Jiří-Jakub Zévl : « Nous voulons réparer la culture démocratique de la Tchéquie »

Au lendemain du triomphe d’Andrej Babiš et de son mouvement ANO, l’initiative « Un million de petits moments pour la démocratie » est devenue la principale force citoyenne faisant face au nouveau Premier ministre tchèque. Par ses pétitions, ses manifestations et ses interventions dans la sphère publique, l’initiative dit vouloir soutenir la culture démocratique en Tchéquie. Entrevue avec l’un de ses principaux meneurs, Jiří-Jakub Zévl.

Pour commencer, pourriez-vous nous présenter votre initiative, sa genèse, ses buts ?

Notre initiative a émergé en novembre dernier. Ce n’était rien de très gros au départ : nous voulions tout simplement qu’Andrej Babiš respecte ses promesses et le « contrat avec les citoyens » qu’il avait proposé avant les élections. Nous avions identifié une dizaine de points sur lesquels nous voulions le surveiller puis fait circuler une pétition – « Un petit moment pour Andrej », qui a vite atteint les 30000 signataires. Nous avons vite compris qu’Andrej Babiš ne voudrait pas discuter avec nous. Nous lui avons donné de l’espace, décidé que nous lui donnerions une chance, mais il n’a pas voulu la saisir.

C’est alors que nous avons fondé l’initiative « Un million de petits moments pour la démocratie » et rédigé un court manifeste, dans lequel nous avons déclaré qu’il était inacceptable qu’Andrej Babiš soit Premier ministre tout en étant visé par une enquête judiciaire, en plus d’être un ancien agent de la StB (ancienne police secrète communiste, ndlr). Et puis petit à petit, le texte a rallié plus de 265000 personnes et nous avons obtenu la crédibilité nécessaire pour peser sur lui. Sur le court terme, nous voulons canaliser les efforts pour l’empêcher d’être Premier ministre, mais sur le long terme, il y a toute une réflexion sur la démocratie dans notre pays, la manière dont le pouvoir est exercé, les forces dont nous disposons.

Nous ne traitons pas Andrej Babiš comme le responsable de tout, mais comme la conséquence d’un système : il a certes été formé dans le milieu clientéliste tchèque contre lequel nous nous battons, mais il est aussi le produit de choix, du fonctionnement institutionnel, de la façon dont les gens votent, s’engagent, développent une pensée critique… Notre succès ne reposera donc pas uniquement sur l’éviction de Babiš : nous voulons plus largement réparer notre culture démocratique.

En quoi consiste vos activités, à part les manifestations et les pétitions ?

Je ne dirais pas que nous faisons surtout des manifestations. Ça n’a jamais été notre objectif car nous voulions surtout n’être qu’une goutte de plus qui obligerait Andrej Babiš à renoncer à former un gouvernement. Mais les gouttes se sont multipliées et nous avons commencé à sentir une responsabilité envers les personnes qui mettaient de l’espoir en nous. Ils le montraient en se portant volontaires, en contribuant financièrement. Puis les choses se sont développées et nous nous convaincus qu’il fallait organiser une manifestation. Nous en avons organiser une première, puis encore une autre.

Pourquoi vouliez-vous éviter les manifestations ?

Le mot « manifestation » a une connotation négative en République tchèque, mais nous nous sommes résolus à en organiser. C’est une solution qui doit être exceptionnelle en démocratie. En général, il y a l’opposition politique d’un côté et la coalition au pouvoir de l’autre, ainsi que d’autres leviers : les pétitions, la pression médiatique, etc. Mais quand on doit descendre dans la rue, c’est déjà un signe que c’est la crise, qu’il faut agir autrement. Et puis si on veut que les manifestations aient du succès, qu’elles se déroulent selon nos propres idées, alors le mieux est de les organiser soi-même. Nos façons de faire ont évolué : au début il s’agissait simplement d’un rassemblement où nous scandions des slogans, puis ensuite nous avons organisé des prises de parole.

Manifestation du 9 avril 2018 à Prague – A2larm
Que pensez-vous des résultats de l’initiative jusqu’à présent ?

Andrej Babiš est désormais formellement Premier ministre avec la confiance du parlement. Je trouve ça scandaleux, inacceptable… Malgré cela, nous avons quand même réussi à secouer la société, à lui montrer qu’il ne fallait pas avoir peur de réagir quand nous n’étions pas d’accord. Il y a des gens qui, tous les jours, signent ou manifestent, et l’on sait qu’il y a 265 000 autres personnes qui ne se laissent pas faire non plus et qui se mobilisent.

