Mardi soir, dans une petite bourgade du centre de la Hongrie, de vieux slogans racistes anti-Roms ont retenti devant une assemblée de militants au crâne rasé. Comme au temps du Jobbik et de sa milice bannie, la Magyar Gárda. Reportage à Törökszentmiklós.
Törökszentmiklós, envoyée spéciale – Törökszentmiklós ressemble à beaucoup de bourgades de la grande plaine hongroise, avec sa rue principale bordée de Kádár-kocka, ces maisons standard aux formes cubiques qui ont poussé à partir des années 1950, son église, son bar miteux mais chaleureux, son solarium, et bien sûr sa place au nom du révolutionnaire Lajos Kossuth. Mais ce mardi soir, la ville d’une vingtaine de milliers d’habitants vit des heures agitées, comme en témoigne la présence inhabituelle de quatre cents policiers, réquisitionnés des quatre coins du pays.

Sur l’estrade dressée pour l’occasion, il est question de « criminalité tsigane« . János Árgyelán, de « Notre patrie » propose de « réactiver le système immunitaire de la Hongrie ». Ce parti est une petite formation issue d’une scission à l’été 2018 avec le Jobbik, autrefois organisation pivot de l’extrême-droite hongroise et désormais taxée de « gauchisme« . « Notre patrie » se veut un retour aux origines, c’est-à-dire un parti « nationaliste radical », militant pour le retour de la peine de mort, la réintroduction du service militaire et doté d’un comité dédié aux « affaires tsiganes« .
Une vidéo qui a buzzé sur les réseaux sociaux a mis la commune sous les feux de la rampe au début du mois. On y voit un habitant, vraisemblablement sous l’emprise de drogue, s’en prendre violemment à deux personnes, dans un bureau de tabac, sans aucune raison apparente. Le suspect, un récidiviste relaxé par la justice quelques jours plus tôt, a été rapidement appréhendé et se trouve actuellement en détention provisoire. Mais il n’en fallait pas plus pour relancer, au sein de l’extrême droite hongroise, le créneau de la « criminalité tsigane« .
Chez les Roms de Törökszentmiklós, dans l’angoisse du retour des milices d’extrême droite
Pour László Toroczkai, la figure emblématique de l’extrême-droite hongroise la plus radicale depuis les émeutes de Budapest en 2006, et fondateur du petit parti, c’est une aubaine. Et même si la police a interdit la parade dans le quartier rom de la ville, il veut faire de cette soirée l’acte de naissance politique de Notre patrie. Et la place Kossuth de Törökszentmiklós, sa tribune pour un meeting à quelques jours des élections européennes, où il se présente en tête de liste.

