaines de milliers de personnes chaque week-end, pendant trois mois, pour demander des comptes aux gouvernants après l’assassinat du journaliste d’investigation Ján Kuciak et de sa compagne, à la fin du mois de février.
Son ultime enquête, que Mediapart avait publiée, dévoilait les fraudes aux subventions agricoles de l’Union européenne (UE) par la ‘Ndrangheta italienne installée dans l’est du pays et l’infiltration de ce réseau dans une classe politique slovaque gangrénée par la corruption. Rencontre à Bratislava avec Peter Nagy et Juraj Šeliga, deux des principaux membres du collectif, pour revenir sur ces semaines qui ont marqué la société slovaque et envisager la suite.
Votre mobilisation a entraîné les démissions successives du chef de la police nationale, du ministre de l’intérieur, puis du premier ministre Robert Fico. Comment se porte aujourd’hui « Za slušné Slovensko », votre mouvement « Pour une Slovaquie intègre » ?
Juraj Šeliga : Eh bien, on vient de déposer ce matin même à 10 heures [le 15 juin 2018 – ndlr] une plainte auprès du bureau du procureur général contre le député et ancien premier ministre Robert Fico pour diffamation et intimidation. Nous avons collecté des douzaines de ses interventions publiques dans lesquelles il nous met en cause ainsi que le président de la République et les médias. Cela fait quatre mois qu’il répète que nous préparons des attaques contre des bâtiments publics et un coup d’État, que nous travaillons pour une puissance étrangère et que nous sommes financés par George Soros.
Il a continué à faire ça jusqu’à dimanche dernier et on a décidé que ça suffisait, que l’on devait se protéger et défendre toutes ces personnes qui sont descendues dans la rue pour réclamer une Slovaquie intègre et qui sont aujourd’hui accusées d’avoir voulu fomenter un coup d’État. Ce qui est absolument faux, comme toutes les autres accusations, d’ailleurs. Cela fait fortement penser à la rhétorique en vogue chez les voisins hongrois…
Cela entretient un climat de peur et de haine. Comme envers cet expatrié philippin, Henry Acorda, qui a été tué en plein jour et en pleine rue à Bratislava, en mai dernier, dans un crime vraisemblablement raciste.
J. S. : La violence a toujours existé dans la société, mais tout a empiré depuis la campagne électorale de 2016, quand Robert Fico a commencé à jouer la carte de la peur des migrants, à utiliser la narration de la nation menacée, tout ça au prétexte des quotas de répartition des demandeurs d’asile dans l’Union. Et puis, il y a aussi eu l’entrée au parlement, en 2016, d’un parti fasciste, Notre Slovaquie. [Ľudová strana Naše Slovensko (ĽSNS) dispose de 14 députés sur 150 au parlement slovaque – ndlr]. Mais il est difficile d’établir un lien direct avec le meurtre d’Henry [Acorda].

On parle pourtant d’un homme, Robert Fico, supposément social-démocrate et affilié au Parti socialiste européen, c’est bien cela ?
Peter Nagy : Il est très difficile de savoir ce en quoi il croit. On ne sait rien de sa vision du monde ou de son projet pour la Slovaquie. Il se dit social-démocrate et de gauche, mais tout ce qu’il fait est marqué par l’opportunisme, que ce soit sa position vis-à-vis des immigrants ou ses mesures pour les retraités. Il utilise les groupes sociaux vulnérables pour renforcer son pouvoir.
J. S. : Deux semaines avant l’horrible meurtre de Ján Kuciak et Martina Kušnírová [le 25 février 2018 – ndlr], c’était un grand Européen, en faveur de plus d’intégration européenne, et trois semaines après la découverte des meurtres, il utilisait subitement la narration anti-Soros et se retournait contre les manifestants. Mais ce n’est pas sans précédent : en 2006, l’appartenance du parti au Parti socialiste européen avait été suspendue, pour être entré en coalition avec les nationalistes du Parti national slovaque (SNS).
Comment est né le mouvement Za slušné Slovensko (Pour une Slovaquie intègre) ?
P. N. : J’ai reçu un coup de fil de ma femme [Katarína Nagy Pázmány, organisatrice la plus en vue du mouvement – ndlr] qui venait d’entendre à la radio la nouvelle du meurtre de Ján et de Martina : « Il faut absolument faire quelque chose, on ne peut pas rester les bras croisés. » Je le connaissais personnellement, on était tous les quatre du même âge.
J’ai créé un événement sur Facebook proclamant : « On ne veut pas du retour des années 1990 », c’est-à-dire les années de terreur du dirigeant Vladimir Mečiar, durant lesquelles le fils du président de la République avait été kidnappé. On a organisé une marche civique de soutien aux journalistes. Ceux qui travaillaient avec Ján étaient terrifiés, ils ont reçu une protection policière. On attendait des hommes politiques qu’ils prennent leurs responsabilités, mais rien de tout cela ne s’est passé. Au contraire, Fico a déclaré que les discours du président étaient écrits par des mains étrangères.
J. S. : Nous avons rendu hommage au couple, sans revendications politiques, pour montrer notre soutien aux familles. Mais face aux absurdités proférées, nous avons décidé d’organiser d’autres rassemblements, pour réclamer une enquête indépendante, mais aussi la démission du gouvernement. Des groupes nous ont appelés des autres villes du pays et on s’est organisés. On a manifesté une fois par semaine, pendant onze ou douze semaines. Honnêtement, on pensait chaque fois que ce serait la dernière, mais il y avait toujours une bonne raison de recommencer.