 » L’important est que les personnes se connaissent et entreprennent des choses ensemble, peuvent discuter, organiser leurs propres rassemblement. »

Nous avons aussi organisé des manifestations décentralisées le 5 juillet dernier, en même temps que celle de la place Vacláv à Prague, à laquelle près de 20 000 personnes ont participé. Nous avons aussi incité les signataires de la pétition à se rassembler dans leurs villages, pas uniquement dans les grandes villes comme Brno ou Ostrava. Nous ne voulions pas limiter la portée de l’initiative en faisant du bruit puis disparaître : les gens se sont pris en photo avec leurs pancartes à travers tout le pays, ce qui nous a permis de comptabiliser 150 rassemblements ! Les gens ont pu se rencontrer, former des cellules décentralisées… Nous ne chapeautons pas tout : les rassemblements se font sur la base d’idéaux démocratiques qui sont parfois un peu différents des nôtres. L’important est que les personnes se connaissent et entreprennent des choses ensemble, peuvent discuter, organiser leurs propres rassemblement.

En République tchèque, chaque premier mercredi du mois, des sirènes retentissent dans tout le pays. Nous avons eu l’idée de nous inspirer de ça et de faire de ces sirènes le symbole de notre mouvement, comme un signe d’avertissement et de mobilisation.

À la base, vous vouliez récolter un million de signatures en 100 jours. Là, vous en avez 265 000 après plusieurs mois. Est-ce que vous voyez ça comme un échec ?

Ce sont un peu les règles d’une campagne. Nous voulions rassembler les gens. Nous ne savions pas si nous étions 100 000 ou trois millions. Nous nous sommes posé la question et puis nous avons craint que nous atteindrions le but trop tôt si nous le fixions à 100 000, puisque nous avons très vite recueilli 30 000 signatures lors du « Petit moment pour Andrej ». Donc nous nous sommes dit : un million ! Nous ne l’avons pas atteint, mais nous ne voyons pas ça comme une défaite ; nous continuons et puis les signatures continuent à affluer.

Et quelles sont les prochaines étapes pour votre initiative maintenant que Babiš a reçu la confiance du parlement ? Allez-vous changer de stratégie ?

Je veux changer la stratégie de communication, car la donne a évolué avec l’investiture d’Andrej Babiš. Nous voulons désormais être plus constructifs et concrets. Il y a beaucoup de choses qui se passent, nous avons énormément de travail. Nous devons continuer à attirer l’attention sur les problèmes liés à Andrej Babiš, informer le public, notamment par notre page Facebook suivie par près de 100 000 personnes. C’est un énorme potentiel de communication pour offrir des informations fiables et vérifiables, afin d’éviter que les gens ne lisent Sputnik ou autre site du genre. Dans un deuxième temps, il faut continuer à monter d’autres projets.

Que pensez-vous de l’implication des partis politiques dans ces manifestations ?

Il y a des gens qui disent que nous devrions collaborer avec certains d’entre eux, mais nous voulons plutôt éviter cela, à première vue en tout cas. Le 5 juin, nous avons cependant invité les représentants des partis démocratiques d’opposition sur l’estrade. Pour être clair, nous ne considérons pas le Parti communiste (KSČM) comme un partenaire, car il n’est pas démocratique. Le SPD (Parti de la démocratie directe, extrême-droite) n’est pas un parti démocratique non plus.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problèmes avec les autres partis parlementaires. Ils sont aussi en partie la raison des succès d’Andrej Babiš et leurs bilans ne sont pas toujours défendables. Ces partis n’ont pas vraiment changé, surtout si on regarde leurs dirigeants. En même temps, nous ne voulons pas dire que nous n’avons rien en commun avec eux mais il s’agit de rappeler qu’aucun de ces partis n’aura de pouvoir ou d’influence sur notre initiative. D’ailleurs, aucun de nos chefs de file n’adhère à un parti ; l’un d’entre a même dû renoncer à sa carte de membre pour être accepté.

Et vous ne croyez pas que cette présence de partis politiques n’aide Babiš à discréditer vos manifestations en les présentant comme des rassemblements de politiciens ayant perdu les élections ?[1](NDLR : C’est la façon dont Babiš a réagi à la manifestation du 5 juin)

Mais ce ne sont pas les responsables politiques qui organisent cette manifestation ! C’est nous ! Nous avons invité des organisations de presque tous les bords, y compris les sociaux-démocrates du ČSSD, que nous considérons comme démocratique, malgré leur alliance avec Babiš et la présence en leur sein d’une aile pro-Zeman. Mais ce parti compte aussi des personnalités aux convictions démocratiques, et nous voulions leur donner une opportunité.