Au micro, face à quelques centaines de participants, la plupart venus de Budapest, affrétés en bus, la guest star évoque le terrorisme tsigane « assisté par les tribunaux hongrois » et déclare que « les défenseurs des droits des Tsiganes agitent et organisent ces criminels tsiganes qui menacent les Hongrois ». László Toroczkai promet que, quand « Notre patrie » sera pouvoir, en 2022, la Hongrie enverra les criminels hongrois, les antifascistes et les défenseurs des Roms en Sibérie. « Ils viennent nous provoquer avec leurs drapeaux arc-en-ciel. Mais ici, c’est pas l’Europe. C’est la Hongrie. La Hongrie, aux Hongrois et l‘Europe aux Européens. », proclame-t-il. Non sans lancer avant de descendre de scène une invitation pour l’inauguration, le 1er juin à Szeged, de sa « Légion nationale », réincarnation de la défunte Magyar Gárda, la garde hongroise. Pour ceux qui l’avaient cru rangé, devenu père de famille et cultivateur de patates douces dans à Ásotthalom, à la frontière serbe, c’est raté.
« Je n’ai pas d’ami rom. Que des connaissances. Toi, tu peux être mon amie. Pas eux… »
Entre les arbres de la grande place et face au château d’eau en béton, l’ambiance est étrange, mais pas réellement tendue. L’assemblée de quelques centaines de personnes, surtout des hommes dont beaucoup ont le crâne rasé, agite quelques drapeaux, du vert pomme de « Notre patrie » au noir du groupuscule de « Mouvement des 64 Comitats » (HVIM). En marge de la manifestation, des militants brandissent des portraits de Roms disparus dans la Shoah. Quelques dizaines de polo noirs de l’inquiétante « Armée des brigands », la Betyárserég, veillent à barrer l’accès à l’estrade.
Tibor Nagy, leader du MIÉP, un parti antisémite aujourd’hui en déshérence, parle de « Grand remplacement » : « la disparation de la hungarité se déroule selon un scénario écrit d’avance depuis des années, car il faut de l’espace aux nouveaux arrivants du Moyen-Orient ». Il promet aussi de ne pas commettre l’erreur de la Magyar Gárda, qui avait été bannie par la justice au tournant des années 2010 : « On ne va faire peur à personne, on est simplement là. Et quand on est là, l’ordre règne ». Erik Fülöp, l’ancien maire de la ville de Tiszavasvári, proclamée capitale du Jobbik en 2010, a lui aussi suivi les durs de Jobbik pour rallier « Notre patrie ». Il ne se prive pas de lancer le salut de la garde hongroise : « Adjon az Isten Szebb Jövőt! » (Que Dieu nous donne un meilleur lendemain).
« Dans certains villages, les Tsiganes empêchent les non-Tsiganes de mener une vie normale »
Robert Csortos, quarante-deux ans, menuisier de Törökszentmiklós, tenait à se rendre ce soir à la manifestation. « J’ai un petit garçon de trois ans et je veux qu’il vive en sécurité. Ce qu’il s’est passé, c’est la goutte qui a fait déborder le vase. Ce problème d’insécurité ne date pas d’aujourd’hui, mais ça s’arrange pas avec toute cette drogue ». Il reconnaît avoir été séduit par la prestation de Toroczkai « Oui, il faudrait durcir nos lois. Comment l’interpellé a-t-il pu être remis en liberté ? ». Ce père de famille vit pourtant en relativement bonne intelligence avec les Roms de la ville, avec qui ils partagent à l’occasion une bière à la sortie du travail, ou des figurines de pigeons. Pour autant, il « n’a pas d’ami rom. Que des connaissances. Toi, tu peux être mon amie. Pas eux… », nous dit-il. Il est d’ailleurs convaincu que ce sont des Roms qui lui ont volé son vélo. « Je ne l’ai même pas signalé à la police, ils n’en auraient rien fait... « les Roms font plein d’enfants pour toucher les allocations mais certains circulent en Audi et BMW » ajoute-t-il.

Même discours chez Tibor (prénom modifié), dix-huit ans, qui a sorti son polo noir : « c’était une obligation morale d’être ici », explique ce Budapestois sympathisant de « Notre patrie ». « Il existe une sous-culture criminelle dans le Nord et l’Est de la Hongrie. Dans certains villages, les Tsiganes empêchent les non-Tsiganes de mener une vie normale », glisse-t-il avant de monter dans le bus qui doit le ramener avec les autres militants à Budapest.
C’est aussi de la capitale qu’a débarqué Bence Sztojka, mais pour la raison opposée. Il est étudiant, il vingt-et-un ans et est juif par sa mère et rom par son père. Il n’en est pas à sa première contre-manifestation face à l’extrême droite. A l’époque, en 2011, il était allé manifester avec ses parents à Gyöngyöspata, la bourgade du nord du pays dont Jobbik, fraîchement entré au parlement, avait fait son laboratoire avec ses milices. « Je n’en peux plus de ces simplifications d’un problème de société extrêmement complexe. A l’instar de l’expression de « criminalité tsigane » … Roms et non-Roms vivent en situation de ségrégation en Hongrie, surtout à la campagne, où les gens ne se parlent pas. En ce qui me concerne, j’ai du mal à supporter ces gestes inconscients, ce videur qui te scrute à l’entrée en boîte de nuit ou ces gens dans le métro qui se jettent sur leur sac à main quand ils te voient arriver… »