P. N. : Après notre première marche, quand Robert Fico a dit au Conseil de sécurité que nous allions attaquer les bâtiments publics et toutes ces sornettes, nous avons été extrêmement surpris de voir plus de cinquante mille personnes se joindre à nous pour une seconde manifestation. Ils n’ont pas eu peur de lui répondre en descendant dans la rue pour affirmer leurs convictions, pacifiquement.
« Aujourd’hui, la société civile peut parler à voix haute »
Tout au long du mouvement, le président de la République, Andrej Kiska, a pris position, durement, contre le gouvernement. Est-il à vos côtés ?
J. S. : Il a conscience de la situation dans laquelle se trouve notre pays, plus que nous encore, car il reçoit les informations des services secrets. Il a été très bon au moment de la crise gouvernementale, il a appelé à une nouvelle représentation, à des changements. Il nous a reçus officiellement à la présidence, en présence des médias. Mais nous ne sommes pas en contact avec lui et nous devons rester prudents, car lui comme nous sommes accusés de travailler main dans la main à la chute du gouvernement.
Vous avez aussi rencontré le nouveau premier ministre, Peter Pellegrini.
J. S. : Nous lui avons dit très ouvertement que nous attendions de lui qu’il restaure la confiance des gens dans le gouvernement et que les choses ne prenaient pas cette direction, qu’il s’agisse de la nomination de Denisa Saková au ministère de l’intérieur [ex-bras droit du très sulfureux Robert Kaliňák – ndlr], de la situation des agriculteurs qui protestent contre la corruption dans l’est de la Slovaquie, des médias publics sous une pression croissante du pouvoir politique, avec des journalistes évincés de la RTVS ou forcés à propager des fake news. Il nous a demandé du temps. C’était très formel, il n’a pas confiance en nous et nous n’avons pas confiance en lui.
Vous êtes maintenant passés à une autre étape de la contestation et vous organisez des forums un peu partout dans le pays. De quoi s’agit-il ?
J. S. : C’est génial d’avoir obtenu la démission de gens comme Kaliňák et Fico, mais ce n’est pas notre succès, c’est celui des milliers de personnes qui se sont mobilisées avec nous. On doit continuer à se battre car il n’y a aucune prise de conscience de la part de la classe politique. Maintenant, c’est sur des transformations systémiques que nous devons travailler, pour changer la culture politique du pays. On doit écouter les problèmes des citoyens et leur faire savoir qu’on les écoute.
Nous faisons le tour du pays pour rencontrer les gens, être à leurs côtés, savoir comment ils voient la situation et ce qu’ils pensent être le mieux pour le pays. En Slovaquie, beaucoup pensent que tout se passe à Bratislava et que tout le monde se fout d’eux, c’est pour cela qu’on doit sortir de la capitale. D’ailleurs, Peter et moi ne sommes pas de Bratislava.P. N. : Demain, nous serons à Trnava, la semaine prochaine à Prešov, Košice…, un peu partout dans le pays. Ce qui est hyper important, c’est d’impliquer les gens dans la politique, et pas seulement pendant la période électorale mais tout au long de l’année. Ce manque d’intérêt et d’implication, c’est exactement ce qui a permis à nos politiques de faire tout ce qu’ils voulaient, en se disant que de toute façon, les gens ne les regardent pas ou qu’ils se tairont. Ça, ça a changé.
Y a-t-il un avant et un après Kuciak ?
P. N. : Aujourd’hui, la société civile a une voix et peut parler à voix haute. Ces prémices de société civile dans laquelle les gens s’impliquent, c’est important pour le futur de ce pays. Plus tard, de simples citoyens s’engageront et se présenteront pour gagner le vote populaire et apporter leurs solutions.
J.S. : Les gens ont maintenant l’impression que leur voix compte, ils ont le courage d’aller manifester dans la rue. Ils sont très en colère car, vingt-neuf ans après la « Révolution de velours » de 1989, on devrait être beaucoup plus avancés dans notre processus démocratique. Mais voilà une occasion de faire progresser la Slovaquie. Le meurtre de Ján Kuciak, c’est une tragédie doublée d’un grand espoir, celui de faire enfin bouger la culture politique de notre pays.
P. N. : Des centaines de gens se sont par exemple fait un devoir de descendre dans la rue après l’assassinat d’Henry, le Philippin. Ce n’était pas organisé par nous mais par « Bratislava bez náckov » [« Bratislava sans nazis » – ndlr]. Je ne suis pas sûr que cela aurait pu être possible sans l’expérience des manifestations du printemps.
Y a-t-il un risque réel de dérive autoritaire en Slovaquie ?
P. N. : Quand Fico a fait référence à Soros, on a eu tout à coup très peur de tomber dans un régime autoritaire, comme en Pologne ou en Hongrie. Je ne pense pas que cela puisse arriver dans les deux années à venir. Mais les prochaines élections législatives [en 2020 – ndlr] vont être cruciales, car si Fico les remporte et redevient premier ministre, c’est la voie qu’il empruntera et il sera difficile de l’arrêter.
J. S. : Mais on n’a pas peur, on sera là pour se battre. Il y a des élections locales en novembre, puis les présidentielles et les européennes, on va se battre pour une Slovaquie intègre.
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