La rhétorique d’Andrej Babiš qui prétend que c’est une manifestation de Miroslav Kalousek[2]Chef du parti libéral de centre-droit TOP 09, ancien ministre des finances du gouvernement de droite entre 2009 et 2013, souvent désigné comme responsable de tous les maux. Babiš l’a violemment attaqué et accusé d’avoir organisé la manifestation le jour du vote de confiance de son gouvernement est ridicule. J’ai l’impression qu’Andrej Babiš se caricature lui-même en prétendant que Kalousek est responsable de tout, que tout le monde vole, etc.

Mais on dirait que cette rhétorique fonctionne.

Oui, cette rhétorique fonctionne peut-être, quoi que je ne sais pas trop comment… Je crois que, quand les gens sont charmés par une personnalité, ils croient tout venant d’elle. Et tenter de se défendre contre ces déclarations n’a pas vraiment de sens. Nous préférons bosser, faire notre travail et montrer que nous sommes différents de lui. Les résultats parlent d’eux-mêmes.

On diabolise souvent les opposants à Babiš ou à Zeman comme le « Café de Prague » (qui représenterait les élites de la capitale déconnectées du peuple). Est-ce que cette image vous colle aussi à la peau ?

J’ai déjà évoqué les manifestations décentralisées qui ne se sont pas limitées à Prague ou à la Bohême centrale, mais aussi dans des petites villes de 10 000 habitants, des villages, partout en Tchéquie. Nous devons aussi notre succès à notre habileté à communiquer avec des gens qui voient d’un mauvais œil le « Café de Prague ».

Pour vos activités, vous utilisez fréquemment les grandes dates symboliques de l’histoire tchèque : le 17 novembre (marquant la lutte anti-nazie de 1939 et la lutte anti-communiste de 1989), le 22 février (marquant la prise de pouvoir communiste de 1948), etc. Ce n’est sans doute pas une coïncidence…

Non, ce n’est pas une coïncidence, il n’y a rien de vraiment sophistiqué derrière ça. La priorité n’est pas de choisir ces jours-là, mais ces dates veulent dire quelque chose pour le grand public. Ce sont des dates lors desquelles nous nous rappelons certains événements, et nous sommes alors plus attentifs à certaines choses. Nous utilisons aussi d’autres prétextes, comme les 100 jours puis les 200 jours depuis le lancement de la pétition. Là, c’est la commémoration de l’anniversaire de l’occupation[3]L’invasion de la Tchécoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie, Armée Rouge en tête, le 22 août 1968, et l’occupation militaire qui s’en est suivi, ndlr. et nous collaborons avec d’autres initiatives pour cet événement.

Dans vos manifestations, et dans toutes les manifestations contre Babiš et Zeman, il y a de nombreux slogans anti-communistes faisant référence au passé. N’avez-vous pas l’impression de renvoyer une image un peu figée ?

Visiblement la société tchèque n’a toujours pas réglé ses comptes avec le passé. L’identité de la nation, l’identité moderne, ne sont pas encore ancrées. Nous sommes passés d’un extrême à l’autre après 1989, notamment sur le plan économique avec la transition ultralibérale. Il semble que nous avons enfin atteint ce moment où nous pouvons avoir un point de vue plus critique sur cette époque. C’est vrai que le communisme est une idéologie criminelle, perçue comme imposée de l’extérieur, mais nous nous intéressons désormais au rôle joué par les Tchèques durant cette période. Certes l’URSS nous a occupés, mais le problème du totalitarisme dépassait cela.

50 ans après la fin du « socialisme à visage humain », que reste-t-il du Printemps de Prague ?

Il y a eu l’invasion de 1968, mais aussi une atmosphère sociale particulière, faite de suspicion, avec les informateurs de la police politique. Nous n’avons jamais eu de vraie discussion là-dessus. Ce travail de mémoire s’applique aussi à la Première république, entre 1918 et 1938 qui était loin d’être idéale, ou même à des événements tels que la déportation des Allemands [après la Seconde guerre mondiale, ndlr]. Tout cela est nécessaire pour créer une identité contemporaine, et peut-être le temps des hommes politiques honnêtes viendra avec.

Suivez-vous ce qui se passe en Hongrie et en Pologne depuis quelques années ? Avez-vous peur que tels changements se déroulent en Tchéquie ?

J’essaie de suivre un peu mais je dois dire que je ne suis pas un expert de la Pologne ou de la Hongrie, donc je ne veux pas entrer dans les détails. Cependant, je dois dire qu’il y a des signaux clairs indiquant la destruction des institutions démocratiques en Pologne et une montée du nationalisme dans la Hongrie d’Orbán. Et évidemment que ces choses me font peur . Il y a des parallèles clairs [avec la Tchéquie], mais je me méfie des analogies. Ici, un éventuel glissement autoritaire suivrait une autre voie. Il ne faut pas se laisser aveugler par les comparaisons et plutôt se concentrer sur ce qui se passe ici. A la différence d’Orbán et de Kaczyński, Andrej Babiš est un homme d’affaires qui utilise ses propres moyens (NDLR : entreprises, médias) pour parvenir à ses fins.

Êtes-vous en contact avec les groupes d’opposition en Hongrie ou en Pologne ?

Non, nous ne sommes pas du tout en contact avec des initiatives de ces pays-là car nous ne voyons pas de développement semblable ici chez nous. Donc nous n’avons pas considéré comme essentiel de nous rencontrer, d’échanger. Mais au niveau tchèque, nous sommes très bien connectés avec d’autres groupes, cela fonctionne très bien. Nous sommes capables de nous soutenir les uns les autres, de promouvoir nos événements respectifs.

Pour finir avec une question un peu large : malgré tous les efforts, Babiš reste en tête des sondages. Comment est-il est possible de le vaincre ?

Le discours visant à attaquer Babiš sur son passé n’a pas tellement porté fruit. C’est un peu alarmant, car cela montre que de larges segments de la population sont indifférents à sa collaboration avec la police politique communiste, confirmée par la justice[4]Malgré de nombreux procès, la justice slovaque a refusé de retirer Andrej Babiš de la liste des collaborateurs de la police secrète, ndlr.. Babiš est quand même visé par une enquête judiciaire et a été incapable de fournir des explications satisfaisantes à la justice. Il a aussi volé des gens dans l’affaire des titres de dettes[5]Babiš a fait l’objet de critiques pour avoir joué avec les titres de dettes de sa propre corporation afin d’éviter de payer des impôts. Mais beaucoup de gens s’en fichent.

« Nous devons créer des conditions favorables pour que l’opposition se réforme. »

Malgré tout, je ne dirais pas que rien ne change. Les intentions de vote pour ANO n’ont pas vraiment baissé, mais la popularité d’Andrej Babiš s’érode depuis longtemps et a maintenant presque atteint le même niveau qu’ANO. Pour moi, c’est le signal positif que leur potentiel électoral plafonne. Encore une fois, ANO n’est pas la cause des problèmes, mais seulement un symptôme. Pour remédier au problème, nous ne devons pas nous laisser absorber par les broutilles, nous devons empêcher ce mouvement de démanteler notre démocratie et en même temps créer des conditions favorables pour que l’opposition se réforme et offre de véritables alternatives à Babiš.

Notes

Notes
1 (NDLR : C’est la façon dont Babiš a réagi à la manifestation du 5 juin
2 Chef du parti libéral de centre-droit TOP 09, ancien ministre des finances du gouvernement de droite entre 2009 et 2013, souvent désigné comme responsable de tous les maux. Babiš l’a violemment attaqué et accusé d’avoir organisé la manifestation le jour du vote de confiance de son gouvernement
3 L’invasion de la Tchécoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie, Armée Rouge en tête, le 22 août 1968, et l’occupation militaire qui s’en est suivi, ndlr.
4 Malgré de nombreux procès, la justice slovaque a refusé de retirer Andrej Babiš de la liste des collaborateurs de la police secrète, ndlr.
5 Babiš a fait l’objet de critiques pour avoir joué avec les titres de dettes de sa propre corporation afin d’éviter de payer des impôts
Adrien Beauduin

Correspondant basé à Prague

Journaliste indépendant et doctorant en politique tchèque et polonaise à l'Université d'Europe centrale (Budapest/Vienne) et au Centre français de recherche en sciences sociales (Prague). Par le passé, il a étudié les sciences politiques et les affaires européennes à la School of Slavonic and East European Studies (Londres), à l'Université Charles (Prague) et au Collège d'Europe (Varsovie).

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